52.2

4 minutes de lecture

Douze coups.

Bard n’avait jamais été fouetté, ni même battu, et peinait à se figurer ce que douze, ou seulement trois coups de fouet pouvaient être. Cha, dont l’expérience était tristement plus complète, tâcha de lui débrider l’imagination.

— Ça dépend de plein de choses, expliqua-t-elle tandis qu’ils se défroissaient les jambes en retournant à leur cabane. Y a plusieurs types de fouet et plusieurs types de fouetteur. Quand j’étais petite, j’ai aussi eu droit à ce que le mestre appelle la corde. C’est un fouet court et plutôt épais. Et il est en chanvre, pas en cuir, alors à moins d’être manié par un enragé, c’est pas un instrument de torture. Les adultes ont pas le droit à ce privilège. Les humains ont quand même droit au bâton plus souvent qu’au fouet, mais pour nous, c’est presque toujours aussi horrible que tu peux l’imaginer : une mèche de cuir qui mord la chaire chaque fois. On a droit à des soins médicaux, après, si ça peut te rassurer, mais on est souvent remis au turbin bien avant d’être guéri.

Elle racontait cela d’une voix insensément calme. Bard, lui, se décomposait.

— Je suis pratiquement humain, rappela-t-il d’une voix inégale. Et j’ai que treize ans.

— Treize ans, c’est plus que douze. T’es plus un enfant, ni un mestre, ni un humain.

La veille, Bard aurait donné n’importe quoi pour l’entendre reconnaitre ne fusse qu’une de ces trois choses.

— Il y a aussi du cas par cas, poursuivit Cha. Les fabuleux au physique avantageux sont presque jamais punis physiquement, pour pas saper leur potentiel de revente en tant que prostitués. Il y a des jours où je me dis que…

Elle s’interrompit si abruptement que Bard en eu le souffle coupé.

— Oublie ce que j’ai dit, se ravisa-t-elle. Tu viendras me voir de temps en temps, à la ménagerie de la mestresse ?

Il se renfrogna.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— T’as pas entendu le mestre ? Je change de secteur.

— Tu parles comme si tu allais travailler à l’autre bout du monde.

Cha se fendit d’un sourire indulgent qui ne lui ressemblait guère.

— T’as aucune idée de la taille que fait la baronnie, je me trompe ? Pauvre âme, le railla-t-elle gentiment, qu’est-ce que tu vas faire sans moi ?

La question attrista véritablement Bard. Il entrevoyait subitement sa vie d’esclave sans Cha et en concevait des terreurs innommables. Personne d’autre qu’elle n’avait cherché à se lier avec lui. Pas plus qu’il n’avait cherché à se lier à d’autres qu’elle.

Une larme tomba de la paupière de l’adolescent sur sa joue.

— Pleure pas, soupira Cha. Ça sert à rien, maintenant.

Cha leva les yeux la première, bien avant que les sens de Bard ne lui fissent comprendre pourquoi.

Un monstre.

Il tomba du ciel comme un météore ; son impact au sol propagea une onde violente. Il était à quatre pattes aussi haut qu’un homme levé. Ses ailes déployées l’élargissaient de près de six mètres, noires de plumes et subtilement réhaussées de bleu. Les mêmes reflets teintés glissaient sur la rase fourrure de son corps lupin. De puissants muscles jouaient sa robe hybride. Sa queue, un panache à poils longs terminé par un éventail de plumes, circonvoluait au-dessus de lui jusqu’à chatouiller son buste de corbeau. Son bec sombre se refermait sur des crans de scie, tels des crocs d’acier.

Bard était pris entre ses instincts de combat et ses envies de fuite.

— Flippe pas, l’arrêta Cha en le voyant reculer. C’est juste le Veilleur. Tu l’as jamais vu sous cette forme ?

Comme si les paroles de la sang-mêlé avaient conjuré la créature, elle se mua presque instantanément en homme, ne gardant de la chimère que les longues ailes noires qui, supplantant les bras, voilaient le Veilleur d’une robe de plume.

— Finissons-en rapidement, suggéra ce dernier de sa voix la plus caverneuse. À genoux.

L’idée même de reprendre cette position fit physiquement mal aux deux adolescents. Conscients, pour autant, qu’ils avaient tout intérêt à obéir, ils s’infligèrent docilement la torture du sol pierreux sur leurs articulation déjà meurtries.

— Vous êtes deux imbéciles, les fustigea le Veilleur. Vous me faites perdre mon temps, mon énergie et ma patience. Je vais sérieusement vous écorcher.

— On voulait seulement aider la mestresse, elle avait l’air désespérée !

— La ferme, Natacha, je parle ! aboya le Veilleur. Je te parle, à toi qui refuses obstinément d’apprendre ta leçon ! Quand comprendras-tu que tes foutues bonnes intentions n’ont aucune valeur pour le baron ? Il n’aurait aucun scrupule à sa débarrasser de toi et tu es, au bas mot, invendable ! Une demi-moroaică illettrée, têtue et impertinente, marbrée de cicatrices, tu connais beaucoup de mestres qui en voudraient ?

— T’as dit que tu voulais en finir rapidement, rappela effrontément la sang-mêlé pour abréger ses remontrances.

L’hybride poussa un soupir rauque.

— Des domestiques humains vous ont vus suivre Mademoiselle Yue dans l’ombre et revenir avec son corps inerte. Contrairement à vous, ceux-là ont rapporté ce qu’ils soupçonnaient. Les pires rumeurs ont circulé en quelques heures, appuyées par les traces que vos pas ont laissées dans sa chambre. Pendant que vous dormiez comme deux bienheureux, le baron, alerté au beau milieu de la nuit, était au chevet de sa pupille pour s’assurer que personne n’avait attenté à sa sécurité ou à sa vertu. À l’heure où nous parlons, le castel est encore passé au peigne fin pour déceler des signes de magie nocive. Les fabuleux n’entrent pas chez les mestres, ne parlent pas et ne touchent pas aux mestres ! Si c’est avec le fouet qu’il faut vous le dire, alors nous allons avoir une très longue discussion tous les trois !

Cha ne se risqua pas à répliquer une seconde fois. Bard lui en fut reconnaissant. Le Veilleur en parut plus calme.

— Une autre fois, ajouta-t-il. J’ai l’accord du baron pour réviser votre punition. Pour commencer, vous resterez ici, à genoux et en silence jusqu’à ce soir. Comptez aussi sur moi pour vous mener la vie dure jusqu’à la prochaine lune au moins. Quant à toi, adressa-t-il à Bard, prépare-toi au pire. Je vais t’apprendre à voler.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0