20.1

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N’ayant jamais aspiré au mariage, Adelpha Makara se complaisait dans le célibat et le confort d’une dot savamment investie. À soixante-dix ans, elle menait une existence retirée sans être solitaire, paisible sans être ennuyeuse.

Quoiqu’elle aimât les enfants, l’envie d’en concevoir n’eut jamais à lui encombrer l’esprit. Sa nièce, laissée orpheline par un père hors d’âge et une mère malade, lui tenait lieu de fille depuis presque toujours. Par affection pour cette fille – peut-être par faiblesse – Adelpha avait pris le parti de renoncer à la tranquillité de son chalet de montagne pour se brûler avec elle au soleil du Jerada.

— Peste ! jura l’aïeule en jouant de l’éventail. S’il fait si chaud en plein automne, je ne survivrai pas à l’été.

— Les saisons sont différentes en ce pays, la rassura Mildred. Il fera bien plus frais lors de ce que nous appelons l’été. Je pensais que vous le saviez, vous qui lisez tant.

— Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mon enfant. Et puisque tu me fournis si peu de la littérature que je te réclame toutes les fois que tu visites ton mari…

— Nous ne sommes pas à Jerat. Il est difficile de trouver des livres traduits en ce petit bourg miséreux.

— Sans doute… Tu portes du blanc ? remarqua subitement Adelpha.

Négligemment étendue sur les coussins disposés autour du brasero éteint, sa nièce portait une jupe de dentelle et de satin, cousue par une ceinture de perles à un maillot de corps aux manches évasées.

— Je porte du blanc, répéta distraitement Mildred. Pourquoi cette question ?

— Il me semble que cette couleur est l’apanage des érudits, ici. Ta coépouse me fait l’effet d’être très traditionnaliste, elle risque de mal le prendre. Tu es sûre de ne pas vouloir te changer ?

— Que Maleka regarde ailleurs ou se crève les yeux si ma mise la dérange, je ne porterai pas les mêmes défroques qu’elle pour tout l’or d’Aranate.

— Soit, se résigna Adelpha.

Son dos pâtissait du long voyage dont elle revenait. Elle gémit en se massant les reins.

— Comptes-tu rester dans ma chambre toute la soirée ?

— Vous dérangerais-je ?

— Non pas. Seulement, je m’interroge. Tu ne me tiens pas si longtemps compagnie, d’ordinaire.

Mildred leva les yeux de son bracelet de montre pour les plonger dans ceux de sa tante. Même dans la pénombre, ils étaient visiblement rouges et humectés. La vulnérabilité que trahissait son regard entrait en contradiction totale avec la rigidité de sa voix.

— Je préfère la chaleur à l’ennui et vous êtes la seule personne ici dont la conversation me soit supportable.

— Trop aimable. Tu pourrais aussi aller te promener en ville, tu sais ? Je le ferais si mes forces me le permettaient.

— C’est exclu. Je hais les rues d’Hizaar.

— Mildred Rowena Makara, de grâce ! Personne ne te force à être ici, c’est toi qui as choisi de t’installer. Pourquoi gémir, maintenant ?

— Je ne suis pas là de gaieté de cœur, ma tante. J’ai fui. J’ai fui sans mon fils ! Il pourrait-être à l’agonie à l’heure où nous parlons et vous voudriez que j’aille me promener ?

— Si je puis être honnête, je voudrais que tu tournes cette page. Crois m’en, cela vaut mieux. Tu t’exposes à bien des tourments en refusant l’idée que Benabard ne puisse plus te revenir.

— Comment l’accepterais-je ? s’indigna Mildred.

— Si quelqu’un te l’a enlevé sans te réclamer de rançon, il te l’a enlevé pour ne jamais te le rendre. S’il est parti de son propre chef, ce n’est pas pour te revenir. Tu es une Makara, tu te dois de faire face avec dignité et égalité d’humeur.

— S’il s’était agi du fils de Léopold, vous auriez parlé autrement. Seuls les enfants de la branche principale comptent à vos yeux. Vous ne valez guère mieux qu’Archibald !

— Cesse de dénigrer ton frère. Il t’arrive trop souvent d’oublier ce que tu lui dois. Je constate depuis notre arrivée que n’as pas beaucoup plus de considération pour ton mari. Il se plie à toutes tes volontés sans rien exiger en retour et tu l’humilies au lieu de l’honorer. À défaut de te montrer reconnaissante, tu pourrais au moins te garder d’être impolie. As-tu seulement été saluer tes belles-filles ?

