50.2

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Fidèle à elle-même, Cha jura. Quant à Bard, il esquissa un pas vers le castel.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? s’abasourdit-elle en le retenant par le bras. Tu vas quand même pas crier son nom ou monter !

— Il faut bien que quelqu’un la fasse descendre. Elle est capable de rester toute la nuit là-haut et de s’endormir, si elle ne tombe pas avant.

— Peut-être, mais t’as pas le droit de l’interpeler ou de la toucher. C’est une des règles de base. Tu peux te faire fouetter pour ça.

— Et pour la laisser se casser les deux jambes, qu’est-ce que je risque ?

— Quelqu’un d’autre a dû la voir ! C’est pas à nous de nous occuper de ça !

— Je ne te demande pas de t’en occuper.

Bard ne tenait peut-être pas tant à secourir la jeune acrobate qu’à entrer en contradiction avec Cha. L’un dans l’autre, sa résolution ne fut d’aucune utilité à Yue. Elle atteignit avant lui le pignon opposé à celui de sa chambre et entama sa désescalade avec autant de facilité que si la façade avait été une échelle. Ses prouesses n’étonnaient presque plus Bard, mais Cha dévorait la scène de ses grands yeux hagards.

Lorsque la petite fille se réceptionna, le fabuleux rassuré quant à sa sécurité l’interrogea sans ménagement.

— À quoi est-ce que tu joues, encore ? Tu devrais être couchée, non ?

— Si, mais…

— Mais quoi ? Regarde, t’as déjà abîmé ta robe de chambre ! Comment tu comptes expliquer ça au mestre ? Tu crois qu’il va se contenter de te gronder si tu lui dis que tu t’amusais sur le toit ?

— Je m’amusais pas ! protesta-t-elle un rien trop fort.

— Tu veux que toute la baronnie t’entende ? Je t’en prie, retourne dans ta chambre.

— Non, pas tout de suite.

— Pourquoi ? Quand ?

Pour toute réponse, elle le contourna et s’enfonça dans le parc d’un pas résolu. Pour ne rien arranger, elle n’avait ni lampe pour s’éclairer, ni chaussures aux pieds. Une seconde opportunité de lui tourner le dos se présentait à Bard. La dernière. Soit par orgueil, soit par sottise, il ne la saisit pas.

Sans se cacher, ni chercher à imposer sa présence à Yue, il la suivit dans son escapade, déterminé à ne pas la lâcher des yeux avant son retour au castel. Au mieux, il finirait par lui être réellement utile. Au pire, il ne fallait pas trop penser. Un raisonnement analogue poussa Cha à l’imiter. Elle abandonna sa lanterne éteinte au milieu du chemin et suivit en secret la mestresse et le fabuleux à travers les fourrés.

Une grande demi-heure de marche tâtonnante les mena à une petite clairière oubliée des astres. Au-dessus d’elle, le ciel était presque nu et avare en lumière.

À la façon soudaine dont Yue tomba à genoux, Bard crut que ses jambes s’étaient dérobées sous elle, trop usées pour la porter plus loin. C’était à moitié vrai. La petite fille était presque à bout de force mais s’était volontairement laissée choir.

Absorbée par l’étude de cette curieuse enfant qu’elle voyait agir naturellement pour la première fois, Cha oublia toute prudence en privilégiant la proximité à la discrétion. Elle alla jusqu’à solliciter Bard.

— Qu’est-ce que qu’elle fait ? s’enquit-elle.

Le fabuleux tressaillit.

— Toi, que fais-tu ? Je croyais que tu allais te coucher.

— J’ai changé d’avis. Maintenant, réponds-moi.

Bard ignora ouvertement son inquisitrice. Curieux, cependant, de savoir ce qui occupait la petite fille, il eut l’indiscrétion de s’en approcher.

Il se trouva qu’elle creusait ; sans pelle ni outils, elle fonçait la terre humide et pierreuse de ses mains. Le trou était encore peu profond, mais ses ongles déjà noirs de saleté. Elle s’acharnait tant à déloger cette mauvaise terre de son nid que Bard eut peur.

— Yue… il n’y a rien, ici. Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je cherche pas ! s’agaça-t-elle. Je creuse une… j’ai oublié le mot. Un lit pour les morts.

— Tu veux dire une tombe ?

— Oui, je crois.

Le fabuleux s’accroupit pour scruter le visage de la fillette.

— Yue. Qui est mort ? s’enquit Bard.

— Je sais pas son nom. Au début, c’est vrai, je voulais juste sortir, mais elle s’est éteinte d’un coup alors je savais pas quoi faire. Et il y a des épines sous ma fenêtre, alors j’ai…

Elle perdait le souffle autant que le fil de son histoire.

— Calme-toi, j’ai compris, mentit Bard. Mais arrête, je vais creuser à ta place, d’accord ?

Il poussa doucement les mains meurtries et gelées de Yue du trou pour prendre le relais. La terre était presque meuble sous ses griffes. Il fit en une minute ce qui eut pu prendre un quart d’heure à la petite fille dans son triste état de fatigue. Bientôt, les mains de Cha se joignirent aux siennes. La sang-mêlé ne parla pas. Elle évita soigneusement le regard de Bard et plus encore celui de Yue, mais ne ménagea pas ses efforts pour participer à l’étrange rituel.

Interpellée, la petite fille pencha la tête.

— Tu es Cha ? reconnut-elle.

Ce fut à la sang-mêlé d’être prise de court. Elle s’immobilisa momentanément, opina tête basse, puis se remit au travail.

— Tu peux lui parler, Yue est gentille, assura Bard qui savait Cha intimidée. La plupart du temps.

Toutes deux glissèrent sur lui des regards hostiles.

— Je suis sûr que vous allez bien vous entendre, ajouta Bard en les avisant en retour. Vous avez pleins de points communs.

L’humour du fabuleux n’étant visiblement pas au goût de ses deux amies, la conversation s’en tint là et le creusage reprit. Lorsque le trou se trouva profond d’une coudée, Yue rompit le silence.

— Je crois que ça va suffire, fit-elle savoir.

D’un geste infiniment délicat qui seyait mal à sa vivacité naturelle, elle extirpa un mouchoir de soie blanche ornée de dentelle. Elle le posa tout aussi prudemment sur le sol, puis le déploya.

Les deux observateurs hoquetèrent, tant de surprise que d’horreur. Au creux de l’étoffe reposait un petit corps inerte : celui de la fée qui naguère éclairait sa chambre. Sa peau diaphane était éteinte, ses ailes froissées tombées de son dos, ses minuscules yeux blanc figés dans la mort…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Bard livide.

Yue haussa les épaules.

— Elle brillait vraiment beaucoup, depuis hier, raconta-t-elle. Puis plus du tout. Les fées brillent plus fort quand elles vont mal, pour appeler à l’aide. J’avais oublié… J’aurais pas dû oublier.

Elle referma le simulacre de suaire sur le cadavre fabuleux qu’elle coucha au fond de la tombe.

— Pardon, conclut-elle.

Solennelle, l’œil éteint, elle jeta la première poignée de terre sur le sépulcre, puis la deuxième et toutes les suivantes. Au bout de son effort, elle s’assoupit sur le petit monticule de terre comme sur un coussin de plume.

Cha décocha à Bard un regard perplexe.

— Elle est… spéciale, commenta-t-elle.

— Elle l’est, corrobora-t-il. Beaucoup trop.

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