32.1

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— Dragon ? Dragon !

Distrait par l’écho de sa propre voix, Isaac s’arrêta au milieu de la grande entrée. Les nouvelles dalles en pierre polies lui renvoyait son reflet ainsi que l’éclat éblouissant du lustre. En inclinant la tête pour faire jouer la lumière sur le sol, il remarqua une suite de demi-traces de pas, telles qu’en aurait laissées un enfant allant sur la pointe des pieds. La piste semblait mener vers la cour nord. Isaac s’y rendit en continuant d’appeler.

— Dragon !

Sa route croisa celle de trois esclaves affairés qui le saluèrent d’un signe de tête. Il les salua plus bas encore, toujours très intimidé par leur présence. Enfin, il rasa les murs jusqu’à se trouver sous le patio. Accroché à la porte, il scruta les environs avant de risquer quelques pas en avant.

— Dragon ?

Une main posée sur son épaule le fit sursauter. Son exclamation surprise se mêla au balbutiement d’excuses d’Emaëra. Elle oubliait trop souvent à quel point Isaac était craintif.

— Tu cherches Yue ? devina-t-elle.

Il opina.

— Est-ce que tu l’as vue ?

Emaëra secoua la tête.

Dernièrement, ils avaient pris pour habitude de répondre chacun dans leur langue en ne s’aidant de signes que pour les idées les plus complexes : s’expliquer les règles d’un nouveau jeu, se raconter une histoire, s’apprendre de nouveaux mots…

— Je vais t’aider à chercher ! décréta Emaëra, ravie de s’être trouvée un prétexte pour échapper à ses travaux de broderie.

Elle était supposée orner de perles le dessin d’un paon, pré-perforé par Meriem en divers endroits. Au bout de deux heures, elle s’était déjà piquée les doigts par dix fois et sa production ressemblait curieusement plus à une chèvre qu’à un oiseau.

Isaac accueillit joyeusement la proposition. À la vérité, Yue et lui jouaient depuis beaucoup trop longtemps pour que ce fût encore amusant. Yue gagnait facilement à tous les jeux d’adresse, d’endurance et de rapidité depuis toujours. S’il lui arrivait de céder quelques victoires à son frère et aux jumelles par complaisance, elle abandonnait rarement avant d’avoir fait tourner son petit monde en rond.

Emaëra et Isaac commencèrent donc à fouiller la cour. Sans surprises, il faisait indécemment chaud en ce milieu d’après-midi, ce qui promettait de vite éroder leur détermination.

Malgré les contrindications des médecins et de ses parents, Ibranhem occupait son balcon. Il observait les deux enfants en contrebas avec la même circonspection qu’un scientifique penché sur un vivarium.

Ses cheveux relevés en tresses laissaient sa nuque dégagée. La chaleur cuisait ses bandages, mais ses brûlures n’en souffraient que très peu. En cicatrisant, il avait perdu beaucoup de sensibilité. Pour faire simple, sa peau était morte. Au terme de sa convalescence, en plus d’une vilaine marque, il n’aurait plus de sensations.

Un soupir rauque et légèrement sifflant lui fit vibrer la gorge, lui rappelant douloureusement que ses lésions les plus préoccupantes étaient internes. Il peinait à déglutir et sa voix semblait celle d’un lion grippé.

— Ça t’apprendra à jouer les nécromants, se morigéna-t-il.

— Qu’est-ce que t’as dit ?

Ibranhem jeta un regard par-dessus son épaule. Yue était étendue sur son lit, la tête renversée sur le bord, tâchant de déchiffrer une carte qu’elle tenait à l’envers. Il vint s’assoir près d’elle du côté ombré de son lit.

— Isaac et Emaëra te cherchent, lui apprit-il.

— Peut-être, convint-elle. Je jouais à cache-cache avec Isaac.

— Pourquoi tu ne l’as pas prévenu que tu arrêtais de jouer ?

Elle haussa les épaules.

— C’est un peu comme si je jouais encore, vu qu’il m’a pas trouvée.

— Ce n’est pas très gentil de la part d’une grande sœur.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est malhonnête.

