48.1

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Le baron avait eu soin de faire mettre plusieurs jeux à disposition des enfants. Un peu de vent s’étant levé, les cerfs-volants avaient été pris d’assaut les premiers ; des cerfs-volants immenses, faits comme des paons, des flamants roses, des aras, des phénix… Ils volaient haut et gracieusement. D’interminables traines colorées circonvoluaient autour d’eux. C’était un ballet aérien fascinant… dont Yue ne profitait pas.

La petite fille s’était réfugiée dans la maisonnette à l’angle de l’aire de jeu. Bard l’avait vue y entrer un quart d’heure plus tôt, mais pas en sortir. Il la soupçonnait de s’y être endormie. Cha supposait plutôt qu’elle y était avec un ou deux de ses petits invités à jouer à la dinette ou à la poupée.

— C’est pas du tout son genre, s’était obstiné Bard. Elle, elle grimpe aux arbres, elle saute par-dessus les murs et elle jongle avec des couteaux, puis quand elle n’a plus d’énergie, elle tombe de sommeil.

Cha lui rit au nez, pour ne pas changer.

— Non mais tu l’as regardé ? Elle a neuf ans et l’air d’en avoir six. Qui la laisserait faire des trucs pareils ?

— Pour qui n’a pas d’yeux derrière la tête, essayer de l’en empêcher serait à peu près aussi facile que capturer un feu follet.

— Si t’es inquiet, pourquoi tu vas pas la voir ? Tiens, prends ça. T’auras un prétexte si elle est pas toute seule.

Elle se déchargea sur lui de la cruche d’orangeade qui lui pesait sur le bras ainsi que de son plateau de verres ; en déposa quelques-uns sur une table avoisinante et disposa dans l’espace vide quelques fleurs en sucre. Elle avait mieux le sens du dressage que de la coiffure.

Armé de cet attirail de valet qui jurait comiquement avec son habit de mercenaire – Cha n’en démordait pas – Bard chemina vers la maisonnette. C’était une chose adorable que ce petit intérieur. S’il avait pu y loger, le fabuleux l’aurait préféré à sa masure sans fenêtres. Une estrade matelassée de gros coussins occupait un tier de l’espace, jouxtée par une banquette, et tout le confort miniature qu’un logis pouvait offrir.

Yue y était seule. Ses chaussures trainaient sur le parquet ; elle aussi. Penchée au-dessus d’un tabouret qui lui servait d’écritoire, elle inondait une feuille d’encre et de larmes. Bard avait mal choisi son moment pour la surprendre. Elle ne lui pardonnerait jamais de l’avoir vue pleurer.

— Qu’est-ce que tu veux ? explosa-t-elle à la figure de l’intru.

Elle voulut sécher ses joues mais ne parvint qu’à se noircir le visage.

— Pardon, j’aurais dû frapper, s’excusa le fabuleux. Je voulais juste…

Un silence passa, atroce.

— Je vais t’aider, résolut-il.

Elle n’assentit pas, mais se laissa faire. Bard se servit d’un mouchoir et de l’eau restée au fond d’un verre mal séché pour lui débarbouiller le visage et les mains, puis lui servit une orangeade qu’elle but à petites gorgées en hoquetant avant de se calmer pour de bon.

— À quoi tu joues ici toute seule ? s’enquit-il alors.

— Je joue pas, j’essaie de finir ma lettre.

— Quelle lettre ?

— Ma lettre pour Isaac, et les jumelles, et tout le monde. J’ai le droit de leur écrire que les jours de fête, ça veut dire que c’est aujourd’hui, ou dans plusieurs lunes. Mais Mestre Makara dit que c’est inadmissible d’envoyer une lettre mal écrite, que je dois pas faire de fautes ou de ratures si je veux qu’elle soit envoyée.

— Ah. Je peux l’écrire pour toi, si tu veux.

Elle secoua la tête.

— Il va la relire et il verra que c’est pas mon écriture, alors il va me punir et toi aussi en plus de brûler la lettre.

— Tu peux peut-être me dicter ce que tu veux écrire et recopier après en t’appliquant ?

Elle hésita, puis refusa sans donner de motif. Bard eut la délicatesse de ne pas insister. Oppressé par le plafond trop bas, le fabuleux prit aussi le sol pour assise et, par la force des choses, Yue et lui bavardèrent un peu.

Bard ne l’entretint pas de tout ce que sa nouvelle condition avait de pénible, car à quoi bon ? Il lui parla seulement du genre de fleurs qui poussaient le long des sentiers sauvages, de la vue qu’offrait le belvédère près de la falaise et d’une nouvelle connaissance qui avait un rire très laid, mais qu’il ne se lassait pas d’entendre.

