30.1

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Tel qu’était Khamil, campé au fond du salon que sa mise déparait, les yeux perdus en lui-même, on eut pu penser que cet infortuné attendait quelque chose. Malheureusement, dans l’ignorance du sort qui lui était promis, il se contentait d’être, à l’égal des meubles qui l’entouraient.

De son siège, Maleka Adade le fixait depuis une éternité, l’air de se demander quoi faire ou seulement quoi penser de lui.

Elle tourna la tête au son de pas appuyés dont le tapotement moite emplissait d’échos le couloir voisin. Prête à accueillir son mari, elle se leva, la bouche entrouverte sur une phrase à laquelle elle n’avait pas encore réfléchi. Les mots lui vinrent d’autant plus difficilement qu’elle ne se trouva pas face à celui qu’elle attendait.

Mildred n’avait pas pris la peine de passer une tenue de jour avant de quitter sa chambre. Ses cheveux mal noués flottaient autour de son visage rougi par le vin dont elle charriait une coupe pleine.

— Te serais-tu égarée ? supposa Maleka.

— Ton palais est moins grand que ce que tu crois, répliqua la jeune femme. Je sais exactement où je suis.

Ce disant, elle vint prendre place sur le divan que Maleka venait de quitter. Une jambe s’échappa de son peignoir pour se croiser par-dessus l’autre.

— J’ai su que tu avais demandé Hiram. Sache qu’il a préféré aller voir les enfants d’abord. Tu ne sais décidément pas te faire obéir de cet homme.

L’espace d’un instant, Maleka songea à rappeler à sa coépouse que leur mari ne leur devait pas l’obéissance. Très vite, cependant, elle y renonça par aversion pour le conflit. Elle ne l’interrogea pas non plus sur sa consommation d’alcool ou l’envol des sentiments de pudeur que traduisait sa nuisette.

— Je suppose que ce garçon a à voir avec le retour de l’enfant terrible, devina Mildred. Pourquoi l’avoir ramené jusqu’ici ?

Khamil, déjà si effacé qu’il en était presque transparent, se vouta encore un peu plus. Maleka inspira profondément, tâchant de rappeler à elle un peu de patience.

— Je doute que cette histoire t’intéresse.

— Tu dois avoir raison, je vais retourner ruminer mon deuil à l’étage et te laisser t’occuper de tout ce qui regarde la petite fille que j’ai recueilli, jeta Mildred avec sarcasme.

Toujours pour éviter une scène, Maleka résolut de satisfaire la curiosité de Mildred. Faisant montre d’une extraordinaire habileté dans le choix de ses mots, elle lui raconta le curieux hasard qui l’avait conduit à rencontrer Khamil. Elle avait trouvé l’évènement suffisamment extraordinaire pour penser qu’Hiram voudrait faire la connaissance de celui qui l’avait provoqué.

Si le regard inquisiteur de Maleka avait mis Khamil mal à son aise, celui de Mildred lui provoqua un regain de sueurs froides. Ses yeux étaient aussi froids et scrutateurs qu’ils étaient bleus.

— J’imagine que tu te fiches de mon avis, mais je vais te le donner quand même, décréta Mildred à son aînée. À moins d’avoir beaucoup de temps à perdre, laisse-le tranquille.

— Pardon ? Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que certains torts, si tort il y a eu, ne valent pas la peine d’être redressés. Lorsque tu auras plus d’expérience dans la gestion de tes intérêts, tu t’en rendras facilement compte. L’un dans l’autre, je ne veux pas d’esclandre autour de la petite, alors nous nous en tiendrons là.

Mildred avisa l’esclave posté à l’autre bout du salon pour lui signifier de raccompagner le jeune homme statufié. Trop ahurie pour opposer la moindre résistance, Maleka confirma l’ordre de sa coépouse lorsque son esclave le lui demanda.

— Tâche de le dédommager pour sa journée perdue, parvint-elle à ajouter avant leur sortie.

Elle s’était exprimée d’une voix inégale, lourde de gêne et de contrariété et dont le son la surprit elle-même. Tout en sachant qu’elle risquait d’amorcer une nouvelle dispute, elle l’adressa à Mildred :

— Je te prie, dans l’avenir, de ne plus paraître à l’étage bas sans être présentable. Quant à ce que tu destines à Yue, je te conseille de le faire clairement connaître à Hiram. Nous traversons tous des temps difficiles, mais cette maison ne peut pas fonctionner au rythme de tes caprices.

Mildred lui obliqua un regard empreint de déconsidération. Sans la quitter des yeux, elle se leva, puis vida consciencieusement le restant de sa coupe sur le tapis étendu à leurs pieds. Ses lèvres s’étirèrent en sourire tandis que le visage de son aînée se décomposait et que le vin épicé maculait le clair tissage d’une tache indélébile.

— Cette maison n’existerait plus depuis longtemps sans ma fortune. Les choses iront comme je l’entends tant que j’y habiterai.

