61.1

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Bard eut à peine le temps de reprendre forme humaine et de se rhabiller qu’une Natacha surexcitée lui sauta au cou au beau milieu de la ménagerie.

— T’as été incroyable ! s’exclama-t-elle en l’étouffant de son étreinte. Tu m’as soufflé du décollage à l’atterrissage, j’en ai pas cru mes yeux !

Cha le désenlaça pour prendre le recul nécessaire au contact visuel. Ses yeux brillaient d’une lueur franche qui conforta Bard dans son affection pour elle. Un sourire béat lui poussa sur le visage.

— Content que tu aies aimé, se réjouit-il. Tu n’es pas avec Yue ? Elle doit avoir besoin d’aide pour se changer. Sa tenue pour la loge est un vrai casse-tête.

— Bah justement, je préfère laisser faire Éli. Moi, j’fais même pas la différence entre ses bagues de cheveux et ses boucles d’oreilles. Te moque pas, j’exagère à peine !

Un technicien passa, tirant par la bride une créature dégingandée à robe tachetée dont la tête frôlait le plafond, perchée sur un coup immense.

— Tiens, je crois que c’est Sophie, observa Bard.

— So-qui ?

— Sophie. Elle est de la collection d’Augustin Gévaudan. J’ai été à l’école avec lui. Ses parents sa Maison est la plus importante de Combe. Il se fait consacrer aujourd’hui et Sophie est sa Vitrine.

— Là, tu m’as perdue.

— Pour intégrer la caste des Collectionneurs, il faut présenter une à trois créatures qui constituent une Vitrine de collection. Selon leur catégorie, les futurs consacrés choisissent leurs chimères les plus rares, les plus puissantes, les plus belles ou les plus singulières de leur espèce.

— Et l’espèce de ce machin, c’est le croisement d’une vache maigre et d’un arbre ?

— Plutôt la progéniture naturelle d’un couple de girafes. Tu veux faire aller la voir de plus près ? Les vitrines ne seront exhibées le premier entracte.

— Sans façons. J’ai le vertige rien que pour l’avoir vue dix secondes. Toi, tu devrais t’arranger un peu. Si tu dois monter en loge avec les mestres, faut que tu sois plus présentable que ça.

— Je ne monte pas. J’ai prévenu Yue que ne n’avais pas envie de croiser d’anciennes connaissance, elle m’a promis de ne pas m’obliger à l’accompagner.

— Tu peux pas te fier à la parole d’une enfant qui a même pas dix ans. Elle décide pas pour de vrai. T’aurais l’air fin s’il te convoque et que t’as même pas ta tenue d’apparat.

Bard leva les yeux au ciel en poussant un profond soupir de lassitude. Il chercha sans les trouver les arguments pouvant donner tort à Cha puis, résigné, se rendit à son conseil. Heureusement pour le fabuleux, sa mesure resta strictement préventive. Nul ne fit appel à lui, ni à Cha. Ils profitèrent de ce répit mérité pour se trouver une place d’où observer la cérémonie.

Une large lucarne du premier sous-sol donnait à voir la scène à auteur de pied lorsqu’elle n’était pas obstruée de poussière. La profondeur de l’arène compensait l’incongruité de l’angle de vision. Hissés sur une pile de caisse savamment placée, les coudes posées sur la pierre de l’appuis de fenêtre, Cha et Bard n’étaient pas beaucoup plus mal logés que les spectateurs du sommet des tribunes. Surtout, ils étaient seuls. Illusoirement libres de parler, de rire, de bouger : privilège qui leur manquait terriblement depuis leur arrivée en ville.

Ensemble, ils virent défiler les consacrés, entendirent discourir les anciens, assistèrent aux démonstrations de compétences personnelles : tir, escrime, équitation… puis virent défiler les Vitrines par Catégories.

Cha appartenait à la Maison Makara depuis toujours, sans rien savoir de concret sur les Collectionneurs et leur caste. Elle se prit de fascination pour leur complexité en les touchant du bout de l’esprit à travers les explications de Bard. Il lui transmettait ses connaissances de bonne grâce, mu par une pulsion cathartique. Répondre aux questions de la sang-mêlé l’aidait à donner du sens à la vie dont il était déchu.

Une pointe d’amertume lui minait la voix, cependant. Celle d’un regret ; pas celui de n’être point devenu collectionneur, mais d’avoir gâché toute sa vie humaine à croire qu’il le voulait.

— En fait, je n’ai jamais eu beaucoup d’affinité avec les animaux, avoua-t-il.

— Quoi, t’avais même pas de Collection ?

— Si, bien sûr, mais rien d’aussi impressionnant que celles de mes cousins ou même celle de Yue. Je détestais m’en occuper. Il m’a fallu des années pour apprendre à monter à cheval sans trembler de peur et encore plus pour m’approcher de la cage d’un animal dangereux sans tourner de l’œil. Mildred désespérait de me voir devenir un homme du monde. Elle se ruinait pour m’en donner l’apparence en vain. J’ai fréquenté une école au-dessus de ses moyens toutes ma vie pour échouer scolairement.

Renfrognée, Cha lui asséna un coup de coude.

— Parle pas de toi comme ça ! J’ai l’impression de te regarder te pendre. T’étais pas Collectionneur dans l’âme, et alors ? Si ta mère l’a pas compris en treize ans, c’est elle qui est stupide, pas toi.

— Natacha !

