42.1

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Il semblait à Yue que Léopold avait beaucoup vieilli en quatre lunes. Ses traits s’étaient creusés et son pas s’était raidi. En vérité, la lassitude plus que le temps en était cause. Il n’avait plus connu le repos ni la quiétude depuis trop longtemps. Pour son malheur, deux décans de route le séparaient encore de Lismel.

Un crépuscule très frais succédait à une chaude journée. Léopold et ses gens l’avaient passée à préparer le plus difficile de leur périple : la traversée du désert. Trois voitures composaient leur convoi, attelées de quatre éales chacune ; la première chargée de matériel et de vivres, la deuxième dédiée au transport de la domesticité, la dernière pour le mestre. Toutes avaient été nettoyées, réapprovisionnées et alignées pour le départ à la frontière d’Hizaar.

Léopold inspectait les trois véhicules en finissant son cigare. Un bout si court qu’il menaçait de lui brûler les lèvres lui restait en bouche. Il lâcha le mégot avant cette douloureuse échéance. Un de ses hommes se chargea de l’écraser pour lui.

— En route, commanda le mestre. Je veux que nous soyons sortis de l’Almahar au plus vite.

Yue et Bard avait passée l’après-midi dans le silence et la gêne, incapables de parler ou de se mouvoir pour autre chose qu’obéir à la voix qui venait de s’élever. Tous deux avaient les jambes engourdies par leur immobilité prolongée. Ils durent se faire violence pour mettre un pied devant l’autre.

Le fabuleux ne s’était pas défait de son bagage. Il le portait encore à bout de bras en entrant dans la voiture de service. Yue allait l’imiter lorsque le Mestre l’interpela.

— Tu passeras le voyage en ma compagnie, lui annonça-t-il. Viens, dépêche-toi.

Embarquer dans la voiture de Mestre Makara fit à Yue l’effet de passer le seuil d’un salon des curiosités miniature. Un rideau épais doublait la portière, conférant à l’habitacle sa propre atmosphère. Une douce lumière nimbait ses parois d’un éclat d’or sans qu’aucune lampe n’y fût allumée. Cet éclat semblait tomber des dorures du plafond, des modénatures des fenêtres closes et des motifs brodés sur les rideaux de velours bleu. Une banquette matelassée longeait trois des quatre parois, contournant un meuble de rangement ouvragé dont le plateau supérieur faisait office de table. Les volets occultants des vitres étaient de bois précieux, sculptés en bas-reliefs. Des créatures y étaient représentés dans une mêlée fantasmagorique.

Lorsque le valet de pied ferma la portière derrière eux, arrachant un sursaut à Yue, tous les bruit de l’extérieur se turent. L’ambiance se fit instantanément plus pesante, et l’air plus chaud.

— Retire ton manteau, la pressa Makara en se mettant lui-même à l’aise.

L’attelage se mit en branle, si vite que Yue fut projetée sur l’assise. Étrangement, passée cette première secousse, nul cahot n’agita plus le véhicule. La fillette observa l’habitacle encore une minute.

— Pourquoi la voiture ne secoue plus, Mestre ? sollicita-elle.

— Elle avance en amortissant les chocs. Et Cesse de m’appeler Mestre. J’ai récupéré ta tutelle, pas tes droits de vie.

— Je… comprends pas bien, avoua Yue.

— Pour le moment, je suis ton tuteur, pas ton propriétaire, expliqua Makara.

Cette révélation la perturba au plus haut point. Elle ne connaissait le mot tuteur que par l’image d’Hiram Adade : un homme qui lui avait lu des histoires, chanté des chansons ; avec qui elle avait pris le thé et fait des promenades… Léopold Makara pouvait-il vraiment être un tuteur ?

— Comment je dois vous appeler, alors ? demanda la petite fille.

— Ne m’appelle pas.

— Mais si je dois vraiment vous appeler ?

