19.1

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L’eau était tiède, presque fraîche. Paradoxalement, l’air ambiant se respirait mal, car trop chaud, trop lourd.

L’onde valsait au gré des mouvements de buste de Yue, mourrait avant de toucher les bords du large bassin. La petite fille n’aurait pas su dire depuis combien de temps elle trempait dans cette eau claire et parfumé, mais s’y sentait assez bien pour ne pas ressentir le besoin d’en sortir.

Krisha n’avait pas l’habitude de s’occuper d’enfants. Il lui arrivait d’accompagner les filles de la maison en sortie pour assurer leur protection, mais leurs soins quotidiens échoyaient généralement à Meriem.

Parmi les femmes de la maison, Krisha seule parlait à la fois réel et jerild. Les premiers décans, elle servirait de donc de bonne et de traductrice à Yue, à supposer qu’elle finît par s’ouvrir à quelqu’un. Au palais, personne d’autre que le mestre et sa seconde épouse n’avait encore entendu le son de sa voix.

Les ayant lavés, Krisha passait un peigne fin dans les cheveux de Yue pour les démêler, étonnée de ne pas y trouver trace de poux. Elle ne lui avait pas non plus découvert de caries ou de plaies mal soignées. Somme toute, elle n’avait pas l’impression de soigner la fille d’une personne de son rang.

— Laisse-moi voir tes mains. Elles sont abîmées, observa l’esclave en lui nettoyant méticuleusement les ongles. Tes genoux aussi, mais le reste va bien. Tes anciens mestres devaient bien s’occuper de toi.

Yue n’avait jamais rien entendu d’aussi erroné. Voulut le faire savoir, mais une douleur sourde lui broyait les cordes vocales.

La porte s’ouvrit dans un grincement assourdissant. Deux petites filles, parfaites copies l’une de l’autre, firent leur entrée dans la salle de bain. À la vérité, elles n’étaient pas tout à fait petites, ni tout à fait grandes, d’ailleurs ; un peu plus âgées que Yue, seulement. L’une avait l’air très gaie, l’autre un peu endormie. Elles entretenaient une conversation que Yue ne comprenait que dans sa dimension pantomime.

Yue s’en détourna à la seconde où elle se vit devenir le sujet de leur bavardage. Tout en causant, tout en la dévisageant, les jumelles s’installèrent à l’autre bout du grand bain.

Au cirque, on avait trop peu ménagé l’intimité de Yue pour la rendre pudique. Ce sentiment naissait tout juste en elle alors que la plus vive des deux sosies échappait à l’autre pour l’approcher et l’observer plus à son aise. Bientôt, Yue en fut presque à sentir son souffle. Elle détourna la tête.

— Emaëra veut voir tes yeux, lui souffla Krisha.

Yue n’avait pas particulièrement envie de les lui montrer mais, pressée d’en finir, elle prit le parti de se laisser regarder. La demoiselle se récria sur l’étrangeté de ce qu’elle vit. Contre toute attente, Yue finit par avoir la même réaction.

Un sourire démesuré illumina la visage d’Emaëra. Ce croissant de lune dans le ciel de sa peau lui plissa joliment les paupières. Yue battit des siennes pour mieux en croire ses yeux. À n’en pas douter, l’iris droit de la petite Jeradienne était brun. Celui de gauche, plus pâle, était aussi vert que le jade.

Les joues de Yue en rosirent.

— E-ma-ë-ra, articula la sœur en se désignant elle-même.

Jetant sa main libre et un bref regard par-dessus son épaule, elle reprit sur le même ton :

— I-s-mé.

Enfin, elle réunit ces deux informations en une seule phrase qu’elle signa tout en parlant :

Je m’appelle Emaëra, ma sœur s’appelle Ismé.

À son tour, Yue voulut donner son nom, mais s’en trouva incapable. Sa voix refusait toujours de sortir.

— Mesdemoiselles Emaëra et Ismé ne parlent pas encore le réel, mais elles connaissent le signe commun. Je crois que toi aussi. Tu peux signer avec elles si tu veux.

