45.1

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Eveillée à l’aube, Yue avait reçu la visite d’un médecin, d’un coiffeur, d’un tailleur et d’un cordonnier avant le petit-déjeuner. Son dossier médical avait été mis à jour, ses cheveux raccourcis, son armoire alourdie de plusieurs tenues d’hiver ajustées ; de nouvelles chaussures devaient bientôt lui parvenir pour les compléter.

Plus tard dans la matinée, elle avait eu à rencontrer une institutrice venue prendre la mesure de ses connaissances. Leur entrevue ne s’était pas éternisée. Léopold avait alors octroyé à Yue une demi-heure de promenade dans le parc avant le déjeuner.

Levé encore bien plus tôt qu’elle Bard avait eu droit à un déjeuner frugal, une douche froide, un uniforme – celui du mort – puis à la corvée d’eau.

— En gros, lui avait expliqué Cha, y’a plusieurs tonneaux à remplir à la pompe et un chariot pour les traîner deux par deux jusqu’à la chaufferie. Je te fais pas un dessin, il y a des chaudrons, faut faire bouillir l’eau. Jusqu’à midi, d’autres esclaves vont venir s’approvisionner pour les bains, la laverie, le ménage… Tu te débrouilleras très bien.

Bard s’était débrouillé. Tout juste. Perclus et mouillé, il était retourné à leur cabane pour se sécher. Hélas, depuis longtemps déjà, le feu avait consumé la maigre bûche allumée la veille au soir. Le froid s’était fait d’autant plus mordant au-dedans que le soleil n’avait aucune influence entre les quatre murs alloués aux fabuleux. Trop fatigué pour s’en soucier, Bard s’était couché et rendormi.

Cha mit fin à sa sieste une heure plus tard.

— T’as raté la mangeaille, lui apprit-elle en s’affalant sur son propre lit. Je t’aurais bien ramené ta part, mais j’ai pas trop le droit de faire ça.

Bard balaya cette nouvelle d’un soupir grognon qui fit glousser la sang-mêlé.

— T’as pas l’air très endurant, le plaignit-elle.

— Je ne le suis pas, admit-il.

Cha examina soucieusement ses propres mains. Elle avait la peau brûlée par l’eau de chaux dont elle venait de blanchir les statues du jardin.

— Va falloir le devenir vite ou tu vas morfler, gamin.

— Gamin ? s’offusqua Bard. J’ai plus de treize ans !

— Le grand garçon ! se moqua-t-elle.

— T’as pas l’air beaucoup plus vieille que moi.

— J’ai dix-sept ans, je te ferais dire. Et ma Mère avait genre deux-cent ans quand elle m’a eue.

— Ça change tout…

Une trombe de poussière tomba du plafond et le visage de Cha se ferma brutalement.

— Bordel ! jura-t-elle en se relevant.

Une ombre obstrua le carré de lumière offert par l’entrée. La silhouette musculeuse du Veilleur se dessinait dans l’embrasure.

— Je t’ai demandé de déplanter les ronces sauvages de l’aire de jeu il y a déjà deux jours. Si la protégée du baron vient à se blesser à cause de ta négligence, je te tiendrai pour responsable au même titre que si tu avais levé la main sur elle.

— J’ai essayé de le faire, mais le sol est encore trop gelé, se défendit Cha. C’est presque impossible à creuser.

— Tu as dit presque, souligna le Veilleur.

Le message était clair. Cha secoua son tablier et quitta la cabane en proférant des insanités à voix basse. Le Veilleur, lui, ne bougea pas.

— Ravi que tu aies trouvé tes marques par toi-même.

— Cha m’a aidé, la crédita Bard. Beaucoup.

— Dans ce cas, tu devrais probablement l’aider à ton tour. Le sol est bel et bien gelé.

Bard comprit, et pour fuir le Veilleur plus que pour lui obéir, se précipita dehors.

Ils ne furent pas trop de deux pour déloger les ronces litigieuses du lit qu’elles s’étaient appropriées. Elles avaient insolemment poussé au milieu d’un grand carré d’herbe structuré par un grand arbre. Celui-ci soutenait une plateforme d’observation, reliée au sol par une longue échelle. Plus loin, une épaisse branche maintenait en suspension deux balançoires en forme de cerceau de voltige. Un jeu de croquet était solidement implanté dans le sol. Non loin, il y avait aussi une cabane, ou plutôt, une maison de poupée géante munie d’une table en terrasse sur laquelle une vielle dinette prenait la poussière.

— Il y a eu des enfants, ici, avant Yue ? s’enquit Bard entre deux coups de pioche.

Il en manipulait une pour la première fois de sa vie et s’en sortait assez mal. La pointe ne tombait jamais très loin de ses orteils.

