25.1

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Les deux fils d’Hiram Adade Makara ne s’étaient pas vus grandir l’un l’autre. Benabard Makara, le plus jeune, n’en avait pas vraiment souffert. Il n’avait jamais conçu sa belle-famille que comme un rameau secondaire de l’arbre de sa vie ; un arbre déraciné par la mort elle-même, replanté en terres infertiles et dont les dernières feuilles saines n’avaient plus qu’à pourrir.

De trois ans son aîné, Ibranhem Adade avait une toute autre vision du monde. La notion de piété filiale ne lui était ni inconnue ni ennemie. Déprécier sa belle-mère ne l’avait jamais empêché de s’intéresser à son demi-frère.

En tout et pour tout, ces deux jeunes personnes ne s’étaient rencontrées que deux fois, mais l’imagination ne leur avait pas manqué pour se représenter l’un l’autre.

La réputation d’androgynisme du plus âgé le précédait avec grandiloquence. Plusieurs fois, Benabard avait entendu vanter sa chevelure ondulée, ses pommettes rondes et ses lèvres pleines comme celles des péris dont les figures célestes ornaient en statues les anciens palais de Raja. Hiram avait toujours été trop fier de son premier né pour en parler autrement que comme un cadeau divin.

De son côté, à juste titre, Ibranhem s’était toujours figuré que son demi-frère avait hérité du nez busqué de leur père, de sa mâchoire anguleuse et de la musculature faciale si particulière qui perçait de longues fossettes le visage d’Hiram à la moindre contraction. On lui avait parlé du dessin de ses yeux et de ses lèvres comme étant emprunté à son ignoble mère. Il sera presque aussi grand que toi, plus tard, lui avait-on aussi assuré à maintes reprises, et plus costaud, assurément. Mieux fait, en d’autres termes.

Enfin, il y avait cette peau éclaboussée de points sombres que tous les Adade avaient reçu en partage.

Ibranhem ne connaissait pas Benabard, mais sans conteste, il le reconnaissait. Il le reconnaissait en cet être étrange surgi du néant dans sa bibliothèque. Ledit être – son regard le hurlait – le reconnaissait aussi.

Resté assis aux pieds de son invocation accidentelle, Ibranhem se redressa. Le rapport de taille s’en trouva inversé. Le fabuleux dut lever la tête. Miroitèrent ses prunelles à l’éclat mordoré et les écailles irisées qui lui ornaient les tempes. Le souffle d’Ibranhem chavira. Il déglutit.

— Benabard ?

L’interpelé exhala. Ibranhem voulut y voir une affirmative. En dépit de son optimisme, les mots lui manquaient. Raidi par le saisissement, il se jeta les pupilles aux coins des yeux pour appeler son père au secours. Rien n’y fit. Hiram n’en menait guère plus large que lui.

— C’est vraiment toi ? redemanda l’arcaniste au fabuleux. Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

Le regard de l’interrogé s’étrécit. Ses sourcils s’incurvèrent en deux lignes inégales, froissées contre une pliure frontale.

Le fabuleux saisit brutalement Ibranhem au cou, une main à sa nuque et l’autre consciencieusement appuyée au ras de sa gorge.

Sous les mains fiévreuses et assassines de son assaillant, la peau d’Ibranhem cloqua. Il se brûla ignominieusement les paumes en tentant de se libérer. La douleur que lui infligeait leur contact centuplait à chaque seconde. Tout son corps se tordait en pitoyables râles. Très vite, un sentiment d’impuissance supplanta la confusion au creux de sa poitrine convulsée. Ses yeux s’embrumèrent. Il se crut sur le point de perdre connaissance.

— Benabard ! se récria Hiram après une trop longue léthargie.

La détente musculaire fut brutale. Le tortionnaire laissa choir son supplicié dans un bruit sourd et un geignement macabre. La force manquait à Ibranhem pour hurler sa souffrance ou reprendre son souffle.

— Benabard est mort, jeta froidement le fabuleux à l’attention d’Hiram. Arrêtez de m’appeler comme ça.

Une contorsion aussi surnaturelle que l’avait été le son de sa voix lui déforma le corps. En un battement de cil, le garçon s’était fait dragon.

Le reptile ailé poussa un cri terrible qui fit trembler le palais.

Yue sortit de sa chambre, incertaine de l’origine du bruit qu’elle venait d’entendre. Ce son familier pouvait avoir été être le fruit de son imagination. Mais comment expliquer l’agitation soudaine dont elle percevait les échos ? Elle s’enfonça à pas timides dans le couloir.

— Yue ?

La petite se retourna et recula du même pas, penaude.

— Je voulais juste… j’ai entendu un bruit, se justifia-t-elle précipitamment. Je crois que c’était… le bébé dragon.

Elle n’acheva sa phrase que du bout des lèvres, réalisant que ses mots tombaient dans l’oreille d’une indésirable à qui elle ne voulait pas rendre de comptes.

Est-ce que ça va ? signa Maleka en sous-titrage de son jerild maternel.

Dans la pénombre, l’éclat jaunâtre des lampes murales contourait le visage de l’épouse d’Hiram pour y révéler de légers sillions et accentuer l’usure de certains de ses traits. Maleka Adade n’était plus tout à fait jeune femme et semblait n’avoir jamais été autre chose qu’inquiète, embarrassée ou souffrante. Son visage s’en était trouvé prématurément vieilli.

Elle est quand même belle, songeait Yue en la détaillant, alors que l’adulte approchait et s’accroupissait pour se mettre à sa hauteur. Belle comme Célestine.

Ce nom et le souvenir de l’arcaniste firent trébucher le cœur de la petite dans sa course.

N’aie pas peur, signa Maleka qui devait se méprendre sur l’origine de son trouble. Reste dans ta chambre et tout ira bien.

Yue ne comprit que trop vaguement la fin de sa réplique. Elle se décida à faire comme si ces paroles n’avaient jamais existé et reprit sa reconnaissance.

— Yue ! rappela Maleka d’un ton pressant et suppliant à la fois.

Cette apostrophe décida Yue à courir plutôt qu’à marcher. Quoi que chétives, ses jambes valaient celles d’un bon voleur à la tire. De l’intimisme des quartiers de nuit au faste lumineux du corps principal, elle ne perdit que quelques secondes.

Elle s’écrasa contre la balustrade plus qu’elle ne s’y agrippa pour se freiner.

Le dragon de l’Héliaque était là, en contrebas : son dragon.

Des esclaves de la maison l’entouraient d’un cercle parfait, tous pareillement vêtus et armés de longs cimeterres ornementés, comme au commencement d’une chorégraphie. Parmi eux, Yue reconnut Krisha et se souvint qu’avant d’être celle qui l’habillait le matin et la couchait le soir, l’esclave s’employait à protéger le palais de ses mestres. Menait-elle une offensive plutôt qu’un numéro de cirque ? Allaient-ils attaquer ?

Pris au piège, le dragon piétinait frénétiquement. En lui grondait un prédateur et tremblait une proie.

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