41.1

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— Tu as recommencé à boire, constata Léopold en regardant sa sœur vider son troisième verre de vin.

— Et alors ?

— Alors tu me fais désespérément honte.

Sans considérations pour le reproche de son aîné, Mildred tendit la main vers le pichet de vin pour se resservir. Léopold fut plus vif. Il s’empara de la hanse et la maintint hors de portée de sa sœur.

— Je suis, chez moi, Léo.

— Tu seras réellement chez toi lorsque tu n’auras plus besoin du frère que tu détestes tant pour t’imposer face à ton propre mari.

— Je me serais passée de ton aide si ma situation n’avait pas été si délicate. J’ai le bras court, en ce pays, et bien peu de chance de l’emporter en justice face à un homme, à plus forte raison mon époux.

— Se pourrait-il que tu réalises enfin que tes choix ont des conséquences, Milly ? Tu as décidé seule épouser Hiram, de t’installer ici, et de t’éloigner de notre famille. Paradoxalement, tu t’es acharnée à te mêler de mes affaires.

Mildred ramena enfin son bras à elle. Son visage se colora, autant d’ivresse que de colère.

— J’ai suivi la procédure ordinaire, se défendit-elle.

— Je te l’accorde, tu as su mettre de l’ordre dans mon administration avec efficience. Mais pour une bonne décision, tu en as pris dix mauvaises, à commencer par celles qui m’obligent à m’attarder ici.

— Devrais-je m’excusez d’avoir voulu te venir en aide ?

— Tu as déclaré la mort du fils unique de la So Hae Temehn et affranchi sa petite-fille bâtarde. Tu n’as pas idée du désordre occasionné par ton indélicatesse. Depuis, notre famille et la leur sont en querelle par ta faute, et ce ne sont pas les seuls. Tu as aussi fait produire l’acte de décès de Benabard. Tu sais sous quelles conditions les Yggdrasil ont offert une de leurs filles à notre défunt père ? Toi, moi, nos enfants, leurs enfants… nous devons tous être enterré en pays Tjarn sur au moins trois générations. Des sacrifices humains ont été faits pour apaiser les idoles, alors même que ton fils est encore vivant.

— Cette chose n’est pas mon fils ! Et c’est pour t’obéir que je l’ai déclaré mort. Je t’interdis de me blâmer pour ça !

Léopold leva les yeux au ciel.

— Il m’a fallu plus de temps pour arriver à Brela qu’il ne t’en a fallu pour arriver ici et nous mettre dans l’embarras. Je ne t’ai pas transmis d’ordre.

— Je n’ai pas rêvé ta lettre, Léo.

— Tu as été dupée. Tante Adelpha a pris l’initiative d’emprunter ma signature pour t’aider à faire ton deuil. Elle me l’a fais savoir par courrier. Tu as été assez bête pour croire à sa ruse et t’enliser dans l’erreur de ton propre chef.

— Tu… Non, elle n’aurait jamais…

Mildred s’interrompit. Elle prit subitement la mesure de son manque de discernement. Son désespoir l’avait rendue aveugle et sourde. La honte la laissait exsangue.

Les contrefaçons avaient toujours été la spécialité d’Adelpha. Ni son grand âge ni sa maladie n’avaient pu l’abîmer au point de lui ôter ce don. Elle en avait usé de toutes les façons possibles et imaginables. Créer des archives, véhiculer de faux décrets, rectifier des contrats, envoyer aux noms de leurs parents absents de fausses cartes de vœux à ses neveux et nièces…

Une vague de dégout souleva le cœur de Mildred. Le vin aidant, elle tomba de sa chaise et rendit à même le sol.

Les yeux vides de pitié, Léopold l’observa un court instant, puis se leva.

— Je vais faire un tour, annonça-t-il. Mes jambes sont engourdies.

Il abandonna sa sœur sans autre formes de politesse. Tara se trouvait à quelque distance de là. Léopold se donna la peine de l’envoyer vers sa Mestresse. Malgré la pluie, son personnel à lui était resté à l’extérieur, comme son étui à cigare. Présentement, les deux lui manquaient.

Lorsqu’il gagna l’entrée, décidé à prendre la porte, un hoquet de surprise l’interpella. Il leva les yeux vers le sommet de l’escalier et découvrit Yue, les yeux exorbités et les mains crispées sur son habit.

— Attention, Mademoiselle, vous froissez votre jupe, fit remarquer l’esclave qui marchait derrière elle.

— Une sale manie, n’est-ce pas ? plaisanta Léopold en esquissant un rictus. Je ne compte plus les fois où je l’ai reprise à ce sujet.

Sans prêter attention à lui, Krisha posa les livres d’étude de sa Mestresse pour défroisser l’étoffe malmenée.

Yue desserra les poings. Une chute de tension brutale lui fit perdre pieds. Elle tomba à genoux.

— Mademoiselle ! se récria Krisha en lui attrapant le bras avant que le haut de son corps ne heurte le sol.

Le pouls de l’esclave s’emballa au même rythme que le souffle erratique de la petite fille.

— De l’aide ! appela-t-elle avec autorité.

Les secours ne se firent pas attendre. Ils arrivèrent de tout côté, de l’étage haut comme de l’étage bas. Momentanément, Léopold trouva à l’attroupement la grâce d’un corps de ballet. Tous restèrent à distance de la petite fille en crise, conscients que l’étouffer par leur présence ne l’aiderait pas à mieux respirer. L’un d’eux prit tout de même l’initiative de lui présenter un verre d’eau. Yue faillit s’étouffer en essayant d’en prendre une gorgée, puis une accalmie subite la plongea dans la torpeur. Sa nuque était raide. Une lumière absente l’aveuglait et un mur intangible l’isolait du monde. Son esprit s’en était allé là où rien n’avait prise sur elle : quelque part sur une grande scène où la douleur n’était qu’une illusion. Cette quiétude fictive fit perdre toute substance à son regard.

— Vos devoirs attendront ce soir, décréta Krisha. Vous allez dormir un peu avant de déjeuner.

Se montrant extraordinairement habile au regard de son handicap, elle redressa la petite fille et la prit en charge sur son bras unique. Yue l’enlaça instinctivement en reposant la tête sur son épaule.

Krisha jeta à Léopold un regard des plus accablants, sans la moindre considération pour son statut.

— Vous devez être son ancien mestre, comprit-elle. Sauf votre respect, vous devriez partir.

Mue par la colère que la compassion lui inspirait, elle raccompagna Yue à sa chambre sans se douter qu’elle le faisait pour la dernière fois.

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