21.2

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L’atmosphère s’alourdit au point d’en devenir étouffante.

— Ibranhem, l’interpela sa mère, emmène tes sœurs à l’étage, s’il te plait.

— Pourquoi ? protesta Ibranhem.

— Je te le demande gentiment, insista Maleka.

— Certainement, mais je voudrais au moins savoir pourquoi.

— Ibranhem, soupira Hiram en posant sur lui un regard de sommation, je te prie de ne pas discuter les consignes de ta mère.

— Mon Père, ne m’avez-vous pas toujours interdit d’agir aveuglément ? Je ne demande qu’à comprendre l’ordre qui m’est donné.

— Tu te montres impertinent. Il y a un temps pour s’exprimer et un temps pour obéir. Celui de t’exprimer viendra, mais en attendant, emmène tes sœurs à l’étage.

Soulagée par cet appui et vexée d’en avoir eu besoin, Maleka vit l’expression de son fils se refermer avant qu’il ne s’exécute froidement. Il partit en entrainant les jumelles dans son sillage. Voyant que Yue n’avait pas bougé, la mère de famille l’encouragea du geste à suivre la fratrie.

La petite fille dégagea son épaule de la main de Maleka avant même qu’elle ne l’eut vraiment touchée, lui darda un regard dur, puis suivit les trois autres.

Décidément, cette enfant ne l’aimait pas et lui ferait longtemps payer le mauvais départ de leur relation.

— Il y a un problème avec Yue ? devina Hiram.

— Aucun, prétendit Maleka. C’est une petite fille craintive, voilà tout. J’ai dû la surprendre.

À son tour, la Jeradienne s’esquiva, imitée par la tante de sa coépouse qui sentait qu’elle serait de trop entre Hiram et Mildred.

— Voilà que votre femme se laisse marcher dessus par la bâtarde d’un esclave, persifla Mildred. Je ne pensais pas que son manque d’éducation confinait à ce degré d’avilissement.

Hiram ouvrit la bouche sur plusieurs syllabes muettes avant de renoncer à exprimer son indignation. Mildred venait de s’emparer de la lettre et se plongeait dans la lecture du rouleau déplié avec concentration.

Comme tout ce que les Makara s’envoyaient d’un membre à l’autre de leur famille, la missive était codée jusqu’à la signature. Cependant, la superposition du sceau impérial à l’emblème de leur famille ne pouvait annoncer que trois personnes : Le Duc Archibald, Le Vicomte Claud ou Le Baron Léopold.

Mildred détacha le bleu de ses yeux du papier noirci, pâle.

— Léopold, annonça-t-elle. Il me transmet ses… recommandations.

— Quelles sont-elles ?

— Etouffer l’incident. La cour préfère accuser mon frère de faiblesse et d’imprudence plutôt que de donner plus d’importance aux apatrides qui sévissent. La haute noblesse n’aime pas se sentir menacée. Que de petits seigneurs de village aient été pris pour cible jusqu’à lors les indiffère mais par filiation, Léopold est quasiment des leurs…

— Je… j’entends, Mildred, mais que voulez-vous dire par… étouffer l’incident ?

— Fermer l’enquête, explicita-t-elle. Cesser de rechercher les disparus, acter une fin. Léo pense qu’il faudrait faire produire des certificats de décès pour tous les disparus. Benabard compris.

— Prêt ? On recommence.

Au signal de Gerane, il déploya ses ailes, prit son élan et donna la première impulsion ; celle dont la force devait faire s’élever toute sa masse plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Avant que la gravité ne reprît ses droits sur sa trajectoire, le dragon déploya ses ailes pour se maintenir en altitude.

Contrairement aux apparences, planer lui demandait beaucoup d’efforts. En quelques secondes, ses muscles tendus lui cuisirent tant que le dessin de ses écailles gagna en éclat et l’or liquide de ses yeux en rougeur. Malgré la douleur, il s’efforça de donner un second tir d’ailes, puis un troisième, qui l’élevèrent toujours plus haut dans le ciel diurne étoilé de sa prison.

Balloté par le vent inconstant, il peinait à stabiliser son vol. Une bourrasque plus forte que les autres lui fit perdre le contrôle de sa course aérienne.