Krisha s’adressa aux jumelles en jerild. Ces quelques phrases, que Yue ne comprit pas, firent tourner Emaëra vers sa sœur pour lui servir une longue tirade enjouée. Cela arracha un sourire fatigué à Ismé qui, moins excité que sa sœur par la découverte d’un nouveau regard vairon, s’étira avant de se laisser submerger, ses longues tresses perlées restant suspendues à la surface comme des serpents d’eau.

La porte grinça de nouveau, brisant l’inertie apaisante du moment. Ismé émergea.

Sous les yeux rivés des trois fillettes, la mère des jumelles entra, puis chemina vers le grand bain au bord duquel elle s’assit. Elle était drapée d’organdi carminé alourdi de broderies d’or. D’innombrables bijoux réhaussaient le noir de ses cheveux tressés et l’ambre de sa peau. Ses mouvements de tête et de corps cliquetaient et scintillaient. Yue en était ahurie. Cette femme toute entière semblait être un joyau.

Maleka adressa quelques phrases à ses filles, quelques gestes tendres, quelques rires. Yue sentit le lien qu’elle venait d’établir avec les jumelles se transformer en fossé. Pourraient-elles un jour se retrouver ? Toutes trois n’appartenaient résolument pas au même univers.

Yue reprit ses mains à celle qui les lui nettoyait pour les refermer sur son buste maigre et se força à fixer un point mort. Le pendant à son oreille lui pesait alors insensément lourd. Elle en avait mal au crâne.

— Ça ne va pas, Yue ?

La petite ne réagit pas.

— La mestresse et moi allons te montrer où tu vas dormir, annonça Krisha en lui présentant un drap de bain. Tu pourras jouer avec Emaëra et Ismé à leur retour de l’école si tu n’es pas trop fatiguée.

Yue sortit de l’eau, s’emmitoufla dans le coton, se laissa sécher, puis son cocon duveteux passa des bras de l’esclave à ceux de la Mestresse. Son cœur s’emballa et, en dépit de son entorse, elle se découvrit une folle envie de marcher.

Prévenante, Krisha remit à Yue le petit cube de bois gravé resté sur la margelle. La proximité de l’artefact rasséréna suffisamment la fillette pour qu’elle se laissât sagement porter jusqu’à destination.

— Voici ta chambre, montra Krisha en poussant une porte coulissante.

La salle parut irréelle à Yue. Une grande fenêtre aux menuiseries ajourées en dentelles pointillait la pièce de soleil. Un long rideau rouge tamisait et teintait la lumière. Les meubles exhalaient tous un étrange mélange de neuf et de poussière : armoire en bois massif, console à motifs incrustés, tabouret assorti, lit à moustiquaire, tapis…

Maleka détaillait le visage de Yue, convaincue que d’une seconde à l’autre, il s’illuminerait. Cela n’arriva pas. Elle déposa la petite sur le sol et attendit un long moment que celle-ci se décidât à faire ses premiers pas vers le fond la pièce, toujours sans une once d’enthousiasme.

Hiram avait chargé Maleka d’apporter du bonheur à Yue et faillir à cette mission n’était pas envisageable à l’heure où sa coépouse s’impatronisait sous son toit, mais l’épreuve s’annonçait de taille.

— Est-elle toujours aussi… évaporée ? chuchota Maleka à Krisha en regardant la petite errer dans la chambre.

— D’après le mestre, elle parlait assez au début, puis de moins en moins. Pour ma part, je l’ai vue comme ça depuis son réveil.

Maleka se tordit les lèvres de perplexité puis revêtit un sourire avant de retourner vers Yue. Elle lui proposa de troquer son drap de bain contre un bel habit et, par la même occasion, lui montra l’étendue et la magnificence de la garde-robe dressée pour elle.

Dans sa confusion, Yue ne voyait son nouvel environnement que comme un énième décor et sa penderie comme un substitut de sa malle à costumes brûlée. Or, Hiram lui avait dit ne pas posséder de cirque. À la place de son cœur où auraient dû siéger de l’émerveillement ou de la reconnaissance grondait un sentiment d’appréhension, comme à la veille d’un spectacle pour lequel elle n’aurait pas suffisamment répété. Elle se voyait déjà faire n’importe quoi sur scène et entendait la voix d’Amerkant s’élever d’outre-tombe pour la rabrouer.

