52.1

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Yue s’éveilla comme tous les matins dès la première caresse du soleil sur ses paupières. Les évènements de la veille étaient encore invisibles aux yeux de sa mémoire. Sans autre préoccupation que ses obligations matinales, elle procéda méthodiquement à sa toilette.

Ses vêtements repassés et ses souliers cirés l’attendaient comme de coutume. Elle s’habilla, se chaussa, se brossa soigneusement les cheveux avant de les ramasser au creux d’un ruban, puis gagna son antichambre pour petit-déjeuner.

Trouver la table vide lui fit geler les sangs. Elle crut avoir outrepassé l’heure de service, ce qui en plus d’une privation de repas lui aurait assurément valu un rappel à l’ordre. Sa montre manquait à son poignet. Elle s’empressa de l’aller quérir pour y déchiffrer qu’il était à peine un quart avant huit heures. N’avait-elle pas encore trente bonnes minutes devant elle ?

Pensive, elle s’attabla sans couverts et tâcha de s’expliquer sa situation. Un creusement à l’estomac l’empêchait de réfléchir correctement. Elle regrettait d’avoir si peu mangé la veille, tant au goûter qu’au dîner. Au hasard de l’errance de ses regards, elle finit tout de même par remarquer le billet glissé sous sa porte. Elle eut toutes les peines du monde à résoudre l’équation de lettres cursives que le baron lui adressait.

Petit-déjeuner. Jardin d’hiver. 8h00.

Elle avisa sa montre, la nuque raidie d’angoisse.

8h03.

La journée commençait mal.

Le jardin d’hiver logeait sous une serre mono-pente encastrée dans un renfoncement de la façade ouest. Un mur végétal clairsemé longeait le pan vitré. Les plantes y poussaient en pot et embaumait capiteusement l’air. Au centre, une table de forgé trônait, entourée de ses sièges. Assis, Léopold promenait le bleu glaçant de ses yeux sur une rangée de documents étalés près de son assiette. Elle était encore vide, mais il ne s’était pas privé d’une première tasse de café en attendant sa pupille. Il n’aurait pas supporté de le boire tiède.

Loin d’être aussi à leur aise que lui, Cha et Bard était à genoux sur le pavé rugueux, têtes basses. Ils l’étaient depuis des heures. Bien avant que la table ne fût mise et encore bien avant que Léopold ne s’y installât, ils avaient eu à prendre place, faire silence, et attendre. Le mestre ne leur avait pas même accordé un regard depuis son arrivé.

Bard brûlait de prendre la parole pour implorer qu’on mît fin à leur supplice. Cha veillait, cependant, et l’assassinait du regard toutes les fois qu’il prenait une inspiration trop profonde.

Yue, blême, leur arriva au pas de course.

— Pardon pour mon retard, expira-t-elle en une inclinaison profonde.

Le baron n’en dit rien mais, en gentilhomme prévenant, il se leva et tira la chaise en face de la sienne pour inviter Yue à s’asseoir. Ce fut alors que la petite remarqua les deux esclaves, qu’une lueur de lucidité lui traversa le regard, et que l’atmosphère s’alourdit derechef.

Elle s’attabla, le cœur au bord des lèvres.

— Ta grand-mère nous a quittés à l’aube, l’informa Léopold d’un ton causant. Elle ne m’a pas plus salué que toi. Cette conduite est inqualifiable, je t’engage à ne la reproduire sous aucun prétexte.

Sous les yeux effarés de sa pupille, il lui servit une tasse de thé.

— Prendras-tu du sucre ?

Elle secoua lentement la tête.

— Voilà qui est sage, reconnut Léopold.

Dix minutes encore, cette oppressante mascarade perdura. Yue était au bord de l’implosion lorsque son tuteur daigna la faire cesser.

— Tu as quelque chose à m’avouer, dit-il.

Indubitablement, ce n’était pas une question. Le mestre savait. Le cœur de Yue s’emballa.

— J’ai fait... une bêtise, hier, bredouilla-t-elle.

— Jusque-là, nous sommes d’accord. Précise.

— Je suis sortie de ma chambre, confessa-t-elle. Et…

— Yue, insista le mestre, je te conseille, pour ne pas aggraver ta faute, de te montrer honnête et exhaustive. Tu n’auras pas de seconde chance de t’expliquer.

Les ongles enfoncés dans ses paumes, la petite fille inspira profondément et expira un souffle saccadé. Elle fit à son tuteur le récit complet de la mort subite du petit être piégé dans sa lanterne, lui avoua avoir libéré le cadavre pour lui offrir un sépulcre ; sa fuite par le toit, son vagabondage jusqu’à la clairière, l’enterrement qu’elle y avait improvisé avec l’aide de Bard et de Cha, puis le trou noir qui joignait ce dernier souvenir à son réveil.

— Pourquoi étais-tu si pressée d’enfouir ce corps ? l’interrogea Makara.

— Je voulais… Je sais pas.

— Soit. Pourquoi ce détour par le toit ?

— Parce qu’il y a des ronces sous ma fenêtre. Je pouvais pas descendre directement sans me blesser. C’était plus facile comme ça.

— Audacieux.

Il se resservit une tasse de café dont il savoura une longue gorgée brûlante.

— Je ne compte pas te tenir rigueur de ce détail, apprit-il à Yue. Mieux, je te félicite. Il faut de l’ingéniosité pour rentabiliser un talent en dehors du cadre où il a été cultivé. Tu n’en manques pas. Je continue à penser que tu as un don pour les disciplines acrobatiques.

Une lueur d’espoir naquit dans le regard trouble de Yue.

— Ne te réjouis pas, la refroidit le mestre. Tu es loin d’être tirée d’affaire.

Tandis qu’elle replongeait dans la torpeur, Léopold daigna enfin se tourner vers les deux esclaves.

— Lève-toi, Cha, ordonna-t-il.

Elle obéit, les jambes assaillies de fourmillements d’une violence inouïe.

— Tu es autorisée à me répondre par oui ou par non uniquement. As-tu été témoin de tout ou partie de ce que la jeune mestresse vient de raconter ?

— Oui, s’étrangla-t-elle.

— En as-tu référé à un supérieur hiérarchique ?

— Non.

— As-tu profané le seuil de ma demeure en y entrant sans ma permission ?

— Oui.

— Était-ce à la demande expresse de la jeune mestresse ?

— Non.

— As-tu poser la main sur la jeune mestresse ?

— Non ! répondit-elle véhémente.

— Bien. Rassieds-toi.

Reposer ses genoux au sol lui fit l’effet d’avoir la chair à vif. Elle contint ses plaintes tandis que le mestre griffonnait sur un de ses documents.

— Tu recevras six coups de fouet. Ton complice en aura le double. Le Veilleur exécutera la sentence.

Bard sentit son cœur s’interrompre, comme pour ne jamais repartir.

— Quant à toi, Yue, tu mérites une correction aussi. Je me chargerai de te donner la corde ce soir. En attendant, remonte dans ta chambre.

La fillette resta pétrifiée une seconde, puis s’en fut précipitamment, les dents serrées. Léopold remit de l’ordre dans ses papiers avant de sortir de table à son tour.

— J’oubliais, s’interrompit-il sur le pas de la porte. J’ai fait convertir la grange du secteur ouest pour en faire la ménagerie de Yue. Cha, tu es réaffecté à l’entretien de ce lieu et de ses pensionnaires. Tu changeras de logement dès demain.

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