37.1

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Avec le temps vint l’habitude, et avec l’habitude, l’accoutumance. Rien ne saurait s’évérer trop étrange pour faire cesser la vie. Le palais connaissait des jours heureux. L’ire d’Hiram contre son aîné s’apaisait. Il le lui faisait si bien sentir que, à son tour, Ibranhem retrouvait un peu de son naturel jovial. Maleka se résolvait peu à peu à laisser partir son fils. Cependant, ses élans de tendresses pour lui était de plus en plus nombreux et excessifs. Par association d’idée, elle se mit à craindre de voir grandir ses filles trop vite et les couvraient d’une attention qui, à l’aube de leur adolescence, était parfois mal vécue. Heureusement pour son cœur de mère débordant d’affection, il y avait Isaac.

Maleka lui donnait à profusion des leçons de musique et des marques d’amour. Un jour sur deux – celui où Ibranhem se consacrait à ses révisions et Yue à ses activités –, ils s’accaparaient l’un l’autre toute la journée. De plus en plus, Maleka songeait à s’attacher son affection durablement : l’adopter. Elle y faisait parfois allusion en parlant à son mari.

— On ne se sait rien des parents d’Isaac, n’est-ce-pas ? demandait-elle. Le pauvre petit est peut-être orphelin.

— Je le crains, hélas, répondait alors Hiram.

Malheureusement, il ne paraissait pas comprendre où sa femme voulait en venir. Maleka n’osait aborder le sujet de front pour une raison assez embarrassante : Isaac avait une prétendue sœur que Maleka n’était pas sûre de vouloir pour fille.

Le courant ne passait toujours pas entre Yue et elle. La petite fille ne récompensait les efforts de Maleka que par de l’indifférence. Au moindre reproche qu’elle se risquait à lui formuler, elle se retrouvait noyée sous une vague de mépris.

De l’extérieur, elle paraissait pourtant une fillette aimable. Isaac ne jurait que par elle. Emaëra l’adorait. Les gens de la maison la trouvaient gentille, elle savait se montrer polie avec eux. Hiram se montrait extrêmement prévenant avec elle et, comble de l’injustice, il arrivait à la petite fille de lui rendre son affection. Elle se laissait enlacer, porter ou chanter des chansons par lui. Ce constat était doux-amer à Maleka, mais surtout doux. En dépit de tout, elle aimait voir son astre heureux.

Au palais, elle-même avait sa large part de bonheur. Ces dernières nuits, les bonnes dispositions de son époux l’avaient amenée à redécouvrir les plaisirs tendres de l’hyménée. Depuis, elle se sentait rajeunie de dix ans. Dans sa satisfaction, cependant, Maleka avait une pensée de compassion pour sa coépouse. Cette jeune fleur se flétrissait, privée de soleil par caprice, privée d’eau par attrait pour le vin, et d’engrais – d’amour – par son acharnement à le repousser d’où qu’il vînt, même de sa tante.

La rééducation de Krisha allait fort. Devenue très habile de la main gauche, elle arrivait à écrire presque lisiblement, effectuer de petits travaux de couture et tirer à l’arbalète. Yue l’avait vue faire, un jour. Depuis, s’y étant discrètement essayé, Yue savait tirer à l’arbalète et l’esclave ne dormait plus que d’un seul œil. Elle avait aussi appris à passer de l’étage haut à l’étage en marchant sur la rambarde de l’escalier courbe. En plus d’escalader les murs, elle savait aussi pleinement domestiqué le grand sycomore de la cour dont certaines branches lui servaient parfois à faire la sieste. Sa taille menue lui permettait de sa cacher à peu près n’importe où, aussi Krisha était-elle devenue experte dans l’art de la traque.

L’ancienne femme d’armes se revangeait en lui donnant pour exercices physique des sessions d’entrainement militaire. Le matin, avant le bain, elle la levait à l’aube pour lui faire courir le tour complet du domaine deux à trois fois ou exécuter des séries de renforcement musculaire. Elle se débrouillait aussi pour rendre leurs promenades beaucoup plus sportives que nécessaire, passant par des rues encombrées au milieu desquels il fallait parfois ramper, sauter, presque escalader… L’esclave se rendait bien compte que, bon gré mal gré, elle affutait les armes que sa trop jeune mestresse avait déjà en nombre pour la tourmenter, mais au moins Yue tombait-elle de sommeil le soir tout de suite après avoir été couchée.

Ibranhem reprochait souvent à Krisha de trop solliciter son élève.

— Elle s’endort pendant ses leçons ! la blâmait-il sans cesse.

Plus d’une fois, Krisha fut tentée de répondre au précepteur que le problème venait peut-être de lui mais, grâce au ciel, elle parvint toujours à se contenir.

Yue avait bel et bien tendance à s’endormir pendant les cours. Pour résoudre le problème, Ibranhem lui avait purement et simplement supprimé sa chaise. Il l’obligeait aussi à signer en parallèle de ses exercices de lectures et d’écriture pour la garder active, sans quoi, elle somnolait debout.

Cette mesure disciplinaire s’était avérée d’une efficacité pédagogique insoupçonnée. La mémoire motrice de Yue étant infiniment plus développée que les autres, introduire des gestes à son processus d’apprentissage l’aidait à assimiler plus vite. Cependant, il fallait se l’avouer, elle apprenait lentement, surtout aux yeux d’Ibranhem qui avait toujours tout appris dix fois plus vite que les autres, et comparée à Isaac qui semblait avoir le même genre de dispositions que le précepteur.

