39.2

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Faisant fi des boniments d’usage, Leopold et sa sœur poursuivirent leur entrevue autour d’une table. Hiram se joignit à eux sans délais après y avoir été convié par son épouse. La colère l’éprouva jusqu’au vertige en reconnaissant le propriétaire dépossédé du Cirque des Chimères.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main austère. Eux non plus ne s’épandirent pas en politesses. Ils n’en avaient aucune de sincère à formuler.

— Je suis surpris de vous revoir, avoua Hiram en s’installant. Je m’étais laissé dire que votre sœur et vous aviez cessé toute correspondance.

— Moi aussi, figurez-vous, conflua Léopold d’un ton caustique en avisant Mildred. Je ne suis pas plus heureux d’être ici que vous de m’y voir, aussi je vais être bref. Je suis venu récupérer ma petite cavalière.

La surprise d’Hiram fit place à l’ombrage, et sa colère à un profond sentiment de dégoût.

— Vous perdez votre temps. Yue est ici chez elle. Librement. Je suis son tuteur, pas son Mestre, aussi je ne veux ni ne peux vous la vendre.

— Je ne regarde pas le récent affranchissement de Yue comme une contrainte majeure, fit savoir Léopold. Il est le fruit de démarches peu rigoureuses, appuyées sur des suppositions infondées ou fausses, notamment la mort de Rin, et la condition humaine de sa fille.

— Yue est humaine, protesta Hiram.

— Yue est une apatride, fille d’une apatride et sera à jamais une apatride. Elle vivra esclave aussi longtemps qu’elle vivra en Terres Connues. Il en est ainsi pour tous les fabuleux.

— Elle est humaine, s’obstina son tuteur, autant que mes propres filles. Vous ne pouvez pas prouver le contraire.

— Les preuves, vous en aurez si vous me contraignez à en produire, mais j’aime autant ne pas en arriver là. Comparer Yue à vos filles reviendrait à confondre un chaton et un lionceau. Vous pouvez élever les deux ensembles sans distinction, mais du jour au lendemain, l’un sera en mesure de dévorer l’autre. J’ai aperçu vos jumelles. Ce sont deux adorables petits chatons. Pas Yue. Cette créature est à la fois une lionne, un serpent et une fée malfaisante. Vous serez tôt ou tard dépassé par la vitesse à laquelle elle se fera les griffes, les crochets et les ailes.

— J’ai un fils adolescent passionné de nécromante. Je ne crains ni la magie, ni la vitesse à laquelle les enfants peuvent changer.

Léopold eut un sourire hautain, proche de celui qu’on pouvait ordinairement voir à sa sœur.

— Vous êtes un père aimant, j’en suis certain, mais vous n’êtes pas Mestre Collectionneur, raison pour laquelle j’entends vous débarrasser de toutes les chimères qui vous encombrent.

— Au risque de me répéter, personne ici n’est à vendre.

— Je ne parle ni d’achat ni de vente, Hiram. Vous avez indûment pris possession de mon esclave et de mon dragon au nez et à la barbe de son Mestre légitime : ma sœur, qui avait mes biens à sa charge de façon intermittente. Le vice de procédure est par trop évident. Je vous demande de me rendre ce qui m’appartient. Entendons-nous, je n’ai pas besoin de votre accord pour obtenir gain de cause. C’est à la discrétion de Milly que je ne vous arrache pas ce qui me revient sans sommation.

Léopold s’enfonça dans son siège et se croisa les jambes. Son regard glissa de nouveau sur sa sœur. Silencieuse, immobile, elle fixait ses mains, mais fusse la chaleur ou l’embarras, ses joues s’empourpraient.

— J’ai beaucoup à vous reprocher, Hiram, reprit Léopold gravement. Dernièrement, vous avez manqué à vos devoirs envers ma petite sœur. Votre contrat de mariage stipule que vous devez protection à sa personne physique autant qu’à sa personne morale. Cela comprend la garantie de son confort matériel, le respect de sa vie privée et le maintien de sa bonne position dans le monde. Or, non content de lui faire habiter une ville miséreuse où il lui est impossible de faire société convenablement, vous la contraignez à vivre sous le même toit qu’un arcaniste à qui vous permettez de faire des expériences dangereuses. À cela s’ajoute les monstres que vous hébergez au mépris de sa sécurité. Entendons-nous, cette situation n’est pas tolérable.

L’indignation arracha Hiram de sa chaise.

— Vous devriez vous en aller, suggéra-t-il véhément à son beau-frère.

— En êtes-vous sûr ? Si je quitte votre demeure sans accord signé de votre main, je serais obligé d’engager des poursuites contre vous, en mon nom et en celui de ma sœur. Assurément, vous ne seriez pas en mesure d’assumer les pertes financières qu’engendreraient votre séparation d’avec elle. La valeur de sa dot à refaire, intérêts compris, des frais de justice et des compensations pour préjudice majore de beaucoup celle de vos avoirs disponibles. La pension d’un étudiant coûte cher, l’éducation de deux jeunes filles aussi. Je ne vous crois pas suffisamment inconscient pour risquer l’avenir de vos véritables enfants. Votre autre épouse sera certainement d’accord avec moi.

Le cœur d’Hiram trébucha dans sa course.

— Laissez Maleka en dehors de cela.

— Vous ne comptez pas la consulter ? Agissez-vous souvent sans octroyer de droit de regard à vos femmes ?

Mildred cacha difficilement un sourire de satisfaction tandis que son mari se renfrognait toujours plus.

— Prenez donc quelques heures pour réfléchir ou discuter avec qui bon vous semblera. Ma sœur et ma tante sauront m’occuper.

La mâchoire abominablement contractée d’Hiram lui rendait la parole difficile, sinon impossible. Il aurait pourtant voulu crier, hurler, frapper, mordre peut-être ! Sa nature trop douce ne l’autorisa qu’à ravaler une bile amère, détourner le regard et rendre une pièce de sa propre maison à l’homme et à la femme résolus à détruire son foyer.

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