Ça va aller, se répétait-elle, en tâchant de donner à sa pensée l’accent de Rin. Yue ne savait seulement pas ce que ça devait désigner.

Krisha l’habilla. Pour le moins, sa robe ne lui parut pas pratique : trop ample. Elle ne lui tenait pas au buste. Cela la gênerait dans une manœuvre acrobatique. Était-ce un costume de danse ? De théâtre ?

Maleka proposa de se charger personnellement de la coiffure. Elle s’occupait presque quotidiennement des cheveux de ses enfants et tenait pour acquis que c’était là un excellent moyen de tisser des liens avec eux.

— Tu es Li-Hore, n’est-ce pas ? demanda Krisha en observant le visage de Yue.

Encore une fois, elle se trompait. Le père de Yue était Li-Hore, mais elle était de l’Héliaque : un état à part entière qui ne s’encombrait pas de considérations géographiques. Cela ne l’empêcha pas d’acquiescer pour le seul plaisir de se revendiquer un point commun avec Yo Rin Temehn.

— La mestresse aime beaucoup la musique li-hore, poursuivit Krisha. Elle connaît une très jolie chanson xe-en, que les enfants aiment tous beaucoup. Tes parents chantaient-ils pour toi, parfois ?

Les seules fois où Yue avait entendu son père lui parler dans sa langue natale, ç’avait été sur le coup de la colère. Elle s’était faite gronder en xe-en, jamais de façon très chantante. En y repensant, le rouge lui monta aux oreilles.

Yue ne pouvait pas s’ôter de la tête que son dernier échange avec Rin avait été particulièrement houleux. Il avait élevé la voix très fort et même menacé de la punir. Yue songeait que ce pouvait être à cause de cela qu’ils ne s’étaient plus revus depuis le filage, avant l’incendie. Son père avait dû la fuir, fatigué de s’occuper d’une petite fille aussi obstinée qu’elle.

Le souffle de Yue se saccada et des larmes de frustration s’échappèrent de ses yeux.

Maleka s’interrompit au milieu d’une tresse, affolée de la voir verser ces pleurs. Elle devina que sa question avait fait vibrer une corde sensible et s’agenouilla près de Yue pour s’excuser confusément. En cherchant ses mots, elle s’aida de ses mains, si bien qu’elle se surprit à signer tout en parlant :

Je sais que tu es triste.

Qu’en savait-elle vraiment ?

C’est normal de vouloir pleurer.

Rin n’aurait jamais dit une chose pareille.

Je veux que tu te sentes bien. Je veux que tu sois heureuse.

Yue se fichait éperdument de ce que voulait cette inconnue

Je vais m’occuper de toi comme une maman.

La petite fille n’avait plus de contrôle sur les larmes qui lui tombaient des paupières. Elle se les écrasaient sur les joues avec acharnement, désespérée de ne pas pouvoir les faire simplement disparaître.

Sa mère à elle était morte, morte depuis tellement longtemps qu’elle aurait tout aussi bien pu ne pas exister. Toutes celles qui avaient essayé de prendre sa place avaient fini par l’abandonner puis l’oublier. Sila avait arrêté de l’allaiter a ses deux ans avant de se désintéresser d’elle, Brithal avait quitté la troupe sans lui dire au revoir, sans même la faire aller au bout de son initiation à la danse, Rwale s’était proposée de lui apprendre à fabriquer des bracelets en feuilles de palmier sans jamais ratifier sa promesse, Katina avait cessé de venir voir ses entrainements après être tombée enceinte de sa vraie fille, puis Célestine…

Yue n’avait pas besoin d’une maman, mais de son père. Elle ne voulait plus s’attacher à une personne qui commencerait par lui faire croire à son amour pour finir par l’oublier.

La respiration de Yue siffla alors qu’elle se pliait en deux sur son tabouret. Bientôt, ses pleurs s’alourdirent de sanglots.

Maleka rassembla ses esprits. Tâchant de se donner l’air moins démunie qu’elle ne l’était face à cette crise, elle s’adressa à Krisha :

— Je te laisse finir de la coiffer une fois qu’elle sera plus calme. Laisse-là se reposer, ensuite. Inutile de… d’affoler Hiram. S’il demande, tu diras que la matinée s’est bien passée.

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