Yue était consciente de ses lacunes. Son ignorance l’avait toujours complexée. Sentir qu’elle lui collait à la peau la mettait en rage. Au bout de deux lunes de travail, elle savait à peu près compter et déchiffrer des syllabes, mais écrivait très mal et s’emmêlait dans les opérations mathématiques les plus simples.

Un matin, dans un accès de mauvaise foi et face à une explication qu’elle comprenait mal, Yue avait renversé sa table et argué que les leçons de son précepteur ne servaient à rien. Le jour même, son temps de récréation fut supplanté par une punition.

— Ça devient lassant, se plaignit Yue au bout d’une heure de celle-ci.

— Tu sais ce que lassant veut dire ? douta Ibranhem.

La petite fille contint un soupir.

— Un peu, répondit-elle.

Adossée à un mur à l’angle de la pièce, Krisha les observait avec un irrépressible sourire au coin des lèvres. Le corps absorbé par un fauteuil près de la fenêtre, les yeux cernés, Ibranhem était plongé dans sa lecture du moment : Art et Méthodes du Discours Rhétorique. Pendant ce temps, assise par terre, Yue comptait les carreaux du sol de la salle à manger. Ils étaient tous carrés, courts d’arêtes, et formaient d’anguleux motifs aux teintes de nacre et d’argents qui répondaient à ceux du plafond.

Au regard contrit de Yue, Krisha devina que, pour la troisième fois, elle venait de perdre le fil de son dénombrement.

— Je sais plus où j’en suis, avoua effectivement la pénitente quelques secondes plus tard.

— Dommage pour toi, feignit de compatir son précepteur. Recommence.

Affligée, partant du même coin de la pièce que les deux fois précédentes, elle reprit le décompte au premier carreau.

Tapis dans l’ombre du fauteuil d’Ibranhem, Bard s’aiguisait la griffe sur un bout de métal dont il ne se rappelait plus la provenance, pour tuer le temps.

— Je peux peut-être emmener Monsieur s’aérer, d’ici à ce que Mademoiselle finisse, proposa Krisha à qui le fabuleux faisait un peu pitié.

À cause de Mildred, il pouvait à peine circuler librement dans le palais et ses jardins. Il ne respirait vraiment que lorsque Yue sortait du domaine et l’emmenait avec lui, privilège qu’il perdait toutes les fois que sa trop jeune mestresse contrariait son précepteur. Souvent, donc.

— Hors de question, refusa Ibranhem. Mon Père a été clair, tu ne quittes pas Yue des yeux et Bard ne sort pas sans elle.

— Le Mestre exige aussi que Mademoiselle ait du temps pour jouer à l’air libre.

— Elle en aura quand elle sera sage.

Krisha ne trouva rien à opposer à cet argument. Aussi continua-t-elle à perdre son temps, Bard à s’ennuyer et Yue à compter les carreaux. Un nouveau quart d’heure s’écoula ainsi, puis Hiram parut à l’entrée.

— Vous êtes donc là, tous, constata-t-il. Que faites-vous à l’intérieur, par ce temps ? Et toi, Yue, qu’as-tu de si intéressant à voir par terre ?

— Je compte les carreaux, expliqua-t-elle. Un par un.

— Oh. Pourquoi fais-tu cela ?

— Parce que j’ai renversé de la table. Et j’ai dit à Ibranhem que les multiplications étaient stupides. Et d’autres trucs comme ça, pas très polis.

Le scepticisme brouilla les traits d’Hiram. D’un côté, il trouvait son fils légèrement excessif. De l’autre, il devait admettre que Yue avait une propension à la révolte qui avait tendance à l’impatienter lui-même.

— Yue. Si tu n’es pas d’accord avec ton précepteur, il y a des façons plus convenables de l’exprimer. Protester insolemment est un défaut que vous avez en commun, cependant. J’ose espérer que cette situation vous sert de leçon à tous les deux.

Vexé par cette semonce infantilisante, Ibranhem ouvrit la bouche sur une exclamation muette, puis se renferma tout entier sur sa lecture. Hiram passa une main insupportablement paternelle dans ses cheveux, un rire grave comprimé au fond de la gorge.

— Ne te méprends pas, je suis très content de ton travail. Tes méthodes sont discutables, mais pas ton sérieux. Je suis très fier de toi.

Tâchant de ne pas sourire de satisfaction, Ibranhem referma son livre.

— Merci, Mon Père, fit-il avec contenance. Viens voir une seconde, joli sourire, appela-t-il ensuite.

Méfiante, Yue repéra une dernière fois son carreau avant de se lever et de trainer ses jambes engourdies jusqu’à son précepteur qui lui fit signe de s’assoir sur l’accoudoir près de lui. Muni d’une feuille de papier usée et d’une mine de plomb, il lui expliqua comment elle aurait pu, en très peu de temps, connaître le nombre de carreaux grâce aux multiplications.

— Tu vois que ce n’est pas si inutile, fit-il pour conclure son explication.

— Ça sert à… être puni moins longtemps ?

Cette fois-ci, Krisha ne put empêcher un éclat de rire de passer ses lèvres. Son rire entraîna celui de Bard qui ne perdait pas une miette de la conversation. Hiram s’y laissa aller à son tour.

— C’est ça, abdiqua Ibranhem à bout de volonté. Tu as tout compris.

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