51.1

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Yue dormait à poings fermés au creux des bras de Bard, ses jambes maigrelettes offertes aux vents nocturnes, sans plus bouger qu’une poupée de chiffon.

Cha n’osait pas l’approcher de trop près. Elle ne voulait pas ajouter de contact physique à la liste déjà trop longue de ses manquements aux lois de la baronnie. Mais pourquoi talonnait-elle encore ce fou qui allait jusqu’à appeler la mestresse par son prénom en la regardant droit dans les yeux ?

— En fait, c’est elle, réfléchit la sang-mêlé.

— Elle ? répéta Bard.

— Si c’est pas ta parenté avec le baron, ton passe-droit, c’est elle. Vous êtes proches. Quand ils sont gentils, les enfants de mestres sont utiles.

— Tu ne veux pas passer à autre chose ? Si je suis proche de Yue, c’est à cause d’un concours de circonstances dont je me serais passé et parce qu’elle possède mes droits de vies. Mon père humain a dû me déclarer sous son nom quand je suis devenu fabuleux pour me protéger juridiquement de ma mère. Sa démarche n’a servi à rien et je suis coincé avec elle pour mestresse jusqu’à sa majorité. Et au passage, elle n’est pas enfant de mestre.

— Tu te fiche de moi ? Je sais qu’elle descend d’une comtesse et d’un gouverneur.

— Elle est la fille bâtarde d’un comte déchu, la détrompa Bard. Jusqu’à peu, elle était esclave dans la troupe de l’Héliaque, le cirque du baron. Si elle est aussi agile, c’est à sa formation d’acrobate qu’elle le doit. Krisha l’a sans doute un peu empirée.

— C’est qui, Krisha ?

— Un assassin sultanique reconverti en nounou. Elle s’est beaucoup occupée de Yue.

Cha assimila l’information en un rire nerveux.

— Une nounou meurtrière ? Original. Elle vous chantait des berceuses ?

— À Yue, peut-être. À moi, elle a perforé l’aile gauche avec un cimeterre.

Bard jubila un peu de l’ahurissement de sa collègue. Il ne s’était encore jamais senti d’ascendant sur elle avant cela.

— À sa décharge, j’avais brûlé mon demi-frère au troisième degré en l’étranglant, ajouta-t-il dans le but avoué de la choquer davantage.

— T’as un demi-frère ?

— C’est ce qui t’interpelle le plus ?

— Ouais. Madame Olesya a pas parlé de ta fratrie, j’te croyais fils unique.

— Olesya ?

— Madame Olesya, insista Cha. C’est une femme un peu bizarre qui traîne souvent dans les pattes du baron.

— Une autre amante ?

— Pas vraiment. Elle est biographe ou un truc du genre, pour le bureau impérial des archives. Je l’ai entendue qui parlait de toi et de ta mestresse à son scribe.

Bard en savait peu sur la caste des archivistes, sinon que ses membres étaient légion en Terres Connues. Cette institution avait mauvaise réputation pour ce qu’elle avait longtemps été matriarcale et souveraine. Son allégeance toute récente à l’Empire Réel suscitait plus de méfiance que d’acceptation. Par paresse d’esprit plus que par conviction personnelle, Bard partageait l’opinion publique.

— Tu ne devrais pas écouter ce que disent ces collectionneuses de ragots mondains, jeta Bard avec autant d’assurance que si ces mots avaient été les siens. Elles ne vivent que pour amasser des demi-vérités scandaleuses qu’elles exploitent dans des jeux de pouvoir.

— Elle est intelligente, la défendit Cha. Et très belle, aussi, ajouta-t-elle avec une pointe d’envie.

— L’un n’empêche pas l’autre. Ma mère humaine est aussi belle et intelligente que détestable.

— Elle est archiviste aussi ?

— Non.

— Alors rien à voir.

Il manquait encore de répartie pour disputer le dernier mot à la sang-mêlé. En outre, la chaufferie était en vue.

Les deux esclaves ne pouvaient décemment pas déposer Yue devant la porte du castel ou la remonter à sa fenêtre, eux qui n’avaient pas la chance d’être acrobates et inconscients. En place, ils avaient opté pour les souterrains.