— Y en a eu une, oui, répondit Cha. C’est une histoire scabreuse. Tu veux l’entendre ?

— Tu la vends plutôt bien.

— J’suis plutôt douée pour les ragots, se vanta-t-elle. D’abord, faut savoir qu’il y a une sorte de trou dans le foncier du Baron : cinq hectares qui lui appartiennent pas, mais qu’il essaie d’acquérir depuis des lustres. En tout cas c’est ce que m’a dit Cresside. Le problème, c’est que c’est d’une terre de famille tricentenaire qu’on parle : celle des Vassaret. Même désargentés et criblés de dettes, ils ont toujours refusé de céder le plus petit bout de parcelle à Mestre Makara. Un jour, la vérole s’y est mise. Une hécatombe, dans le pays, je te raconte pas… Le seul à avoir survécu chez les Vassaret, c’est un de leur héritier. Pour sauver sa terre des vilaines mains du baron, il a épousée Denève Ophrat : une parvenue. Riche, mais roturière.

— Classique. Même les plus vertueux ont du mal à résister à une belle dot.

— Ton ancien mestre aussi s’est marié pour l’argent ?

— En quelque sorte. Mais je vois toujours pas le rapport avec tout ce jardin d’enfant.

— J’y viens. Denève était déjà veuve de son premier mariage. Celui avec Vassaret a duré moins d’un an avant que le bougre meure d’une attaque de cœur.

— Elle l’a empoisonné ?

— Probablement. En tout cas Madame Vassaret est devenue le nouvel interlocuteur du baron dans l’affaire du domaine enclavé et… ils se sont plus.

La pioche de Bard ripa et le déséquilibra, provoquant sa chute et l’éclat disgracieux du rire de Cha.

— Quoi ? Tu pensais que le Baron était puceau ? le railla-t-elle.

— Non, je…

Il se releva maladroitement.

— Je ne pensais pas qu’il avait engendré un bâtard, voilà tout.

— J’ai pas dis qu’il en avait. Le sexe, ça sert pas qu’à faire des bébés, tu sais ? Il parait même que certains le font seulement pour le plaisir.

Bard se reconcentra sur sa pioche pour lutter contre l’embarras qui lui brûlait les veines.

— Continue ton histoire.

— Comme tu veux. Du coup, ces deux-là ont fait une sorte de trêve, histoire de pouvoir se prendre les cuisses sans se prendre la tête. Mais la dame Vassaret, ça lui suffisait pas, elle voulait une union légitime.

— Un mariage ?

— Dans l’idée. Ç’aurait été son troisième. Le premier l’avait rendue riche, le second l’avait anoblie, elle voulait que le troisième lui apporte le bonheur.

Elle donna un coup de pelle rageur dans la terre concassée et vint ainsi à bout d’une première racine.

— Dans tout ça, Denève avait une fille de son premier mariage : Aline. Le Vicomte de Vassaret l’avait adopté avant de mourir, puis Denève l’a un peu imposée à Mestre Makara en s’accoquinant avec lui. Denève espérait que le baron tombe sous le charme de sa gosse : une petite blonde aux yeux bleus, comme lui, qui rêvait de devenir Collectionneuse.

— Qu’est-ce qui s’est mal passé ?

— Tout. Le baron n’aime pas spécialement les enfants, son amante commençait à le lasser et il avait toujours ses intérêts en tête.

— Retour à la case départ, alors ?

— Presque. Y a encore l’aire de jeu.

— Vrai. Pas si scabreux que ça, en fin de compte.

— Tu trouves ? C’est surement parce que t’as jamais entendu la truie forniquer avec le mestre. C’était honteux.

Un nouveau coup de pioche mal placé déséquilibra Bard qui faillit remordre la poussière.

— Tu vas défaillir toutes les fois que je vais parler de cul ? À ce compte-là, j’arrête de parler.

— Tu peux aussi me parler d’autre choses, comme de ton plat préféré ou un livre que t’aime bien…

Le rire de Cha s’essouffla brutalement.

— Quand on m’a sectionné les crochets et cautérisé les canaux à venin, le poison s’est accumulé dans ma bouche et j’ai perdu le sens du goût. J’avais deux ans. Et je sais pas lire, alors la seule fois que j’ai touché un livre, c’était pour le ranger. Mais toi, Bard, c’est quoi ton plat et ton livre préféré ?

Affreusement gêné, il fixa ses mains.

— Je ne voulais pas te vexer, s’excusa-t-il.

Elle se remit au travail en silence.

— Je te demande sincèrement pardon.

— C’est ça. Va t’occuper ailleurs, je vais finir.

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