Ibranhem avait le sentiment que sa voix cave et éraillée donnait à chacune de ses paroles de faux airs de menaces, mais Yue n’y paraissait pas sensible.

— Qu’est-ce que ça veut dire, malhonnête ? s’enquit-elle.

— Tu veux vraiment savoir ?

Yue avait tendance à n’écouter que d’une oreille. En l’occurrence, elle n’eut aucune réaction, laissant penser qu’elle n’écoutait déjà plus. De plus, ses paupières s’alourdissaient visiblement. Ibranhem la soupçonnait d’être sur le point de s’assoupir.

— Ne t’endors pas, joli sourire. Tu vas encore avoir du mal à te coucher ce soir.

— Je m’endors pas, protesta-t-elle d’une voix ensommeillée.

— Alors qu’est-ce que tu fais ? Tu n’es même pas censée être dans ma chambre.

— Monsieur Adade dit que j’ai le droit de venir te voir si t’es d’accord. Et t’as l’air d’accord.

Ibranhem devait se l’avouer, la compagnie de la fillette ne lui était pas désagréable, mais quelque chose l’agaçait dans l’excès de certitude qu’elle affichait du haut de ses huit ans.

— C’est où, Haya-Nan ? l’interrogea-t-elle en laissant courir son index sur la carte qu’elle détaillait.

— La Li-Horie ne figure même pas sur cette carte. Pourquoi tu veux savoir ?

— C’est là que devait aller le cirque après Soun-Ko. Et c’est là-bas que papa est né, je crois. Je voudrais bien y aller.

— Toute seule ?

Ibranhem laissa échapper un rire guttural.

— Donne.

Il lui prit la carte des mains, la resserra avec toutes les autres, puis fouilla dans le bazar de ses artefacts et souvenirs de voyage pour en tirer un rouleau immense qu’il étala sur le sol comme une tapisserie. Des symboles, des dessins et des écritures se superposaient en une élégante pagaille sur des terres et mers infinies. Peut-être à cause de la taille de cette représentation, il semblait à Yue que le monde était subitement devenu plus grand.

— Mon père m’a offert cette carte quand je lui ai dit que je voulais faire le tour du monde. J’avais cinq ans. Aujourd’hui, je suis deux fois plus grand que toi, mais je serais incapable d’aller seul jusqu’à Haya-Nan. Les routes les plus sûres coûtent trop cher à arpenter. Les autres sont dangereuses. Elles grouillent de monstres. Dans le ciel, sous la terre, cachés dans les arbres : partout. Il me faudrait la force de dix hommes, peut-être même dix fabuleux pour le faire. Ou beaucoup d’argent.

Yue était alors assise, les bras raidis le long du corps et les paumes aplaties sur les couvertures, l’air si sérieux qu’il en était presque grimaçant.

— Mais tu as beaucoup d’argent, fit-elle remarquer à Ibranhem.

— Mes parents en ont. Moi, je suis un enfant gâté qui joue avec de la magie.

Un silence pesant s’insinua entre eux. Après quelques secondes de trop, Ibranhem ajouta :

— Quand tu sauras lire, redemande-moi cette carte et tu sauras où sont toutes les villes connues. Pour le moment, sois une gentille sœur et retourne jouer avec Isaac.

Yue soupira. Ses yeux roulèrent d’embarras dans leurs orbites et un léger rose lui monta aux joues.

— File ! insista Ibranhem.

Elle atteignit le balcon dans la seconde qui suivit et, agile comme l’acrobate qu’elle était, grimpa sur la rambarde quelle longea avec l’adresse d’une danseuse de corde. Arrivée près du grand figuier, elle se laissa tomber de branches en branches avec autant d’énergie que d’habileté. Au regard de sa performance, son atterrissage fut assez désordonné. Elle s’était réceptionnée accroupie, presque à quatre pattes, sans parvenir à se redresser tout de suite.

— Ça va, Yue ? s’inquiéta Ibranhem depuis sa balustrade.

Son appel résonna en écho dans toute la cour. D’en bas, Yue l’accabla du regard, courroucée. À l’heure où elle tâchait d’observer les environs avant de quitter l’ombrage du sycomore, il lui avait fait perdre sa partie de cache-cache.

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