39.1

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Un sentiment de plénitude habitait Maleka lorsqu’elle s’éveilla. Le souffle ensommeillé de son époux lui chatouillait le creux du coude tandis qu’elle l’enlaçait. Les ondulations contrastées de ses cheveux effleuraient doucement ses seins nus et leurs jambes entrelacées lui faisait oublier quelle partie du corps qu’ils formaient à deux lui appartenait en propre.

Elle eut voulu que ce moment durât toujours. Cependant, le jour était né. Il lui fallait abandonner la place de l’amante pour prendre celle de la mère. Résignée, elle vola un dernier baiser à Hiram, revêtit son déshabillé et quitta la couche de son bien-aimé.

Le temps était à son meilleur : une pluie torrentielle s’abattait sur Hizaar. L’âme légère, Maleka songeait que la sécheresse ne serait pas à craindre, cette année-là. Son soulagement lui inspira un chant de grâce à l’attention des Astres. Elle l’entonna en cheminant vers les bains.

Le grand bassin était occupé. Lascivement étendue dans l’eau, dos à l’entrée, Mildred se nichait l’oreille au creux des bras quelle tenait croisés sur la margelle. Surprise, Maleka eut un mouvement de recul.

— Ferme cette porte, bougonna Mildred. Il y a des courants d’air.

La Jeradienne hésita, puis referma précautionneusement les deux panneaux derrière elle, tout en laissant son déshabillé lui tomber des épaules. Une fine chaîne de corps alourdie de petits joyaux lui restait sur la peau. Mildred se tourna au cliquetis du bijou pour fixer celle qui le portait tandis qu’elle s’immergeait dans le bain parfumé et se lovait à l’angle opposé du plan d’eau.

Les coépouses s’observèrent longtemps, sans un mot. Enfin, Mildred se para d’un sourire affable, extirpa du bassin ses courbes minces et s’en fut d’un pas ferme et mesuré : celui d’une femme certaine de sa victoire sur un adversaire à peine conscient de s’être battu.

Mildred se couvrit, puis se rendit jusque dans l’aile des hommes pour rejoindre celui que Maleka avait abandonné à ses derniers songes.

Hiram était à peine levé. Si l’absence de sa première épouse ne l’étonnait guère, l’apparition de la seconde le laissa interdit. Il dut se faire violence pour sortir de son état d’hébétude.

— Puis-je vous aider ? hasarda-t-il.

Il avait le sentiment de s’adresser à une passante égarée plutôt qu’à un membre de sa famille.

— Vous le pouvez, répondit Mildred. Je reçois du monde, aujourd’hui. Nul besoin d’y mettre les formes, je veux seulement être sûre que ni le traditionalisme de votre épouse ni l’anti-impérialisme de votre aîné ne gâcheront ma journée. Mon invité gardera ses chaussures et s’adressera aux esclaves comme à des esclaves. Est-ce entendu ?

— Je vous demande pardon ?

— Je vous pardonne tout d’avance à condition que vous fassiez le nécessaire pour dix heures. Maintenant, si vous le permettez, j’ai à faire.

Mildred savait mener son monde. Elle s’en retourna sans inquiétude, certaine d’être exaucée. Il ne lui restait qu’à s’occuper d’elle-même.

Un accès de coquetterie lui inspira de se faire préparer sa plus belle robe : une longue pièce d’admirable facture dont la pâle étoffe cousue d’ornements forestiers évoquait un jardin enneigé, tout en soulignant la rondeur de sa poitrine et le galbe de ses hanches. Elle se fit coiffer et recoiffer jusqu’à trouver le pli de cheveux qui sût mettre en valeur les traits réguliers de sa noble figure autant que son cou dégagé. Elle glissa un bracelet d’or blanc sous ses manches flottantes, suspendit une émeraude à chacune de ses oreilles, ceignit ses pieds de chaussures fines et se contempla avec satisfaction avant de descendre vers la grande entrée.

Des fleurs fraîches emplissaient les vases. De hautes jarres très décorées passaient de bras en tables, pleines de liqueurs parfumées. Nul désordre dans les salons, nulle salissure sur aucune étoffe ; en quelques heures, le palais avait été épuré de tous les petits défauts rendus invisibles par le brouillard du quotidien, jusqu’aux tenues des esclaves, toutes fraichement sorties des mains de laveuses.

Mildred inspecta scrupuleusement tout l’étage. Il arriva qu’en passant d’une pièce à l’autre, Krisha se trouvât sur son chemin, deux jattes de lait sur un plateau calé entre sa taille et sa main unique.

Les deux femmes ne se saluèrent pas. Mildred fit seulement remarquer à l’esclave que la demi-cape de gaze qu’elle avait cousue à sa tenue de travail pour voiler son infirmité lui conférait une élégance hors de propos et l’encouragea à s’en défaire. Sur ce précieux conseil, elle la laissa.

