33.3

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Si Yue saignait du bras, elle avait surtout mal à l’épaule – elle se l’était démise – et à la cheville qu’elle s’était refracturée. Malgré la douleur, elle allait de l’avant, résolue. Bard suivait timidement, rasant le sol à ses pieds. Il songeait aux excuses qu’il aurait à présenter en recouvrant des organes vocaux, d’abord à elle, puis à Hiram quand il découvrirait leur aventure.

— Il a pas besoin de savoir, répondit Yue aux pensées de son compagnon d’infortune. Je dirai que je suis tombée en jouant au funambule sur le bord du toit.

C’était une habitude qu’elle avait réellement et qui déplaisait beaucoup à son tuteur. Il l’avait déjà assez sérieusement grondée à ce sujet, l’adjurant de travailler ses figures à des distances plus raisonnables du sol que la cime du domaine. Elle n’aurait probablement pas trop de mal à lui faire croire qu’au gré d’une nuit sans sommeil, elle lui avait désobéi.

Elle avait déjà raconté le même genre de mensonge à son père, prétextant une chute d’arbre après s’être prise pour une trapéziste. Si Rin l’avait cru – ce qui ne l’avait pas empêché de la ragréer sévèrement –, elle pouvait bien convaincre n’importe qui.

La petite fille trébucha sur sa douleur. Au moment de rencontrer le sol, Bard se posta en appui pour l’empêcher de tomber. Gestuellement, il l’encouragea à reprendre place sur son dos. Elle hésita, mais finit par céder. Ensemble, ils cheminèrent jusqu’à l’amas rocheux qui avait attiré l’attention de Yue. En contrebas de l’éminence s’étendait un profond bassin d’obscurité. Après de longues minutes à fixer ce néant au son des hurlements du vent et de leurs souffles saccadés, Bard prit l’initiative de cracher une flamme pour jeter un peu d’éclat sur cette ombre opaque. Il ne parvint qu’à produire quelques étincelles avant de dégorger bien malgré lui une gerbe de lave.

Yue le toisa avec hauteur.

— T’es vraiment nul comme dragon.

Elle descendit de son dos pour se désolidariser de son échec.

La maladresse avait tout de même amené suffisamment de lumière pour permettre à la petite fille d’y voir.

Des os.

Brisés. Noircis. Innombrables. Des os.

Beaucoup étaient si grands et si torves qu’ils ne pouvaient avoir appartenus qu’à des colosses d’un autre temps.

— Je crois qu’elle est là, jeta Yue après un moment.

Bard glissa sur elle un regard interrogant.

— Gerane, précisa Yue. C’est ici qu’ils l’ont laissée.

Le dragon jeta des coups d’œil nerveux de droite et de gauche, inquiet de voir surgir une revenante dont il commençait à sentir un semblant de présence. Pendant ce temps, tranquille, Yue s’asseyait comme au coin d’un feu.

— Je crois qu’elle manque à Isaac. Je crois aussi qu’il s’en veut de lui avoir fait mal, même si c’est pas seulement sa faute si elle est morte.

Prononcé par une enfant si jeune, ce propos avait quelque chose d’indécent, de sale, mais aussi d’incroyablement naïf, comme si la mort avait été une vulgarité inconséquente.

— Il pleure beaucoup, mais il ne se plaint jamais, poursuivit-elle. Ni pour Gerane, ni pour sa maman. Pourtant, elle a disparu depuis très, très longtemps. Il l’attend, c’est tout. Moi, j’ai pas envie d’attendre, mais je suis la plus grande, alors je peux pas me plaindre non plus. C’est difficile d’être une grande sœur, tu sais ?

À son tour, Bard se coucha, sans trop savoir quoi penser, ni de leur sortie désastreuse, ni du cimetière chimérique qui s’étendait sous eux, ni de cette confidence trop spontanée.

— Je crois que cet endroit est vivant, déclara Yue. Le cirque aussi était vivant.

La coulée de lave progressait, visqueuse, soulevant d’âcres volutes carbonées.

— Ça va pas tout brûler, dis ?

Bard n’en savait rien. Il tenta d’hausser les épaules. Son anatomie draconique ne lui permit que de se dresser un peu sur ses pattes dans une attitude gauche. Cela lui valut un nouveau regard de déconsidération de la petite fille. Il y avait quelque chose d’insensément violent au fond de ses yeux. Le dragon se recoucha.

— Vole encore un peu, si t’as envie. Moi je vais… réfléchir. Après, on rentrera.


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