14.2

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Le pavillon de Léopold Makara avait entièrement été consumé par les flammes. Celui de son associé, favorisé par sa position, avait été épargné. En l’absence de Joseph Amerkant, qui comptait au nombre des victimes du massacre, Mildred Makara s’y trouvait pour le plus triste état des lieux de son existence. Victime d’un assaut cruellement prévisible autant que de son propre orgueil, son frère aîné venait de perdre l’Héliaque. Quatorze ans de travail. Quatorze ans de vie.

— Imbécile de Léo !

Les pertes matérielles seraient en partie remboursées par les assurances de la compagnie. Les pertes humaines ne pouvaient être ni comblées ni mesurées. Soldats qualifiés, artistes talentueux, employés compétents, esclaves dociles… Mildred se figurait déjà Léopold ravalant sa fierté pour implorer le pardon d’Archibald. Le doyen de la famille le ferait languir, puis le lui accorderait.

À l’heure où elle mettait de l’ordre dans son administration, Léopold devait déjà s’être profondément engouffré dans les souterrains labyrinthiques de Soun-Ko pour ne refaire surface qu’à Haye-Nan ou plus loin. Autrefois, les galeries transfrontalières avaient servi de plus nobles buts. Le réseau souterrain qui reliait entre elles la majeure partie des places fortes de l’Empire Réel ne servait vraiment qu’aux puissants mis en échec à fuir et semer leurs poursuivants.

Mais qui étaient ceux de Léo, cette fois-ci ? Des rivaux jaloux ? Des pillards de ménagerie ? Des affranchis vindicatifs ? Non. Les assaillants avaient signé leur œuvre. Leur furtivité, leur sauvagerie, leur habilité à disparaitre…

Les rumeurs parlaient d’un groupe de mercenaires composé de fabuleux de chimères et mage ; singuliers personnages qui ne se revendiquaient d’aucune organisation continentale. Ils passaient pour de simples bandits de grand chemin aux yeux du petit peuple et des collectionneurs crédules. Pour sa part, Mildred en savait assez sur les tabous de l’Empire Réel pour ne pas s’arrêter à cette hypothèse.

— Des apatrides… Forcément.

— Mon amie, souffla péniblement son époux, vous vous faites du mal.

Adossé au pilier central de la structure, Hiram remontait consciencieusement les aiguilles de son horloge à gousset.

— Si ce qui se passe ici ne vous préoccupe pas, rentrez à l’hôtel, répliqua Mildred.

— Ne vous fâchez pas. Je dis seulement que rien ne sert de vous écorcher l’esprit. Cette affaire nous regarde à peine et nous dépasse de beaucoup. Pourquoi en faites-vous tant ici ?

— Léopold est mon frère biologique. Contrairement aux mille et un bâtards de mon père, il m’est cher.

— N’avons-nous pas nos propres problèmes ? Benabard est introuvable ! rappela-t-il désemparé. Il l’est depuis plus longtemps que votre frère, encore savez-vous que Léopold va bien, mais notre fils ! Les hommes que nous avons envoyés après lui sont revenus bredouille et rebattent les mêmes pistes depuis ! Je ne conçois pas qu’autre chose puisse vous préoccuper à cette heure !

— Cela vous va bien de m’adresser des reproches lorsque c’est avec votre permission qu’il a quitté l’hôtel sans escorte !

— Aurais-je dû l’y enfermer plutôt que de lui laisser un quarte d’heure de liberté ?

— Que sais-je ? L’éducation d’un garçon ne regarde-t-elle pas son père ?

— Vous m’avez instamment demandé de ne pas m’en mêler plus d’une fois.

— Est-ce encore ma faute si vous n’entendez rien à l’instruction des enfants ? Dans vos pays de sauvages, on abrutit les biens-nés et vous en êtes la preuve ! Vous auriez rendu ce pauvre petit plus gauche et niais qu’il ne l’est déjà si je vous avais laissé faire !

— Vous m’insultez ! s’indigna Hiram.

— Avez-vous d’autres évidences à souligner ?