Le cœur battant à tout rompre, il replia ses ailes et descendit en piqué jusqu’à une distance raisonnable de la plaine, puis ferma les yeux pour ne pas être aveuglé par la peur au moment de les déployer à nouveau. Planant trop bas, il rasa la cime de plusieurs arbres et, avant que la remontée en flèche ne s’opèrât, relâcha ses muscles éprouvés pour échouer entre les branches de l’un d’eux.

Rendu à une position aussi douloureuse que comique par son caractère improbable, il poussa un grognement paradoxalement rauque et crissant qui fit trembler le conifère. Il ne parvint à se dépêtrer des branches qu’en brisant plusieurs d’entre elles.

L’impact vida ses poumons d’air. Néanmoins, au terme de ce nouveau vol catastrophique, la dureté du sol et sa moiteur incommodante avaient quelque chose de rassurant pour le dragonneau.

Il souleva à demi ses paupières. Les pieds nus de Gerane et les appuis massifs du golem qui la suivait inlassablement s’offrirent à ses yeux. Un second grognement lui échappa.

— Ta performance se passe de commentaires, jeta impitoyablement l’huldra.

En se redressant, le fabuleux fit l’effort de revêtir sa forme humaine. Il avait appris à opérer cette transformation de plus en plus vite, mais sans l’améliorer beaucoup. Ses iris ainsi que les écailles éparses qui scintillaient à son front et ses tempes restaient communes à ses deux formes, au même titre que ses griffes.

— La ferme ! cracha-t-il. Je vous rappelle que c’est de votre faute si on est coincés ici !

— Cela n’a aucun rapport avec ton incapacité à voler. Tu es supposé pouvoir le faire dans des situations bien plus extrêmes, à ton âge.

— Le dragon a vécu dans une cage trop étroite toute sa vie. Désolé, mais il n’a pas eu le temps de développer correctement ses muscles !

— T’énerver contre moi ne t’avancera à rien.

— Parce que ça m’avance à quelque chose de vous laisser me rabaisser ? Vous êtes détestable !

— Je pense pouvoir m’en remettre.

L’adolescent s’apprêtait à répliquer lorsque le vent porta aux oreilles des deux interlocuteurs le grincement familier de la porte de la maisonnette du haut du talus. Comme chaque soir, Isaac sortait de la tanière pour observer les étoiles filantes. Il en pleuvait tous les soirs. C’était à ce seul détail que l’huldra et le dragon pouvait jauger le temps écoulé depuis le début de leur enfermement.

— Neuf jours, compta distraitement Gerane.

— Quand est-ce qu’il nous laissera sortir d’ici ? s’exaspéra son codétenu.

— Si ça ne tenait qu’à lui, jamais, je pense. Rester enfermé ici avec nous n’a pas l’air de l’incommoder.

— Il ne se demande même pas ce qu’on fait ou qui je suis ?

— Qui sait ? Il nous laisse tranquille tant que nous le laissons tranquille et assure en grande partie notre sécurité sans s’en douter. Je m’en satisfais. Puis, il nous maintient à proximité de la fille de Yola.

— Comment pouvez-vous être aussi sûre de ça ?

— La configuration de cet arcane est une version simplifiée de celle de mon refuge. As-tu remarqué les changements de teinte intempestifs du ciel ? Il est plus clair à certaines heures.

— Oui, et alors ?

— Alors, dans ces moments-là, la relique qui nous stabilise est entre les mains d’un Manëlesi. Leur empreinte est très reconnaissable par leur clarté. Yola ayant rejoint l’Éternité et Lith étant trop occupé à n’en faire qu’à sa tête, il ne reste que la fille. Tranquillise-toi. Pour l’instant, notre priorité est de t’apprendre à voler ou à effectuer une transformation humaine crédible. Ensuite, je verrai à nous faire sortir.

— Je préférerais faire ça dans l’ordre inverse.

— Hors de question. Il faut que tu sois capable de te sortir seul de situations délicates.

— Par situation délicate, vous voulez dire quelque chose de pire que la mort ? Sinon, ce ne sera que la seconde fois.

— Tu n’es pas réellement mort.

— Je vous ai vu enterrer mon cadavre.

— Preuve que tu n’étais pas mort. Lith est impulsif et vindicatif mais il ne tue pas sans raisons.

— Il devait avoir une foule de bonnes raisons en venant au cirque, dans ce cas, et j’ai l’impression que vous aussi.