Quant à Yue, elle parla de l’externat qu’elle fréquentait : un établissement un peu particulier où les professeurs n’avaient jamais plus de trois ou quatre élèves et où on trouvait de tout en matière de livres, de sujets d’études et d’équipement de plein air. Elle avait repris l’exercice de la voltige, ce qui ne l’empêchait pas de passer le plus clair de son temps à lire, écrire et s’entendre dire qu’elle faisait tout très mal. Elle raconta de quelle façon elle avait découvert que les employés du castel circulaient dans des couloirs entre les murs et sous le sol. Cela ne l’avait pas empêchée de continuer à parler aux meubles. Question d’habitude.

Elle confessa que l’idée même de fêter son anniversaire la perturbait beaucoup. Le jour de sa naissance, sa mère était morte sans l’avoir tenue dans son bras et, de son propre aveu, Rin avait eu des pensées infanticides à son encontre. Elle aurait préféré célébrer quelque chose de mieux, quelque chose qui compte.

Ayant gouté à la mort puis à une sorte de résurrection le jour de son anniversaire, Bard imaginait qu’il aurait bientôt des sentiments analogues vis-à-vis de cette date.

À mesure qu’elle se laissait allée, Yue avait fini par s’affaler contre Bard, comme naguère contre Krisha, Ibranhem ou Hiram. Il en fut touché. Presque autant que la première fois qu’il avait entendu sa voix. Motivé par ce geste il trouva enfin la force d’articuler les mots qui lui encombraient la gorge depuis la veille :

— Merci pour ton invitation. C’était plus que gentil.

Il fallut reporter à plus tard le problème de la lettre. Bard offrit à Yue ses épaules pour monture afin l’emmener voir les quelques cerfs-volants qui planaient encore, puis le parquet de danse où se divertissait le reste de ses jeunes hôtes.

Aline Vassaret et Timofei Korzach – le fils du maire de Lismel – faisaient étalage de leur adresse en survivant à une valse entonnée par un quintet trop enthousiaste. Des applaudissements de convenance accueillirent la fin de leur prestation.

Yue avait trop d’intégrité artistique pour les féliciter de la sorte et pas suffisamment d’amitié pour les danseurs pour les encourager. Bard le fit pour deux, sans trop d’enthousiasme non plus.

— Ah ! La voilà enfin, s’écria Aline d’un ton affable. Nous t’avons cherchée, Yue ! Où te cachais-tu ?

L’interpelée papillonna, incapable de s’expliquer pourquoi une inconnue l’interpellait de cette façon. Bard la fit redescendre de ses épaules et la plaça devant lui.

— Mademoiselle a eu un peu chaud, l’excusa Bard. Je l’ai emmenée prendre l’ombre. Veuillez l’excuser.

S’exprimer ainsi lui coûtait beaucoup au moral, mais il n’en était plus à une humiliation près, encore celle-ci rendait-elle service à Yue. Tous les regards s’étaient tournés vers lui, comme s’il était subitement passé de l’état de meuble à celui d’être vivant.

— Il parle bien, ton fabuleux, s’extasia une petite fille haute comme trois pommes en s’adressant à Yue. À la maison, on a un grand aquarium avec une sirène, mais elle ne sait pas parler, elle n’ouvre même pas la bouche.

— C’est on ne peut plus naturel, asséna Aline d’un ton docte. Il est d’usage d’amputer la langue à ces créatures. C’est par la voix qu’elles forment leurs arcannes.

— Les sirènes ont pas besoin de langue, rectifia Yue. Elles parlent entre elle comme les poissons et elles chantent sans ouvrir la bouche. Alors ce sont des docteurs qui leur ouvrent la gorge pour couper leurs cordes vocales.

— Elle a raison, corrobora Timofei au déplaisir de sa partenaire de danse. Tu confonds avec les lamies.

Pour détourner l’attention de son erreur, Aline changea de sujet.

— La baronnie de Monsieur Makara est vraiment magnifique, n’est-ce pas ? J’espère que tu t’y plais autant que je m’y suis plu. La nature y est sublime au printemps. Êtes-vous déjà allés sur le lac ?

Yue secoua doucement la tête.

— La saison ne s’y prête pas encore, ajouta Bard. L’air se réchauffe, mais l’eau est encore trop fraiche.

— Ne répond pas sans être interrogé, le semonça Aline. C’est très irrespectueux.

L’opinion publique se rangea de son bord. Ces enfants le savaient : : les esclaves, à plus forte raison les fabuleux, n'avaient droit à la parole que pour répondre aux questions directes de leurs mestres.

À la valse qui finissait en succéda une autre. Satisfaite du degré d’embarras qu’elle jaugeait au regard de Yue, Aline engagea Timofei pour une seconde danse, aussi fière que si cette réception avait été la sienne.

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