26.1

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Pris sous une chute d’eau, Isaac suffoquait. Son cœur et ses poumons palpitaient en disharmonie. Il inspirait, expirait, trop vite, trop mal, sanglotait, hoquetait… Écœuré par le sel de ses propres larmes, il se croyait encore en haute mer. La voix lui manquait pour appeler à l’aide.

Une toux violente le maintenait cloué au sol. Il croyait se noyer alors que l’eau ne lui arrivait qu’à mi-jambe.

À mesure qu’il reprenait son souffle, le petit garçon réalisait l’étendue d’eau qui l’effrayait tant n’était qu’un bassin ornemental et que la cascade qu’il s’était imaginé n’était que le dévers d’une fontaine.

Encore haletant et surtout très honteux de lui-même, il se traina à quatre pattes jusqu’au point sec le plus proche. La pierre était tiède, sous lui, mais l’air frais, autour. Isaac éternua. Les battements de son cœur ne décélérant pas, sa langue s’empâtait.

À sa gauche s’étendait un mur. L’ombre immense qu’il portait noircissait jusqu’aux pieds de la naïade de pierre à jarre intarissable de la fontaine. À sa droite s’érigeait une vaste résidence dont les ouvertures élégamment maillées brillaient comme autant d’immenses lanternes ou essaims de lucioles dans la nuit. Isaac chercha son coffre des yeux. Il aurait dû être tout proche, presqu’au point d’être touché, puisqu’il l’avait eu dans les mains avant de quitter la Réalité pour la dernière fois. Tout à ses observations, le petit garçon remarqua une trainée humide reliant le bassin de son malheur à l’édifice lumineux. Les empreintes dont elle était formée étaient longues, hâves et griffues.



Gerane avança vers Yue sans considération pour ceux qu’elle venait d’apostropher, ni un regard pour le dragon dont le sort ne la concernait plus. Elle en avait assez fait pour lui.

Comme ses cheveux, sa queue de renarde ballait dans son sillage, projetant de fines gouttes d’eau autour d’elle.

— Tu te rappelles de moi, n’est-ce pas ? présuma-t-elle en voyant les yeux de la petite fille s’agrandir.

Sans semonce, les lames courbes reprirent leur valse pour faire entrer Gerane dans leur danse mortelle. Ceux dont les cimeterres n’empalaient pas les ailes du dragon se proposèrent tous à la fois de lui servir de partenaire.

La première erreur des assaillants fut de penser que leur nouvelle ennemie était une femme plutôt qu’une bête. Lorsqu’ils s’entendirent pour lui porter à trois sabres le premier coup, l’huldra échappa aux fils de leurs lames en changeant de posture et de mouvance. À quatre pattes, la renarde au dos creux rasa le sol avec la vélocité d’un grand fauve et l’agilité d’un primate. Elle courut de cette sorte d’un bout à l’autre de la salle. Ses griffes déchirèrent le sol patiné auquel elle imprima de profondes rayures. Une seconde offensive échoua aussi pitoyablement que la première.

Leste et adroite, Gerane ne fit longtemps qu’esquiver, furetant et sautant mieux que ce que la gravité permet ordinairement aux êtres matériels. Cette passivité apparente fit tomber ses opposants dans leur second écueil. Oubliant de craindre pour leur propre sécurité dans l’optique de durcir leurs offensive, leurs ouvertures se multiplièrent. Au moment opportun, l’huldra répliqua.

Ses griffes acérées avaient rendu plus d’une âme à la terre. Profitant d’une passe mal équilibrée de Krisha, Gerane frappa ses flancs d’estoc, les lui déchirant en profondeur. L’odeur des viscères chaudes et du sang exulté par la blessure gorgea l’atmosphère d’un relent plus âcre que celui des fumées du dragon vaincu. Cette senteur prit Gerane à la gorge, à la poitrine et au bas ventre. Subitement, l’huldra réalisa qu’elle avait faim.

Son cycle d’appétence débutait au pire moment, ses pulsions animales prenaient le pas sur son intellect. La faim la dévorerait si elle ne dévorait pas la première. Rendue folle par l’inanition, elle referma ses crocs de canidé sur le bras encore tendu de celle dont elle venait de transpercer le corps. Elle lui arracha un large pan de chair et, sourde à ses cris d’agonie, s’en reput goulument, presque sans mâcher.

Deux des trois assaillants restant en firent tomber leurs cimeterres. Le dernier resta crispé à son sabre, tétanisé par l’abjection de cette ultime atteinte.

Un des esclaves restés en faction près du reptile prosterné se gonfla les poumons d’air vicié et en conçut un cri féroce. À la seule force de ses larges épaules, il chargea la renarde, la projetant sous lui contre la pierre poissée. L’huldra lui lacéra les bras alors que l’homme tentait de l’immobiliser en l’étouffant de tout son poids.

Peu à peu, les mouvements de Gerane ralentirent et s’aveulirent. Sa respiration siffla. L’esclave se crut alors vainqueur. Cette arrogance lui coûta la vie.