La coupe tomba à son tour dans un bruit métallique à peine étouffé. Satisfaite de cette conclusion, Mildred retourna à ses appartements.



Fourbu, Isaac peinait à se tirer du sommeil. La chaleur l’étouffait tant au-dehors qu’au-dedans et son cœur battait à lui en briser les os. La pénombre ne lui laissait presque rien voir des choses qui l’entouraient.

Près de lui, Yue dormait d’un sommeil profond et inerte. Il blottit la tête contre son épaule et enserra son bras.

— Où est-ce qu’on est ? s’enquit-il d’une petite voix plaintive.

Même éveillée, Yue ne l’eût probablement pas entendu poser cette question. De longues secondes s’écoulèrent. Enfin, il y eut un mouvement. La porte coulissa lentement. De petits pas se firent entendre. Un bruit mat précéda un faible éclat de jour dans la chambre : celui des anneaux de bois du rideau opaque glissant sur sa tringle.

Isaac garda les yeux obstinément fermés, quoique la saccade de son souffle trahît son état d’éveil.

— Isaac, c’est bien cela ? entendit-il appeler.

Un soupir vaguement apaisé siffla entre les dents du petit garçon. Il ouvrit les yeux et se redressa pour croiser ceux d’un homme immense. Deux femmes en uniforme l’accompagnaient, l’une chargée d’un panier, l’autre de longues étoffes. Elles échangeaient à voix très basses tout en dévisageant le petit garçon. Émerveillées par l’émeraude de ses iris, elles se signalaient l’une à l’autre que ces joyaux paraissaient immenses dans son petit visage. De fines boucles dépeignées bataillaient devant eux, brouillant leur forme, mais pas leur éclat.

— Yue m’a beaucoup parlé de toi, reprit Hiram. Tu as manqué à ta grande sœur, ces jours derniers. Est-ce que Yue t’a parlé de moi ou de cette maison ?

Isaac secoua la tête.

— Même pas pendant votre promenade ?

— Quelle promenade ?

Hiram observa une minute de silence circonspect.

— Tu ne te souviens pas de ta sortie ? À quand remonte ton dernier souvenir ?

— Je… sais plus. Il y a eu le cirque, puis l’auberge et… l’endroit secret, aussi. Longtemps. Rien d’autre.

Le père de famille éprouva un certain soulagement en comprenant que les scènes de violence de la veille ne lui encombraient pas l’esprit.

— Oublie ça, lui souhaita-t-il. Je suis Hiram Adade et c’est moi qui m’occupe de ta sœur depuis quelques temps. J’ai le sentiment de devoir ta présence à cet objet.

Il avisait le coffre trônant sur la table de nuit.

— Une femme me l’a confié à Soun-Ko. Je comprends le sens de sa démarche, aujourd’hui. Qui s’est occupé de toi depuis que le cirque n’est plus là ?

Cette question fit tomber Isaac dans un état méditatif profond. Il repensa à sa mère, à Célestine, à Gerane… Il déglutit.

— Yue, finit-il par répondre d’une voix lourde.

— Mais Yue était… Soit. Vous voilà réunis. Tu vas pouvoir partager sa chambre pour le moment. Ces demoiselles vont vous aider à prendre soin l’un de l’autre dès que Yue se sera réveillée. Cela te convient-il ?

Isaac eut à peine le temps de songer à répondre qu’un son aigu le transperça : façon ordinaire qu’avait Yue de sortir du sommeil. La salle entière tressaillit avec elle. Elle haletait, les poings appuyés contre le cœur, comme au terme d’une interminable course qu’elle aurait pratiquée sous l’eau.

Hiram l’avait assez souvent vue dans cet état de stupeur pour ne pas s’en inquiéter outre mesure. Il se contenta d’attendre qu’elle reprenne son souffle et ses repères. Ce fut légèrement plus long qu’à l’accoutumée, mais elle se calma en croisant le regard d’Isaac. Redoublant de brusquerie, elle l’étreignit.

Hiram se sentit subitement de trop dans la petite chambre. L’un dans l’autre, il trouvait assez mal venu de s’éterniser dans l’aile des femmes et préférait laisser les deux enfants à leurs retrouvailles. Maleka devait s’impatienter depuis presque un quart d’heure qu’elle l’avait fait appeler. Il se résolut à quitter la pièce sur un sourire fatigué.

Dans le couloir, il réalisa subitement que le panier de ses filles lui pesait encore sur le bras et se reprocha son retard dans la distribution de leurs cadeaux.

Il y eut alors un fracas effrayant. Hiram fit volte-face et retourna précipitamment vers la chambre qu’il venait de quitter. La coiffeuse était renversée, les éclats du miroir éparpillés sur le sol que Yue foulait pieds nus. Dans son petit poing serré, un bris de miroir lui enfonçait la chair. Elle le brandissait en direction des deux servantes, visiblement en état de choc. Derrière la petite fille, Isaac était statufié sur le lit, l’air aussi ahuri que les deux femmes.

— Pourquoi on est ici ? explosa-t-elle. Il est où, le cirque ?

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