— Tu n’as toujours eu que le mot mais à la bouche. Je t’assure que c’est détestable. Sois patiente, je t’apprendrai comment t’adresser à moi quand j’aurai décidé de ton statut dans ma maison. Il se peut que tu restes ma pupille longtemps. Présentement, je n’ai pas de travail rentable à te donner et je ne tiens pas à t’employer au risque de t’abîmer. Je ne veux pas non plus te vendre si jeune. Je sais trop bien quel genre d’homme pourrait vouloir de toi et je ne veux rien de ce genre d’individu. S’il est un argent sale, c’est bien le leur.

Léopold clôtura abruptement la conversation en ouvrant un livre sorti du meuble central. Yue eut pu laisser le silence s’appesantir, mais une question l’oppressait davantage.

— Mestre ?

Il leva les yeux de sa page.

— Tu n’écoutes pas, Yue, l’admonesta-t-il. Nous nous fâcherons.

— Pardon, mais j’ai une question importante.

— Soit. Pose-la.

— Mon papa, vous savez où il est ?

— Rin ? Pas tout à fait. Je n’ai que des soupçons, aucune certitude.

— Quels soupçons ?

— Je ne me suis engagé à écouter qu’une question, rappela-t-il en tourant une page de son livre.

Elle se tut, penaude, comprenant qu’elle avait trop usé de son droit de parole. Elle devrait s’y reprendre patiemment et de façon réfléchie plus tard pour satisfaire sa curiosité. Ibranhem lui avait souvent reproché de poser trop de questions sans se donner le temps de réfléchir aux réponses. Il n’était sans doute pas trop tard pour commencer à l’écouter.

— Il y a une couverture sous ton assise, l’informa Makara. Dors, si tu peux.

En poussant les éales, déjà véloces et endurants par nature, sortir du désert ne leur prit qu’un jour et deux nuits. Ce temps, Yue le passa surtout entres les quatre parois du véhicule outrageusement luxueux de son nouveau tuteur. Lors de leurs trop rares haltes, elle cherchait à rencontrer Bard. Lui, manifestement, cherchait à l’éviter.

Cela contrariait beaucoup la petite fille. Le fabuleux avait reçu pour elle les mots d’adieu de son petit frère et de son précepteur, mais ne lui en avait presque rien dit.

Artiste itinérante de son état, Yue avait appris très jeune à accepter la séparation. Elle eut tout de même voulu que celle d’avec Isaac se passât autrement ; qu’il l’assurât d’être bien, là où elle le laissait.

Les jours passaient. Les paysages défilaient. L’opportunité de reparler de Rin au mestre ne se présenta pas. Yue essaya bien d’en créer une, mais la gifle que lui valut son initiative la dissuada d’en prendre d’autres.

Le voyage fut très long, très calme. Ultimement, en temps et en heure, Lismel s’offrit. Cette terre faisait pousser la roche. Les forêts y étaient de menhirs plus que de conifères ; les arbres, tortueux et maigres, y rasaient le sol tandis qu’une majorité écrasante de pierres crevait le ciel au-dessus d’eux. Comme les végétaux, ces éminences rocheuses changeaient de teinte au fil des saisons. En ce mois prévernal, elles avaient encore la pâleur de l’hiver, les rayons du soleil, point encore chauds, mais lumineux, faisaient étinceler les cristaux de neige qui s’accrochaient en altitude autant que les trésors minéraux prisonniers du granit.

Penchée par la fenêtre, Yue avait la moitié du corps hors de l’habitacle. Éblouie par le paysage et assourdie par le vent, elle entendait à peine battre son cœur. Le cirque ne s’étant jamais produit à Leum, elle découvrait cette contrée pour la toute première fois.

Parmi les pierres dressées, la haute silhouette d’une tour cylindrique se détacha du paysage : un édifice élancé, tout en briques noires, couronné de créneaux et paré d’une volée de marches tournantes.

L’attelage ralentissait. Le vent faiblissait. Subitement, un cri issu de la tour emplit l’atmosphère et ses échos. Un cri humain.

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