44.1

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Il fallut qu’une chouette s’éveillât et que son hululement strident affolât tous les rongeurs de la baronnie pour que Bard remarquât que la lune avait détrôné le soleil. Les étoiles inondaient le ciel au-dessus de lui et l’astre brillait de toute sa circonférence à l’acmé de la voute bigarrée.

Déjà minuit.

L’estomac du fabuleux grondait. Il n’avait eu que sa salive à avaler depuis le matin. Le Veilleur n’était pas revenu vers lui. Ni lui ni personne. L’épuisement, et peut-être un reste de fierté mal placée, l’avait empêché de chercher à redresser ce tort. Il s’était éloigné de l’allée, à peine, assis, puis allongé au pied d’un arbre avec son bagage pour coussin. Enfin, il avait attendu. Par intervalles, il s’était assoupi, puis réveillé. Chaque fois, il avait eu la pomme que Yue avait tenté de lui offrir dans son champ de vison ; si ronde, si rouge… La chute l’avait à peine abîmée. Le fuit se détachait à outrance du pavage gris : une provocation.

Les insectes s’étaient montrés moins difficile que Bard. Ils n’avaient pas hésité à se faire un festin du mets sucré. Si Bard avait eu assez d’eau dans le corps, ce spectacle affligeant l’aurait fait saliver d’envie, ou pleurer de regret.

Il aurait eu moins faim s’il avait accepté cette pomme. Il se serait peut-être même senti moins seul.

Une idée l’accablait plus que les autres ; celle que sa vie n’aurait peut-être jamais plus d’importance pour personne d’autre que lui. Il n’aurait plus de mère irascible pour veiller à ce que du respect lui soit témoigné en tout lieu, plus de père faible qui, à raison d’une fois par an, lui offrirait cent cadeaux, mile sourires, et une infinité de questions maladroites, plus de veille tante maussade pour venir le tirer de sa pension les vacances et fêtes… Il n’irait d’ailleurs probablement jamais plus à l’école.

Inquiété par l’idée de manquer d’instruction au point de paraître idiot à l’âge adulte, il fit mentalement l’inventaire de ses savoirs. Ralenti par la fatigue, la faim et le froid, il ne put raviver que quelques théorèmes arithmétiques de premier cycle et deux ou trois grands chapitres d’Histoire.

— Abruti…

Sa voix avait l’inconstance de celle des moribonds. Il résolut de ne plus parler pour s’économiser.

Un rire éclata dans la nuit, disgracieux. Interpellé, Bard se hissa si subitement sur ses coudes qu’il en eut le vertige. Au côté de la résidence brillait une lanterne. Elle jetait un éclat d’ambre sur trois figures humaines, dont celle de l’individu qui riait à gorge déployée.

L’esprit de Bard demandait à être stimulé autant que son corps à être nourri. Une pomme perdue et sa vermine ne pouvait suffire à apaiser ces deux appétits. Sans s’interroger sur le bienfondé ou la légitimité de son acte, il louvoya dans l’ombre, agrippé à sa valise, jusqu’à ce que les voix vers lesquels il tendait l’oreille formassent d’intelligibles sons.

Ce petit attroupement nocturne rassemblait deux femmes et un homme. Tous revêtaient le même uniforme indigo sous leurs tabliers gris. À leurs pieds, point de souliers, mais de simples chaussons de toile qui ne valait rien pour la saison. Adossé au mur, l’homme avait les lèvres étirées par un sourire pudique. Celle qui s’était esclaffée, une jeune femme petite et maigre, avait encore le souffle court et toutes les dents découvertes. Un écart béait entre ses incisives supérieures et ses canines étaient toutes moitié trop courtes ainsi que plates là où elles auraient dû être pointues. La troisième – Bard lui donnait la soixantaine – fumait un cigare déjà presque entièrement consumé.

— Plutôt raide, le baron, jasait-elle. Il aurait au moins pu prendre cinq minutes pour faire visiter le domaine à la gosse et lui expliquer comment fonctionne le service. Au moins lui dire pour les couloirs dérobés.

— Attends, attends, l’interrompit l’hilare, elle a vraiment dit merci à la table pour s’être débarrassée toute seule ?

— Bah oui, puisque je te le dis ! Et c’est même pas le plus drôle. Avant qu’elle remonte pour se coucher, je lui avais aussi servi un lait chaud avec du miel, histoire de lui faire plaisir, la pauvre petite. Bah elle en a bu qu’une gorgée, puis elle s’est excusée en disant que son papa serait pas content qu’elle prenne du sucre avant de dormir : à cause des carries. Mais elle a quand même remercié la tasse d’être venue.