L’audace de cette dernière réplique le priva momentanément de parole. Il poussa forces soupirs et grognements inintelligibles avant de renoncer à articuler sa pensée, reprit en main la montre qui pendait au bout de sa chaîne de gilet et recommença à la remonter.

Il y eut un silence. Un silence imparfait, tapissé par les échos du dehors et ponctuellement rompu par les nuisances du dedans. L’atmosphère en devint lourde, trop pour Hiram. Sans prévenir, il quitta le pavillon.

Presque tout de suite après, une voix parvint à Mildred de l’extérieur de la tente.

— Mestresse Makara ? appela-t-on.

— Elle-même. Entrez.

Un agent en livrée bleue passa le seuil du pavillon en se découvrant la tête.

— Qu’est-ce ? le pressa-t-elle.

Un signe de l’homme précéda l’entrée d’une femme et d’une petite fille. À des degrés différents, l’épuisement se lisait sur leurs figures. Mildred s’attarda sur l’enfant.

— Tu es une des têtes d’affiche de Léo, reconnut-elle. Yue, n’est-ce pas ?

L’enfant opina légèrement, tout en fixant un point mort. Sans doute n’osait-elle pas croiser le regard de la mestresse. Mildred n’eut pas l’idée de s’en plaindre. Elle préférait les craintifs aux insoumis.

— Vous devez être Célestine, fit-elle à l’attention de l’adulte. Petite chanceuse, racontez-moi donc comment vous et cette enfant avez survécu à ce déluge de sang ?

— Yue sait se faire discrète, répondit Célestine. Quant à moi, on m’aura laissée pour morte.

— Admettons. Vous souvenez-vous de quoi que ce soit qui puisse faire avancer l’enquête ? Un visage, une voix ?

— J’ai été inconsciente trop longtemps pour avoir vu quoi que ce soit.

— J’ai ouï dire que vous touchiez aux sciences arcaniques. Ne pouvez-vous pas vous en servir pour…

— Je vous arrête tout de suite, mes compétences sont extrêmement limitées. Je ne peux vous être d’aucune aide et, pour ne rien vous cacher, je ne le veux pas. Les perpétrateurs du massacre sont dangereux. Il faut les fuir, pas les traquer.

— Je partage votre avis pour moi-même, mais je me dois de faire mon possible pour que cette mésaventure serve au moins à faciliter le travail des autorités compétentes.

— Vous avez toute ma considération pour cela.

Mildred poussa un soupir de dédain. La soie de ses jupons bruissa lorsque qu’elle décroisa les jambes et son siège manqua de basculer au moment où elle s’en extirpa. Elle contourna le bureau d’Amerkant pour prendre appui à même le meuble.

Retournant la chaise posée en vis-à-vis du fauteuil qu’elle venait de quitter, elle s’adressa à Yue :

— Viens t’assoir. Tu tiens à peine debout, c’est une pitié.

La petite leva la tête vers Célestine l’air de lui demander quoi faire. Celle-ci lui lâcha la main après lui avoir glissé un murmure. Fatigue aidant, Yue finit par prendre place.

— Écoutez, Célestine, reprit Mildred. Je ne tiens pas à m’éterniser à Soun-Ko. Sachez que votre manque de coopération ne me dispose pas bien envers vous.

— Cela doit-il me faire peur ?

— À vous de me le dire.

Mildred attendit une réaction qui ne vint pas avant de se résigner à ne jamais l’obtenir.

— Si quelque chose vous revient, tâchez de ne pas le garder pour vous. Je séjournerai à l’ambassade jerild toute la journée de demain.

Sur cette conclusion, elle reprit place derrière le bureau d’Amerkant et se replongea dans l’examen de copies de documents légaux de son aîné, stockées par précaution légitime chez son associé.

L’homme qui avait fait entrer Célestine, resté en faction près de l’ouverture, se disposa à lui faire faire le chemin inverse. Yue sauta à bas de sa chaise pour les suivre.

— Rassied-toi, l’arrêta Mildred. C’est à moi que tu obéis, maintenant, et je ne t’ai pas autorisée à bouger.

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