43.2

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Yue en savait peu sur son lignage. L’idée qu’elle se faisait de sa propre ascendance se limitait à son père disparu et sa mère morte. Ce père, à ses yeux, existait indépendamment de tout autre être vivant ; quant à cette mère, elle n’avait jamais eu ni nom ni visage.

— Allons au plus simple pour commencer, suggéra Léopold. Le nom de naissance de ton père est Rin Suo Temehn. Son père à lui s’appelait Qe Gin Temehn. Il était Général, Comte, et Mestre Collectionneur. J’ai connu cet homme. C’est sous ses ordres que j’ai effectué la campagne qui m’a valu mon fusil d’argent. Qe Gin était un héros de guerre comme il en est un tous les cent ans. Il commandait à six régiments de mille hommes, dont le mien, et à qui il inspirait autant de crainte que de respect. Ses batailles ont beau être innombrables, ses défaites se comptent sur les doigts d’une main. Il possédait aussi une ménagerie remarquable qui comptait notamment trois dragons célestes. Vivants. Peu de mestres peuvent s’enorgueillir d’une telle richesse.

Léopold s’interrompit pour reprendre son souffle et ravaler son amertume.

— Ces hauts faits et ses biens ne l’ont pas rendu immortel, cependant. Voilà quinze ans qu’il est mort.

Yue s’était doucement affalée sur son accoudoir pour mieux s’imprégner de la chaleur de l’âtre. Léopold pensa lui ordonner de se redresser, mais finit par y renoncer. Il voyait aux yeux de la fillette que toute son attention lui était acquise et lui demander de faire un effort de tenue eut pu la déconcentrer.

— Ce n’est pas à moi de te parler de celui qu’a été Rin Suo entre cet événement et le jour où ses droits de vie me sont échus, reprit-il. Je ne peux que te répéter ce que tu sais déjà : il a été victime de la basse envie d’un tiers autant que de sa propre arrogance, de sorte qu’au très jeune âge de douze ans, il a perdu son héritage et sa liberté. Personne n’a rien pu ou voulu faire pour empêcher cela. Rin n’a pourtant jamais été tout à fait orphelin. Son père n’est plus depuis longtemps, mais sa mère vit encore. Ton aïeule répond au nom de So Hae Temehn. Elle est Comtesse Douairière de Temehn, fille unique du Gouverneur d’Haye-Nan et conteuse de profession. Depuis la disparition de Rin, j’ai dû recevoir une centaine de ses lettres. Ne pas savoir ce qu’il advient de ce fils proscrit la trouble. Je la comprends. Rin est une épée qu’elle et moi avons aiguisée de la pointe à la garde, bon gré mal gré. Ne pas l’avoir à l’œil revient à accepter le risque de l’avoir dans le dos.

Yue se renfrognait un peu plus à chaque seconde. Elle soupçonnait la nature des idées exprimées par le Mestre sans vraiment les comprendre.

— J’ai eu à parler de toi à So Hae. Te dire qu’elle t’apprécie reviendrait à mentir. Ta simple existence la révulse. Nonobstant son aversion pour toi, elle m’a fait savoir qu’elle désirait faire ta connaissance. Je ne tiens pas particulièrement à la satisfaire, mais je ne suis pas en position de refuser quoi ce soit à une personne de son rang tant qu’aucune loi ne lui donne tort. Si je ne m’abuse, ton anniversaire est dans une quinzaine. Nous la recevrons sous ce prétexte.

— Elle… pourquoi elle veut venir me voir si elle m’aime pas ?

— Ne confonds pas l’affection et la curiosité, Yue. Tu l’intéresses. Que cela lui plaise ou non, vous partagez le même sang. Si le mien se retrouvait à couler dans des veines si étranges que les tiennes, je ne voudrais pas quitter ce monde avant de t’avoir rencontrée.

— Est-ce que c’est un compliment ?

Léopold esquissa un sourire.

— Cela s’en rapproche assez.

L’étrangeté du propos laissa Yue aphone.

— Tu ressembles de plus en plus ta mère, observa Léopold. Pas par tes traits, mais tes mimiques. Elle n’était pas bavarde, mais elle avait le sourcil éloquent. Je ne crois pas lui avoir jamais vu un visage neutre. Beaucoup d’hommes la trouvaient à leur goût. Je t’autorise à penser qu’elle était belle. Pour ma part, je ne lui trouvais rien de particulier. Son âge m’est resté inconnu. Je lui donnais plus de vingt ans lorsque nous nous sommes rencontrés, mais la vie l’avait déjà sérieusement lésée à ce moment-là. Elle était peut-être un peu plus jeune. J’ai compris très vite qu’elle n’était pas originaire de Terres Connues. Une apatride, peut-être fabuleuse, peut-être pas, mais une apatride. J’en avais rencontré bien d’autres avant elle ; Toi aussi, il me semble. Des exilés, des parias, des naufragés… Il s’en trouve à la pelle sur les rivages d’Opral. Certains cachent plus de choses que d’autres.