Un nouveau rire sonore dévoila la singulière denture de la plus jeune.

— Cha ! la sermonna l’homme. Tu vas réveiller le baron !

— Vuyo à raison, l’appuya la vieille, calme-toi un peu. On reconnait ceux qui bossent dehors, vous savez pas vous taire.

Elle tira la dernière bouffée viable de son cigare et jeta le minuscule mégot par-dessus son épaule. Ayant suivi du regard la trajectoire de l’étincelle, inquiet de ce qu’elle pourrait démarrer un feu, le dénommé Vuyo en vint à scruter l’ombre où se dissimulait Bard.

Pris de panique, le fabuleux recula d’un pas maladroit qui fit craquer une brindille, puis d’un autre qui le fit buter sur une racine. Il évita la chute de justesse en s’aidant d’une branche.

— Hé, toi ! le héla l’homme. Qu’est-ce que tu lorgnes ?

Bard n’osa pas bouger, espérant que son immobilité pût le rendre invisible. Tous les regards étaient maintenant rivés vers lui.

— Tes yeux brillent dans le noir, créature, fit remarquer la vieille.

Si Bard n’avait pas encore touché le fond, cette remarque l’en avait définitivement rapproché. Perdu pour perdu, il se montra.

— T’as un nom, regard de braise ?

— Bard, jeta-t-il.

— Le nouvel esclave, c’est toi ?

À contrecœur, il opina.

— Bon. Moi c’est Cresside, elle Cha, et lui Vuyo. Aucun de nous n’aime être épié, alors évite de faire le rat à l’avenir, tu veux ?

Ne trouvant rien à répondre sans éclater de rage, il garda le silence.

— T’as l’air crevé, souligna Cha. Tu devrais aller dormir au lieu de traîner.

Sa voix sonnait à la fois très jeune et très usée ; claire et rompue. Son visage dégageait une contradiction analogue.

— J’aimerais bien, avoua-t-il, mais je ne sais pas où je suis supposé aller. Le Veilleur devait… Il…

— Ça va, j’ai compris, l’arrêta la jeune fille. Je vais te montrer le chemin.

Elle s’empara de la lanterne, sans se soucier de la lumière dont elle privait ses deux collègues.

— Bonne nuit, leur souhaita-t-elle en agrippant Bard au bras.

Elle avait le pas vif et la poigne solide. Le faible halo diffusé par sa lanterne éclairait à peine à deux pas. Bard faillit tomber plus d’une fois en se trainant derrière elle.

— Évite de trop compter sur le Veilleur, lui conseilla Cha. Il a trop de trucs à faire pour s’occuper de tout, et tu seras jamais sa priorité, sauf si tu fais une connerie. Là, il sera là pour te casser la gueule. Après le Baron, c’est un peu lui qui fait autorité, en tout cas pour nous.

— Nous ? répéta Bard.

— Nous, réaffirma Cha. L’intendant commande aux esclaves humains. Le Veilleur, lui, il a les fabuleux : nous.

— Tu n’as pas l’air d’être fabuleuse.

— Je suis de sang-mêlé. Papa humain, maman moroaică. Y en a qui disent vampire.

De profil, elle lui fit revoir ses dents en jouant de la langue sur une de ses étranges canines. Bard comprit qu’elles avaient été limées.

— Les libres, ils travaillent surtout près des frontières. On s’enfuit pas quand on se fait payer des gages. Au passage, essaie pas de t’enfuir. J’sais pas si tu cours, si tu nages ou si tu voles, mais dis-toi que le Veilleur est plus rapide que toi. Vraiment.

Elle paraissait savoir de quoi elle parlait.

— Tu as déjà essayé ?

— Trois fois. Y’aura pas de quatrième. Ou plutôt, pas de cinquième, parce que si on m’y reprend une quatrième fois, ce sera jour de bûcher. Tu verras, c’est super à la mode, ici.

Cha ralenti enfin. Devant eux s’érigeait une cabane en pierre sèche au toit couvert de mousse et de givre. La porte, seule ouverture, n’était qu’un trou noir comme le néant.

— C’est plus confortable que ça en a l’air, assura Cha. Il y a un foyer, des grabats, un placard, la pompe à eau est pas loin… Y a seulement place pour deux, mais on a eu un mort cet hiver alors sa place est libre. Bref. Bienvenu chez toi.

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