50.1

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Il était minuit passé lorsqu’ayant mis un point final à sa dernière lettre, Yue réalisa qu’elle n’avait pas pris le temps de dîner. Son couvert était mis dans l’antichambre. Pour la forme, elle se servit une petite louche de soupe qu’elle se força à avaler avant de remercier la table. L’appétit lui manquait souvent lorsqu’elle avait l’esprit embrumé.

Elle avait assisté à une énième conversation d’adultes à laquelle elle n’avait rien compris de concret. Elle en retirait que So Hae ne l’aimait pas et qu’elle n’avait pas beaucoup aimé Rin avant elle.

Leopold avait parlé d’adoption. Yue espérait vraiment ne pas être à l’aube d’un nouveau changement de vie. Elle préférait cent fois la baronnie de son ancien mestre à l’idée qu’elle se faisait du domicile d’une personne aussi austère que sa grand-mère.

La fenêtre était ouverte, cadrant presque parfaitement la lune. Elle était à demi pleine. Avant même de s’en rendre compte, Yue se tenaient debout sur le rebord et avait irrésistiblement envie de faire une bêtise.



Cha faisait subir à Bard une de ses sautes d’humeur. Depuis la fin de la réception, elle ne lui avait plus adressé une parole, ni spontanément, ni pour lui répondre. En prime, ses regards s’étaient durcis et ses rires acidifiés. Quant à savoir pourquoi, Bard n’en avait pas la moindre idée. Il avait essayé de lui tirer les vers du nez sans succès et les longues heures passées à remettre le jardin en état n’en avaient été que plus pénibles. En plus de ne rien comprendre au comportement de sa seule amie, il s’était fait blâmer à deux reprises par l’intendant : la première par la voix, la seconde par un coup de badine vigoureux dont il portait encore la marque sur la nuque.

Une fois le travail fini – très tard – le personnel servant eut l’infini privilège de disposer des restes : fonds de bouteilles, fins de cigares, gâteaux entamés… Pour être juste, Bard n’aurait pas craché dessus s’il n’avait pas été servi à table avec les autres invités.

La gourmandise n’était pas des défauts de Cha. Elle aurait pu vivre d’écorces comestibles et de sang de campagnol toute sa vie si elle l’avait voulu. Ainsi, elle ne resta pas pour le partage. Bard profita de son départ anticipé pour revenir vers elle. À ce point de la soirée, il avait un peu perdu patience et l’aborda rudement.

— Si j’ai quelque chose à me faire pardonner, j’aimerais autant savoir quoi.

Elle ne tourna même pas la tête.

— Je t’ai offensée ? Si j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas, c’était sans le vouloir. Je suis désolé.

— Tes excuses, tu peux te les enfoncer dans l’œil.

C’était un début. Ils communiquaient.

— Est-ce que c’est encore à cause de ma forme draconique ? Je peux te la montrer, maintenant, si tu veux. Il faut juste…

Elle s’arrêta abruptement et transperça Bard du regard.

— Pourquoi tu m’as pas dit que t’étais un mestre ?

Il déglutit.

— Je… je ne suis pas un…

— Si tu nies, je te mets mon poing dans la figure.

Il tenta vainement de reprendre son souffle.

— J’étais mestre il y a moins de six mois, avoua-t-il. Mais à ce moment-là, j’étais vraiment quelqu’un d’autre.

— En quoi ? T’es carrément le neveu du baron ! Tu m’étonnes qu’il te fasse tailler du cuir de luxe…

— Je ne suis pas le… Tu te trompes si tu penses que j’ai un traitement de faveur à cause de ça. Les Collectionneurs méprisent les fabuleux, à plus forte raison ceux de leur famille. Ils les rejettent par principe, question de réputation.

— Je suis une sang-mêlé depuis toujours, c’est pas toi qui va m’apprendre ce que les humains pensent de nous et de ceux qui sont assez cons pour nous aimer.

— Je te jure que…

— Que quoi ? Que t’avais pas d’esclaves fabuleux que tu traitais comme des animaux de compagnie, ou pire ? Que t’es jamais monté sur un centaure comme sur un poney, que t’avais pas une petite fée sous cloche pour éclairer ta chambre ?

— Je… J’ai été élevé comme ça, Cha ! Je ne peux pas changer le passé !

Elle leva les yeux au ciel.

— Tu sais, j’étais vraiment contente quand t’as reçu ton bazar de mercenaire. J’avais l’impression que… je sais pas, qu’il y avait de l’espoir ? Que la chance pouvait tomber sur n’importe qui, mais non. La chance, c’est comme la liberté, y a que les humains qui y ont droit.

— Je ne suis plus humain.

— T’es né humain, c’est pareil. Et dans une famille de mestres.

— Alors, tu es en train de me reprocher ma naissance ?

— Je suis en train de te dire que je me sens trahie. Pourquoi t’as besoin que ce soit toi la victime ? Si tu pensais pas que c’était un problème, tu m’aurais dit que t’étais un Makara dès le début.

Bard ne trouva rien à répondre. Cha avait probablement raison mais il était trop en colère pour le lui céder. Il se demandait comment elle avait pu apprendre la vérité, tout en sachant que ça n’avait aucune importance. Oppressée par le silence, la sang-mêlé soupira bruyamment.

— Je vais me coucher, déclara-t-elle.

Un son étrange la coupa dans son élan. Bard et elle firent volte-face en sa direction. Une tuile était tombée du toit. Pour cause, une funambule de neuf ans se promenait sur le faîtage.

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