L’huldra échappa à son emprise avec la fluidité de l’eau. Son bras gauche, probablement cassé, la lançait terriblement, mais n’empêcha pas sa main droite de transpercer la nuque de l’homme qui se relevait à peine, le décapitant presque. Elle préleva à la carne de sa panse dénudée la seconde pièce de son repas. La giclée occasionnée atteignit le bas de l’escalier courbe. Les pieds pétrifiés de Yue s’en trouvèrent éclaboussés.

Alors, les yeux de la petite fille s’alourdirent dans leurs orbites. Son cou ne supporta plus le poids de son crâne, ni son crâne l’afflux palpitant de sang qui lui pressurait les tempes. Elle inclina lourdement la tête, sans plus savoir si ce qu’elle voyait relevait de la réalité ou du cauchemar. Yue n’était plus vraiment à l’intérieur de son corps ni tout à fait sûre de toujours être Yue.

La terre trembla. Sous la torpeur régente, d’immenses fissures zébrèrent le dallage de la pièce basse. La pierre se souleva, éclata, s’effrita. Les pieux qui avaient maintenu au sol les appendices du dragon perdirent leur accroche, libérant le reptile. Trop affaibli pour esquisser la moindre tentative de fuite, il subit la secousse aussi impuissamment que ceux qui l’avaient mis à terre.

Un éclat sombre nimba la roche morcelée. Une force supranaturelle la fit se réagréger en une haute silhouette humanoïde dégingandée. Une volte prodigieuse de poussière graveleuse accompagna le bras du monstre lorsqu’il le leva, esquissant une vague souple qu’il abattit comme un fouet de dompteur sur la femme-renard. Celle-ci plongea de justesse pour éviter l’impact, mais ne put rien contre le revers dont le pantin l’assomma une seconde plus tard. Il enroula autour de son corps meurtri les pierres âpres et coupantes de ses membres hauts, brisant pour beaucoup ce qui restait à l’huldra d’articulations valides.

À pas mesurés, le marionnettiste dont la rage avait dirigé le monstre parut. Trempé comme Gerane à son arrivée, le petit garçon cheminait d’un pas léger. Sous chacun de ses pas naissait une marche lisse pour le hisser au-dessus du sol accidenté. Ternes furent l’émeraude de ses prunelles et le nacre de ses sclères lorsqu’il leva les yeux vers son pantin.

Golem déposa Gerane aux pieds d’Isaac. Au bord de l’inconscience, celle-ci lui dédiait une figure inexpressive alors que de multiples hémorragies lui vidaient le corps de substance.

— Ma maman avait raison, déplora-t-il d’une petite voix spasmodique et larmoyante. Vous êtes dangereuse.

Bien sûr qu’elle avait raison, s’avoua Gerane. Elle était aussi dangereuse que le feu dont ses cheveux imitaient la couleur. Fallait-il qu’elle en meure ? N’avait-elle toujours fait que le mal ? Le feu n’était-il jamais l’allié de ceux qui craignaient le froid ou l’obscurité ?

Au goût du sang de ceux qu’elle avait mordus s’ajoutait maintenant le sien, plus amer. Elle ne l’avait plus goûté depuis longtemps. Plus depuis sa très petite enfance, époque où la faim la tenaillait si fort et si souvent qu’elle s’en était mangé le bout des doigts et l’intérieur des joues. Seule femelle de sa portée de naissance, aînée de trois petits huldres voraces, Gerane avait nourri ses frères des lambeaux du cadavre roide de l’humaine infortunée qui les avait mis au monde pour ne se garder que la moelle de ses os. Au cycle d’appétence suivant, ses deux puînés les plus robustes s’étaient repus du plus faible. À celui d’après, ils se seraient entredévorée si elle ne leur avait déniché un sanglier dont ils ne lui avaient rien laissé. Qu’étaient devenus ces deux petits depuis plus de cent ans ? L’un avait-il fini par avoir la peau de l’autre ? Combien d’hommes avaient-ils tués ? Combien de femmes avaient-ils violées ? Combien de portées avaient-ils engendrées ?

Ces souvenirs et les questionnements qui les accompagnaient se bousculaient dans l’esprit de Gerane alors qu’elle sentait la vie l’abandonner. Après tout ce à quoi elle avait survécu, était-ce de la main d’un si petit garçon qu’elle allait mourir ?

L’huldra ne retournerait jamais à Arë’n, ni plus que Yola ou la dernière héritière des Manëlesi. Ne resteraient plus que les frêles épaules de Lith pour porter le poids du ciel au-dessus des classes aranites opprimées. Aux prochaines Régulations, sinon à la suivante, les fantasmes génocidaires du Régirat d’Aranate sèmeraient la mort et la désolation en Arë’n, sans que la pauvre renarde inféconde n’y pût rien.

Gerane entrouvrit les lèvres pour prononcer ses dernières paroles. La lame effilée d’une dague transperça de biais le crâne tuméfié de la moribonde, lui arrachant ce dernier privilège.

Isaac ne sut jamais que l’ancienne professeure de sa mère s’apprêtait à lui demander pardon pour tout.

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