Ceux de la baronnie reliaient toutes les dépendances à la demeure principale. Ils étaient spacieux et hauts de plafond ; presque luxueux dans le genre lugubre, les décrivait Cha. Il fallait y marcher à pas de danseurs pour ne pas exciter les échos, mais il n’y avait que par eux qu’il était possible d’accéder au castel autrement que par les portes principales que l’intendant avait toujours soin de fermer à double tour. Il était plus négligent avec celle de l’intérieur. Elle était tout aussi close que les autres après l’ouvrage mais d’aucuns savaient qu’il serrait un double de la clef sous un pavé disjoint du palier souterrain.

Cha avait les mains plus libres que Bard en dépit de la grosse lanterne qui l’encombrait, aussi procéda-t-elle à l’ouverture, tout en priant tous les astres du ciel et toutes les idoles de la terre pour que toute la maisonnée soit aussi bien assoupie que Yue.

— Tu sais où est sa chambre, d’ici ? chuchota Bard.

— Non, mais toi tu sais lire, répondit Cha.

Le couloir dissimulé dans lequel ils s’engouffrèrent était si étroit que Bard en était réduit à marcher de biais pour ne pas cogner Yue à toutes les planches. La première porte qui se présenta portait un écriteau. Office, déchiffra Bard à la lueur tamisée de la lanterne de Cha. Songer au nombre de pièces à vérifier de cette façon le décourageait, mais il décida de croire en la chance qui l’avait insolemment porté jusque-là.

Salle à manger. Salon de musique. Fumoir.

Pour être honnête et en dépit de tout, il commençait à prendre goût à tout ce qui rompait sa morne monotonie d’existence : l’inconscience de Yue, l’humeur inégale de Cha, la témérité qu’il se découvrait à lui-même…

Grand salon. Atelier.

Là, dans ce couloir de service étriqué, Bard avait l’impression de voler. Il portait Yue au-dessus des marches étroites comme au-dessus des dunes de l’Almahar. Le souffle de Cha dans sa nuque était tel celui qui avait porté ses ailes. Et son cœur battait d’excitation plus que de peur.

Boudoir. Chambre jaune.

Yue avait décrit sa chambre à Bard comme un long rectangle au papier peint rose pâle uni. Fallait-il chercher une Chambre rose ? Ou peut-être une Nurserie ?

Antichambre. Chambre bleue. Chambre rouge.

Cette bâtisse avait bien plus de pièces que de raison.

Chambre du Mestre.

Bard déglutit. L’usure et la crainte faisait trembler ses bras sous Yue.

Cabinet de lecture. Cabinet de travail.

La chaleur décuplait dans le corridor.

Chambre de Yue.

Bard eut le souffle coupé. L’évidence de cet écriteau lui faisait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Se pouvait-il que ce fût en fin de compte si facile ? Que dans cet arc-en-ciel de chambre, Yue fût sa propre couleur ? Il poussa doucement le battant, louant le ciel qu’il ne grinçât pas.

Un poêle presque neuf diffusait d’agréable volutes de chaleur près de l’entrée dérobée. Le reste de la chambre était balayé par le vent frais qui s’engouffrait par la fenêtre ouverte en faisant valser les rideaux. Cha s’occupa de clore les volets tandis que Bard couchait Yue dans son lit.

La sang-mêlé embrassa des yeux le faste surréaliste du logement de la petite fille, songeant que ce devait être agréable de posséder tant de futilités. C’était inespéré pour elle qui ne possédait ni sa vie, ni son habit, ni l’entièreté de son nom.

— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Bard.

Elle secoua la tête de gauche à droite pour se ressaisir, puis de haut en bas pour assentir, laissant l’adolescent confus. Sans plus chercher, il la tira par le coude pour l’amener à le suivre. S’ils ne pouvaient rien de plus pour Yue, il leur restait à se sauver eux-mêmes.

Ils revinrent sur leurs pas le cœur et le corps légers, presque en courant, et contenant des éclats nerveux, tels deux enfants fiers d’avoir commis un larcin de bonbons. Cha n’omit pas de fermer la porte de service intérieur derrière eux. Ils restèrent silencieux en remontant le tunnel, puis un sentiment de toute-puissance les grisa lorsqu’ils furent de retour sous le ciel.

Ce soir-là, ils se couchèrent sans deuil, sans peur, sans colère. Ils oublièrent même d’avoir froid, tant l’adrénaline leur attisait le sang.

Le lendemain à l’aube, la fatalité se leva avec le jour. Le mestre les convoquait.

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