Revenue dans l’entrée, elle surprit le fils de Maleka assis au pied des marches, les yeux rivés vers la porte principale. Habillé d’un cafetan froissé, ses cheveux dépeignés tombant d’un chignon mal noué, il semblait s’être donné pour mission de faire tache dans le décor.

Mildred sentit la colère lui monter au nez, puis redescendre. Elle alla jusqu’à sourire en le confrontant.

— Je te pensais tout de même un brin plus mature, déplora-t-elle avec dédains.

— Et moi, je pensais devenir explorateur à quinze ans. La vie est pleine de déceptions, répliqua Ibranhem sans détacher son regard de la porte.

— Tes efforts pour me gâcher cette journée sont vains et se retournerons cruellement contre toi.

— Vous êtes très égocentrique, Rowena. J’ai autre chose à faire de mes journées que de pourrir les vôtres. Dernièrement, j’avais même oublié que vous habitiez ici. Je croise votre tante plus souvent que vous.

La porte s’entrouvrit et Ibranhem se leva sans laisser à sa belle-mère l’opportunité de répliquer. Trempé par l’averse persistante, un homme entra sans beaucoup se soucier de l’eau qu’il répandait sur le sol.

Vingtenaire au plus et bien fait de sa personne, il avait la barbe mieux finie que beaucoup d’homme mûrs, des cheveux nattés, tout juste assez longs pour se les nouer à la nuque ; de beaux yeux très bruns, très doux, des mains fines… Une taille solide, à peine plus basse que celle d’Ibranhem. Il eut pu être élégant, moins modestement vêtu. Mildred l’observait, interpelée par l’assurance qu’il dégageait en cette étrange circonstance.

— Qui êtes-vous ? l’interrogea-t-elle.

L’arrivant fronça les sourcils.

— Vous, qui êtes-vous ? répliqua-t-il, froissé par son ton condescendant.

De sous son manteau, il tira un paquet soigneusement ficelé qu’il remit à Ibranhem sans plus faire attention à Mildred.

— Je t’ai fait une décoction d’avance pour la fièvre, mais tu as toutes les herbes qu’il te faut pour te soigner pendant au moins un décan. Il y a une notice pour les dosages au fond du panier. Il y a aussi des bandages de rechange et des anti-douleurs pour Krisha. Leur goût est immonde, mais elle arrivera à mieux dormir. Et toi, essaie de fermer l’œil. Si tu es malade, c’est parce que travailles trop.

Il déposa sur le front d’Ibranhem un baiser qui, selon toute vraisemblance, ne relevait pas que de la bienveillance.

— Et donc, c’est qui elle ? redemanda-t-il.

— Jagir, je te présente Rowena, l’autre épouse de mon père. Rowena, je vous présente Jagir, mon ancien condisciple.

— Ancien condisciple ? répéta Mildred avec hauteur. Vous semblez être restés proches.

— Nous entretenons une relation amoureuse, mais chaste et respectueuse des lieux sacrés, au moins jusqu’à ma majorité, ânonna Ibranhem en singeant le ton de semonce de son père. Et c’est lui que j’attendais. Rien à voir avec vous, incroyable, n’est-ce pas ? Je vais me coucher.

Il remonta l’escalier après avoir surjoué ces dernières phases.

— Merci pour tes drogues, l’alchimiste, jeta-t-il par-dessus son épaule.

— Lis ma notice, insista Jagir.

— Compte là-dessus, souffla le malade avec désintérêt avant de disparaitre à l’angle de l’aile droite.

Jagir ne tint pas à souffrir de tête à tête avec la femme dont il n’avait entendu que du mal depuis au moins cinq ans. Le premier prétexte pour l’éviter fut le bon. Un groupe d’esclaves traversait l’entrée, les bras chargés de vaisselles. Jagir leur offrit son aide pour se donner une échappatoire qui n’impliquât pas de retourner sous la pluie.

L’évènement laissa Mildred plus perturbée que réellement irritée. Une part d’elle avait toujours été consciente – et satisfaite – du peu de renom dont elle jouissait à Hizaar. Cependant, elle réalisait que cet anonymat jetait de l’ombre sur sa personne jusque dans son propre foyer. Plus que jamais, elle était déterminée à reprendre la place qui lui revenait de droit.

— J’ai pris la bonne décision, se convainquit-elle.

L’heure n’était plus aux regrets de toute manière.

Dix heures sonnaient. La porte grinça de nouveau sur ses gonds. Mildred se campa devant elle, le souffle contenu. Son cœur se mit à battre avec l’irrégularité de l’averse.

Abrité sous un grand parapluie bleu sombre, suivi d’autant d’esclaves du Palais du Vin que d’hommes de sa propre maison, Léopold Makara passa le seuil.

— Pressons, Milly, l’exhorta-t-il. Mon temps coûte cher et tu n’as pas les moyens de te le payer longtemps.

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