Un sourire de dérision froissa le visage de Mildred.

— Mes belles-filles sont-elles seulement venues me saluer ? répartit-elle. Mon beau-fils, peut-être ? Assurément non. Les enfants de Maleka sont tous des malappris ! Benabard au moins savait faire preuve de savoir-vivre.

La porte ajourée coulissa sans prévenir, arrachant les deux femmes à la houle de leur échange. Maleka parut sur le seuil et Adelpha crut mourir de honte à l’idée qu’elle ait pu entendre leur conversation.

La Jeradienne n’était ni coiffée ni parée. Elle revêtait un déshabillé jaune doux à travers lequel on devinait ses courbes nues. Sous son bras, un panier plat croulait sous des savons, des herbes fraîches, des flacons d’huile et des bâtons d’encens qui, même éteints, embaumaient l’air. Adelpha devinait qu’une invitation aux bains – incontournable dans la tradition de l’hospitalité jerild – motivait sa venue.

Cérémonieusement, Maleka s’inclina, déposa son panier devant elle et le poussa en avant du bout des doigts.

— Bonsoir Adelpha, articula-t-elle en détachant chaque syllabe pour n’en écorcher aucune. Je vous souhaite une bonne soirée.

Ce fut tout. Elle referma la porte et s’esquiva sans la moindre attention pour sa coépouse ni formuler la demande qu’Adelpha s’était attendue à recevoir. L’aïeule déglutit pour ravaler sa gêne.

— Mildred, cingla-t-elle, je te prie de quitter ma chambre. N’y reviens qu’après avoir réfléchi au respect que tu dois à notre famille et à celle de ton mari.

Sans laisser à sa nièce le temps de réagir, Adelpha enjamba le présent de Maleka pour suivre cette dernière. Au grand dam de l’aïeule, la mestresse de maison semblait s’être évaporée dans le couloir.

Adelpha erra dans le palais à sa recherche. La fatigue eut vite raison de sa détermination.

Elle inspira et expira profondément, leva la tête… Devant elle, les carreaux marbrés d’une terrasse semi-ovale réfléchissaient la timide lumière du soir. Une petite silhouette brouillée par la pénombre se tenait au bord, le nez en l’air et le regard perdu les branches d’un figuier dont feuilles chatouillaient l’architecture. Une longue couette tout en perles et en nattes valsait dans son dos.

— Ismé ? appela Adelpha à tout hasard.

Elle pensait n’avoir qu’une chance sur deux de se tromper.

— Emaëra ?

Pas un mouvement.

Méfiante, Adelpha foula silencieusement la terrasse de ses pieds nus. La pierre était encore chaude du jour cuisant. En plissant les yeux, l’aïeule reconnut l’esclave recueillie par sa nièce.

— Que fais-tu ici ? l’invectiva-t-elle.

La petite fille fit tintinnabuler tous les grelots de sa coiffure en faisant volte-face. À la façon dont elle cachait ses mains derrière son dos par pure timidité, Adelpha soupçonna une mauvaise action.

— Qu’est-ce que tu caches ? Tu as volé ?

Elle secoua la tête énergiquement. Cette fois-ci, la mélodie de sa chevelure fut balayée par un formidable courant d’air. Cette perturbation précéda le craquement d’une branche de l’arbre qui ombrait partiellement la terrasse. Ce fut alors qu’Adelpha remarqua l’oiseau immense qui trônait au sommet.

L’animal aux ailes géantes descendit de son perchoir pour enserrer la rambarde au creux ses griffes. Son œil brillait du même éclat ambré que la pointe agile de sa queue. Le reste de son corps n’était qu’une ombre immense dans le contrejour.

Une chimère !

— É-… éloigne-toi de cette chose ! ordonna Adelpha à Yue en prenant ce conseil pour elle-même.

L’oiseau ouvrit un large bec dont s’échappa un cri d’une étrangeté innommable, maelstrom de gémissements venus d’outre-tombe.

Yue couvait la chimère d’un œil fasciné, comme prisonnière d’un arcane.

Le bruit cessa. Il cessa aussi brusquement que le bec du monstre se referma, sans provoquer le moindre écho. Alors, l’oiseau déploya ses ailes dont il battit gracieusement l’air. Au lieu de s’envoler, son corps tomba en poussière pour ne laisser qu’une haute dune de sable roux.

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