— Quoi, tu vas pas la défendre, aussi ? Elle est où aujourd’hui ? Pas en train de s’occuper de toi, j’ai l’impression.

— Je ne suis plus humain, bien sûr qu’elle ne s’occupe plus de moi. C’est dans l’ordre des choses !

— Alors après tout ce qui t’es arrivé, tu t’es pas enlevé de la tête qu’un fabuleux, c’était pas moins qu’une personne ? Tu trouves la façon dont le mestre te traître normale sous prétexte que maintenant, tu as dragon à l’intérieur de toi ?

— Je suis à l’intérieur d’un dragon, pas l’inverse. Et je… Je n’ai pas envie de me disputer maintenant.

Faire marche arrière n’était pourtant plus possible. La colère de Cha centupla face à sa tentative d’esquive. Elle le poussa au bas de leur piédestal dont elle descendit elle-même.

— Réponds-moi ! exigea-t-elle. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu vaux moins que Benabard Makara, que tu mérites de te faire briser les côtes et démolir les dents pour des niaiseries !

— Je… Pourquoi tu ne pas être d’accord avec toi-même deux jours de suite ? s’insurgea Bard. Tu es toujours la première à me dire de faire profil bas, d’oublier que j’ai été mestre et de baisser la tête, même devant Yue ! Il n’y a pas si longtemps, je recevais un traitement de faveur, selon toi !

— Oui bah, avoir tort, ça arrive ! C’est vrai, je suis lente à comprendre. Le baron est injuste avec toi, j’aurais dû m’en rendre compte plus tôt, mais là tu mélanges tout. Il y a rester à sa place pour survivre et dire merci au bâton quand il frappe. Je ferais des courbettes jusqu’à la fin de ma foutue vie s’il le faut, mais tu m’entendras jamais chouiner que je mérite tous les coups que je reçois ! Et si mes parents étaient encore vivants aujourd’hui, à continuer leur vie comme si j’avais jamais existé, crois moi, je me priverais pas de leur cracher dessus ! Toi, tout ce que tu sais dire c’est : Oh, Mildred est tellement belle, tellement intelligente, je lui fais tellement honte depuis que j’existe !

Elle ponctua son imitation déjà grotesque de gestes emphatiques dont le plus violent faillit faire atterrir le revers de sa main sur la figure de l’interpellé.

— Arrête, se vexa Bard. Tu dépasses les bornes.

— J’arrêterai pas ! Quand tu t’insultes, tu m’insultes aussi et j’ai trop d’estime de nous pour te laisser faire !

— Nos situations ne sont pas comparables.

— T’en sais rien. Je suis à moitié humaine. Tu t’es déjà demandé d’où elle venait, cette moitié ?

Bard se contint pour ne pas formuler la réponse vide substance émergée de sa mémoire. Papa humain, maman moroaică, lui avait-elle appris le jour de leur rencontre. Depuis, rien ou presque. Cha parlait si peu d’elle-même qu’il avait fallut plusieurs décans à Bard pour connaître son prénom entier.

— Tu m’as dit que tes parents étaient morts, se défendit Bard. Pourquoi t’aurais-je forcé à en parler ?

— T’as le sens de la tournure pour dire que tu t’en balances.

— Tu te trompes.

— Forcément, je suis qu’une fabuleuse ! Ça marche comme ça, non ? En tout cas, tu m’empêcheras pas de penser que ta mère est une ordure qui t’as tourné le dos et que le mestre s’acharne contre toi parce qu’il veut se faire croire à lui-même que t’es plus de sa famille !

— Excusez-moi.

Cha fit volte-face, soulevée par un hoquet de terreur. Éli se dressait au centre du couloir, droite, presque raide. Son regard avait la dureté de la pierre qui encadrait sa silhouette. Un sourire coupant lui scindait le visage.

— Voilà dix minutes que je vous cherche, se plaignit-elle sans changer d’expression. Mademoiselle s’est assoupie sur son siège, le mestre ordonne de rentrer la mettre au lit. Frèn est parti appeler la voiture. Il doit être porte Sud.

— Bon. Tout baigne, alors ? hasarda Cha, mal revenue de sa première surprise. La règle, c’est d’être au moins deux avec elle dehors, que je sache.

— Cette règle ne s’applique que dans la mesure où des ordres antérieurs retient plusieurs d’entre nous loin d’elle. Quelqu’un vous a ordonné de flâner ici ?

— Nous te suivons, obtempéra Bard. Inutile de t’impatienter.

Éli fixa Cha dans l’expectative d’une contradiction qui ne vint pas. La sang-mêlé su se taire.

— Commencez par aller récupérer vos affaires, ordonna-t-elle. Je vais prévenir le responsable des registres que nous partons.

Elle disposa, intangible, muette. Éli se déplaçait partout comme le long des couloirs dérobés de la résidence baronniale : le poids de son corps confondu à celui de l’air, sa présence réduite à celle d’une ombre et surtout, les sens en alerte, l’oreille à l’affut du moindre son de cloche, l’œil ouvert, la bouche fermée. Presque toujours.

Sitôt que l’humaine eut disparu au virage du couloir, Cha asséna au mur un coup de poing si violent qu’il lui en brisa deux phalanges.

— Merde ! jura-t-elle à plein poumons.

Elle battit nerveusement des paupières, laissant ruisseler les larmes sur son visage comme le sang sur sa peau blême.

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