— Tu dis cela parce que tu m’as observée sans prendre de recul. Tu me juges d’après les actes de Sa Toute-Puissance, mais sache qu’il n’a besoin ni de mon aide, ni de ma protection pour semer la mort. Je suis son garde-fou, pas sa nourrice. Plus depuis longtemps. Je trace des arcanes pour délimiter ses champs de batailles, je protège les innocents de ses excès, je minimise les victimes collatérales.

— Ouvrir le ventre d’un gosse tétanisé et donner son cœur en pâture à un dragon, c’est ce qu’on appelle un excès, chez vous ? C’est moi la victime collatérale ?

— Lith défend une cause juste. À vingt ans, il a vu mourir suffisamment de pacifistes qu’il aimait pour se décider à rompre le cycle de l’inaction. Quant à toi, tu avais du sang de son sang sur les mains et celui de ses oppresseurs dans les veines.

— Il venait d’avoir treize ans, rappela l’être composite.

— Lith n’a jamais eu le temps d’être enfant. Il a toujours été traité en adulte. L’innocence n’est pas jumelle de jeunesse, selon lui. Tu as fauté à ses yeux en levant la main sur la fille de sa sœur et je ne te cache pas que je te le pardonne mal aussi, quoique je te plaigne. Cette erreur d’enfant t’aura coûté beaucoup trop, j’en conviens, mais au moins, tu vis. Et toutes les vies peuvent avoir un sens. Je ne peux pas en dire autant de toutes les morts.

— Ne vous attendez pas à un merci.

— Je ne m’attends jamais à aucun merci. Mais assez discuté. Retransforme-toi et…

Gerane s’interrompit. Tombée du ciel avec la lourdeur d’un métal liquide, une substance rouge venait de s’échouer en goutte sur le visage de son interlocuteur. Au-dessus de leur tête, le ciel bleu rosé se teintait d’écarlate.



Hiram était à bout de patience et d’abnégation. Son fils lui manquait. Il lui manquait depuis très exactement treize ans et neuf jours.

Il avait consenti à ce que son enfant soit mis en nourrice, allaité par une inconnue plutôt que par sa mère. Il avait accepté qu’il soit élevé à Réelle, qu’il y fasse son éducation, qu’il y aille en pension, qu’il y passe toute son enfance, mais faire une croix sur leurs retrouvailles ? Accepter que la chair de sa chair ne foule jamais plus le sol jerild ? Renoncer au droit de savoir ce qu’il était advenu de lui ? Enterrer un cercueil vide en son nom sans être certain de sa mort ? C’était trop en demander à une âme humaine.

Hiram ouvrit la porte de la bibliothèque à deux battants, les faisant claquer contre les murs. Assis à même le plateau de la table, Ibranhem ne tressaillit pas plus que Yue qui, dressée sur la pointe des pieds, observait ce que griffonnait le jeune homme sur une double page de son carnet.

— Les femmes ne sont pas autorisées à occuper cette partie de la résidence, rappela Hiram.

— C’est une petite fille, pas une femme, répliqua nonchalamment son fils.

— Yue, retourne dans ta chambre et ne reviens plus dans cette pièce à moins d’y être autorisée par moi.

Après une seconde d’hébétement, elle opina, puis fila comme un trait.

— Sans vouloir vous manquer de respect, ce n’est pas une façon très appropriée d’expliquer des lois arbitraires à une enfant de huit ans.

— Ce n’est toujours pas l’heure de t’exprimer, Ibranhem.

Hiram ferma minutieusement la porte derrière lui.

— J’ai un service à te demander, annonça-t-il d’une voix qu’il voulut calme.

— Je ne demande qu’à vous servir, mon père, répondit Ibranhem en levant la tête avec intérêt.

— J’ai besoin de… de magie. Et de discrétion.

Un rictus ourla les lèvres du jeune arcaniste, soulevant sa pommette droite d’une façon qui accentua outrageusement sa ressemblance avec sa mère.

— Vous vous décidez enfin ?

Il sauta à bas de son perchoir, marcha à pas de danseuse jusqu’au centre de la pièce et souleva théâtralement le tapis. Sous l’étoffe tissée, des cercles entrecroisés de glyphes arcaniques recouvraient le sol.

— Je travaille sur cet assemblage depuis quatre jours, fit-il fièrement savoir. Pour le faire fonctionner, je vais avoir besoin d’un peu de votre sang.

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