30.2

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Il fallut de longues secondes à Yue pour sortir de sa transe. Progressivement, elle se vit telle qu’elle était, debout sur un tapis de bris qui lui déchirait les pieds. Du sang gouttelait de l’éclat de verre qu’elle brandissait. Son sang. La douleur lui froissa le visage. Elle réalisait qu’elle avait mal.

Elle desserra le poing. Son arme de fortune se fendit sans se scinder en heurtant le sol. Le sang abonda de sa plaie, ruissela le long de son bras et tomber, tantôt à ses pieds, tantôt sur sa robe. Les yeux exorbités, elle détaillait sa blessure. Elle n’en avait jamais eu de si profondes et songea qu’elle lui vaudrait ses premiers points de sutures.

— Tu n’aurais pas dû serrer si fort, la gronda gentiment Hiram.

Sans ménagement pour ses propres pieds, il avança de quelques pas. Yue recula d’autant jusqu’à se retrouver acculée par le bord du lit.

— Suis-je donc redevenu un étranger ? Tu as l’air de me craindre. Je nous pensais en bonne amitié, depuis Soun-Ko.

La poitrine de Yue se souleva et retomba en chaîne à un rythme effréné. Les muscles de son cou saillaient de façon effrayante à chacune de ses inspirations. Elle avait le sentiment que son corps était vide de tout, sinon de douleur. Son esprit était raidi par la peur, celle d’avoir fait une bêtise sans même comprendre laquelle. Fort de seize ans de paternité attentive, Hiram le subodora.

— Je ne suis pas en colère contre toi, assura-t-il, je veux juste que tu cesses de te faire mal et que tu laisses quelqu’un soigner tes blessures. Préfères-tu que ce soit Maleka qui vienne t’aider ?

Yue secoua énergiquement la tête. Son souffle s’emballait de plus belle. Si sa réaction interpella Hiram, il jugea bon de ne pas s’appesantir dessus.

— Dans ce cas, ce sera moi, cela va-t-il ?

À défaut de mieux, il interpréta son silence comme une approbation. Yue ne recula pas lorsqu’il approcha de nouveau et se laissa presque docilement prendre dans les bras de son protecteur.

La pauvre petite ne pesait presque rien, si bien qu’Hiram la soutenait aisément à une main et put tendre l’autre à Isaac pour l’inviter à les suivre, jugeant bon de ne pas les séparer.

Une banquette confortable longeait le mur à l’entrée de l’aile gauche. Hiram y installa Yue et, une fois équipé, commença à nettoyer la blessure. Il remarqua qu’Isaac observait très attentivement ses gestes, sans s’émouvoir de la gravité de la blessure. Yue ne se montrait pas moins brave, exprimant aussi peu sa douleur qu’on le pouvait à huit ans. Ainsi, elle reniflait ou étouffait un geignement de temps à autre, mais restait globalement très calme. C’était une curieuse fratrie que la leur.

Mildred passa par l’embranchement où restait ce petit monde au moment où son mari se faisait cette réflexion. Elle allait si vite qu’Hiram eut à peine le temps de la reconnaitre et certainement pas de la saluer. Un instant plus tard, Maleka emprunta le même chemin de la même façon.

Le comportement qui ne l’avait pas choqué venant de la première le laissa interdit face à la seconde. Maleka n’avait-elle pas fait dire qu’elle l’attendait dans le salon, tout à l’est de l’étage bas ? S’était-elle impatientée ? Y avait-il eu une nouvelle controverse entre ses deux femmes ?

S’il te faut prendre deux épouses, attends d’être veuf de la première, lui avait souvent répété sa mère. Il commençait à croire que ces mots recelaient au moins autant de sagesse que de rancœur.

— Monsieur Adade ?

La voix de Yue le tira de ses songes. Il se félicita de constater que la petite fille ne l’appelait plus mestre.

— Je t’écoute, répondit-il.

— J’étais vraiment au cirque, vous savez ? Ils étaient en train de monter les tentes et… et… Il y en avait plein de chimères partout. Mon papa se préparait pour monter sur scène, mais il m’entendait pas. Personne m’entendait. Il pleuvait, aussi et il y a avait du brouillard sur le sol. C’était comme…

— Yue, l’interrompit Hiram en la voyant s’agiter de trop, je veux bien croire que tu aies vu toutes ces choses, mais c’est probablement en rêve qu’elles te sont apparues.

— Non ! protesta-t-elle. Je sais faire la différence !

— Pas dans ton état, ma pauvre enfant. Allons, soit raisonnable.

— Je suis raisonnable !

Hiram soupira. Il ne voulait ni contrarier Yue en s’obstinant à la contredire, ni lui mentir en lui laissant croire qu’elle l’avait convaincue. Comme souvent en pareil cas, il opta pour le genre de compromis qu’il aurait pu proposer à ses filles.

— Sais-tu ce que nous devrions faire ? Mettre tout cela bien en ordre par écrit pour être sûrs que tu n’oublies rien. Ensuite, nous verrons comment tu as fait pour aller au cirque.

Le rose teinta instantanément les joues de Yue, sans qu’Hiram ne soupçonnât pourquoi.

— Non merci, finit-elle par répondre d’une voix subitement radoucie. Je suis fatiguée. Je peux aller me recoucher ?

— Il y a encore beaucoup de désordre dans votre chambre, rappela Hiram.

Le rouge monta alors jusqu’aux oreilles de la petite fille et son regard tomba graduellement vers ses pieds écorchés. Trahissant une faiblesse trop humaine, un gargouillis sonore vint perturber son silence contrit.

— Reparlons de tout cela après déjeuner, proposa Hiram.

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