Une bouffée de chaleur étouffa Yue lorsqu’elle réalisa que le mestre faisait allusion à Isaac. Il ne s’était jamais vraiment intéressé à lui. Yue avait le sentiment que cette situation avait tout intérêt à perdurer pour le bien de son petit frère. Elle ferma les yeux pour calmer son esprit. Isaac était loin. En sécurité. Hiram et Maleka prenaient soin de lui.

— Ta mère a eu un comportement étrange tout au long de sa grossesse, poursuivit Léopold. Elle n’avait jamais fait montre de comportement autodestructeur auparavant, mais dès que son ventre s’est arrondi, elle a commencé à se mutiler. Cela veut dire qu’elle se blessait elle-même volontairement, expliqua-t-il pour déplisser le front de la fillette. Elle s’infligeait des coupures très profondes aux bras, aux jambes et au buste. Il a fallu la restreindre pour l’empêcher de vous emporter toutes les deux dans l’Éternité. Du moins, nous l’avons cru. Avec le recul, il nous est apparu qu’elle s’entaillait la chair pour former des glyphes. Elle avait fait de son propre corps un arcane. Nous avons recomposé son tracé pour l’étudier, mais aucun spécialiste n’a été capable de nous le traduire entièrement. Il s’agissait vraisemblablement de magie prénatale. Cet arcane t’était destiné.

— Elle voulait me… Faire du mal ? s’inquiéta Yue.

— Loin de là. Elle te prodiguait par avance des soins médicaux. Je me figure que c’est grâce à elle que la Maladie t’épargne depuis neuf ans. Tu ne t’es jamais brulée non plus et tes bleus s’estompent plus vite que la normale. Tout bonnement, tu as l’air de traverser l’existence comme un courant d’air. Ta différence ne vient pas tant du sang que Yogaela t’a transmis, que de ce qu’elle a fait pour toi au mépris de ses propres forces. Si je te raconte tout ça, c’est que je subodore le genre de questions que te posera So Hae. Elle t’interrogera sur cette mère, tout en sachant que tu ne l’as pas connue. Si tu n’as pas d’avis sur elle, elle t’imposera le sien. Elle te dira que ta mère était moins que ton père, voire moins que rien. Cela n’est pas. Certes, ta mère était une apatridie, une prostituée, une névrosée et elle n’a rien trouvé de mieux que de se faire du mal sous prétexte de te faire du bien. Mais Rin et elle ne sont pas si différents de ce point de vue. Tes deux parents étaient aussi bornés, immatures et malavisés l’un que l’autre. Ils ont fait de toi le sens de leurs vies pour fuir les leurs en appelant leur couardise de l’amour pour se donner meilleure conscience. Yogaela aussi avait une ascendance des plus nobles. Je ne l’ai appris que trop récemment, mais cela ne change rien. Sache une chose : le lignage n’a de valeur que pour ceux qui leur en donne. On ne vaut que par soi-même. Rin Suo et Yogaela étaient moins que leurs parents avant même de perdre leurs héritages. Il ne tient qu’à toi de devenir plus qu’eux.

Les yeux de Yue étaient toujours aussi grands ouverts. Ses pupilles paraissaient trembler. Les contorsions imposées à son esprit par ce déluge de mots inattendus lui donnaient la migraine.

— Yue.

Brutalement rappelée à la réalité, elle vit que le mestre lui tendait le dossier en chemise bleue qu’il avait gardé sur ses genoux tout ce temps.

— Ton nouvel emploi du temps, précisa-t-il.

Elle se leva, approcha timidement, puis s’en empara.

— Va te mettre au lit.

Hésitante, elle jeta un dernier regard vers la cheminée.

— Je peux dire bonne nuit à Bard, avant ?

— Je t’ai donné un ordre, Yue. Rappelle-toi que je ne tolère pas l’indiscipline.

Il avait dit cela d’une voix si lasse que, pour la toute première fois, elle peina à prendre sa menace au sérieux.

— Pardon d’avoir demandé, s’excusa-t-elle malgré tout.

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