34.2

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Isaac s’adaptait assez bien à la vie au palais. Il la trouvait même plus confortable que celle qu’il avait menée au cirque – car plus proche de sa vie d’avant. Il y était bien nourri, bien vêtu, bien couché et bien soigné. Il s’y sentait si à l’aise qu’il n’avait plus ressenti le besoin de retourner dans son endroit secret depuis presque deux lunes. Au lieu des forains qui l’ignoraient et le brusquaient, une foule de serviteurs prenait soin de lui comme d’un prince ; il commençait même à ne plus se sentir intimidé par leur omniprésence. Sa sœur avait enfin du temps à lui consacrer de jour comme de nuit et la famille Adade les traitait tous les deux avec tant de gentillesse qu’il s’y sentait attaché comme à d’anciens amis. Dans son insouciance, il en arrivait à oublier une myriade de choses : sa peur, sa tristesse, ses cauchemars… Il lui arrivait même de cesser de penser à sa mère.

Isaac n’en avait pas parlé à Yue mais, de tous les habitants du palais – après elle –, il appréciait surtout Maleka. Elle avait pour lui mille petits gestes tendres qui lui réchauffaient le cœur ; ses sourires, la douceur de sa voix, la façon délicate dont sa main se posait parfois sur ses épaules, les chansons qu’elle fredonnait toujours un peu plus fort lorsqu’elle se savait écoutée de lui… Quelques fois, alors que Yue se reposait ou s’occupait à autre chose, il lui était arrivé de se promener dans le jardin avec la mère de famille. Elle connaissait les noms jerild de chaque fleur, chaque herbe et chaque arbre qui y poussaient. Pour aider Isaac à se les remémorer, elle les avait faits rimer et avait composé un air sur sa cithare pour porter les paroles. Tantôt, elle le rejouait au gré du soleil couchant. Alors, Isaac souriait, fier d’être le seul à connaitre l’origine de ce morceau.

Maleka n’avait pas accompagné ses filles à l’école, ce matin-là. Après le petit-déjeuner, Isaac et elle s’étaient tenus compagnie toute la journée pour le plus grand plaisir du petit garçon. Elle l’avait rassuré quant à l’état de Yue et aidé à assembler un petit bouquet de fleurs qu’il pourrait lui offrir lorsqu’elle serait autorisée à sortir de leur chambre. Cette activité leur plut tant qu’ils se mirent en tête de dresser et décorer toute la table du thé, déchargeant les esclaves de cette corvée. Le bouquet promis à Yue ayant été absorbé par les agréments divers de la table, ils réfléchirent ensemble à un présent de rechange susceptible de plaire à la grande sœur.

Après un moment à échanger tant bien que mal sur les goûts de la fillette, Maleka proposa d’offrir une des petites boîtes de fruits confits qu’Hiram lui avait ramenées de Li-Horie. Elle les consommait avec d’autant plus de parcimonie qu’elle aussi les appréciait beaucoup mais c’était peu sacrifier au bonheur d’Isaac.

Maleka montrait au petit garçon diverses façons de nouer un cordon de soie autour de la boîte lorsque Meriem vint mener les jumelles auprès de leur mère, dans la salle à manger. La mère de famille fut très vite et assez brutalement accaparée par elles. Emaëra et Ismé se disputaient systématiquement le privilège d’être la première à raconter leur journée. Refroidi par leur vivacité, Isaac s’écarta de Maleka et se renferma dans l’attitude discrète qu’on lui connaissait le mieux. Il refit seul un des nœuds qu’il vannait d’apprendre et se posta en observation de l’entrée en attendant sa sœur qui ne devait plus tarder.

Yue avançait, précédée par son nouveau précepteur et suivie pas sa gouvernante attitrée. Tous trois cheminaient en silence vers la salle à manger lorsque Krisha s’éclaircit ostensiblement la gorge.

— Vous avez tort de vous allier pour mentir au Mestre, tous les deux. Il pourrait vous percer à jour.

Les interpellés se retournèrent. Yue ne soutint le regard de l’adulte que quelques secondes. Ibranhem, lui, l’affronta sans cligner des yeux.

— Je t’aime bien, Krisha, lui déclara-t-il. Tu es plus maligne que les autres. Ce serait vraiment triste que tu nous quittes. Je ne pense pas que la garde du Sultan puisse te reprendre dans ton état.

La jeune femme serra le poing et les dents, élancée par la douleur de son membre fantôme.

— Viens, Yue. Le thé va refroidir.

Sur ces mots, il reprit son chemin d’un pas détendu, mais la main beaucoup trop bien accrochée au poignet de sa nouvelle élève. Affreusement gênée pour sa part, Yue se contenta de suivre en silence.

Elle ne comprenait toujours pas l’étrange comédie qui s’était jouée sous ses yeux au sous-sol, mais commençait à sentir que son propre mensonge n’avait pu tenir que par le secours de plusieurs autres, dont celui d’Ibranhem. Elle avait une dette envers lui et il paraissait déterminé à le lui faire comprendre.

Les habitants du palais se réunissaient rarement autour d’une même activité, aussi le thé était-il un moment privilégié : l’heure que chacun devait réserver aux autres, contrairement à celles des repas qui se passaient généralement de cérémonie. Maleka s’était abstenue d’y assister une bonne dizaine de jours après la nuit de l’attaque puis, désireuse de reprendre son quotidien, elle avait choisi cette heure pour renouer progressivement avec son foyer. Sa coépouse, à l’inverse, choisissait ce moment pour occuper les bains, de façon à n’y croiser personne.

Yue s’installa à sa place ordinaire, à côté d’Isaac. Après avoir laissé sa mère le baiser au front et témoigné le même geste de bienveillance à ses deux sœurs, Ibranhem prit la sienne ; à la gauche d’Hiram qui se faisait attendre.

— Je crois qu’Isaac à quelque chose pour toi, fit remarquer Ibranhem à Yue.

Dans son trouble, la petite fille n’avait pas prêté la moindre attention à son frère qui, de son côté, n’avait cessé de la dévisager en espérant capter son regard. Enfin, ils purent se considérer mutuellement. Isaac sourit et tendit son présent à bout de bras. Elle s’en saisit, interloquée.

— C’est pour te consoler, expliqua le garçonnet.

Elle fronça les sourcils.

— J’ai pas besoin d’être consolée, se vexa-t-elle.

L’expression d’Isaac se froissa et ses bras se rétractèrent machinalement.

— Euh… je… d’accord. Pardon.

— Pourquoi tu t’excuses ?

Isaac resta muet, sans souffle, luttant contre une soudaine envie de pleurer.

Tu ne sais pas être gentille ? signa Maleka à Yue par gestes coupants. Même avec ton frère ?

La petite fille battit confusément des paupières, sans comprendre ce qu’on lui reprochait.

Tu pourrais au moins dire merci.

Ses lèvres s’incurvèrent et ses yeux oscillèrent des mains de Maleka à sa figure pincée.

— Merci, bredouilla-t-elle sans savoir à qui ou pourquoi.

Quelques autres répliques de ce dialogue de sourd furent encore jetées, puis l’irruption d’Hiram fit cesser toutes les échangées. Malgré les efforts qu’il s’imposait pour recouvrer un état de paix, il avait les traits figés dans la contrariété. Tâchant de ne pas aggraver son humeur, son épouse fit signe de commencer le service.

La conversation peinait à reprendre sous de bons auspices. Le silence s’alourdissait entre des phrases jetées sans conséquences. Hiram jugea la circonstance favorable à une annonce qu’il n’aurait su beaucoup différer de toute façon.

— Ibranhem va passer le concours d’entrée à l’Université, décréta-t-il inopinément.

Son épouse revêtit le sourire de convenance qui lui servait à cacher son étonnement et son appréhension.

— Tu ne m’apprends rien, Mon Astre, répondit-elle sur le ton forcé de la plaisanterie. Il a toujours été question qu’il y aille, dans quatre ans.

— La prochaine session d’admission est dans trois lunes. C’est de celle-ci que je parle.

Maleka inspira brusquement.

— Est-ce que ce n’est pas un peu tôt ? expira-t-elle.

— L’absolue licence dont il bénéficie entre ces murs ne lui profite pas, Maleka. Son instruction est excellente, mais son sens des responsabilités ne jouit pas du même développement.

— Je ne veux pas te contester, Hiram, mais tu parles de me retirer mon fils unique quatre ans plus tôt que prévu alors qu’il est à peine remis de ses blessures. De graves blessures ! tu es sûr de ne pas vouloir y réfléchir encore ? Il sera toujours temps l’année prochaine.

— Mon Père a pris sa décision, intervint Ibranhem, agacé par l’effort qu’il savait vain. J’ai fait sortir mon frère sans permission hier soir. Avant ça, je l’ai invoqué au moyen d’un arcane sacrilège que je n’étais pas censé connaître. Encore avant, j’ai perdu mon préceptorat en couchant avec Jagir Ishvahar. Oh, et il paraît que je deviens très insolent depuis quelques temps. Je mérite d’être sanctionné. Pouvons-nous changer de sujet ?

La conversation cessa pour ne jamais reprendre.

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