7.1

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Célestine n’était plus sortie de sa tente depuis la veille, prétextant une migraine qu’elle avait bel et bien fini par se donner à force de s’abimer les yeux sur des pages à l’encre effacée par le temps. L’étude des arcanes l’avait toujours rendue malade, même du temps où elle disposait de sources plus fiables et digestes qu’à ce jour.

Près d’elle, la flamme d’une bougie brûlait, vive, mais sans mouvement, l’air de la narguer, de lui dire : pauvre incompétente, malgré toute ta science, tu ne me comprendras pas.

Un des fondamentaux de l’observation des arcanes dans la nature reposait sur la notion de stabilité. Une hiérarchie simplifiée des arcanes élémentaires plaçait celles du feu très en-dessous de toutes les autres sous ce regard, car facile à altérer. Un rien suffisait à les faire forligner.

Le plus souvent, cela se traduisait par une déformation, une discontinuation ou une amplification de l’arcane ; plus concrètement le feu vacillait, s’éteignait ou forcissait sans raison naturelle apparente. Mais se figer ? Pas une fois l’espace d’une seconde, mais de façon répétés et constante depuis la veille ? Célestine n’avait encore jamais été confrontée à pareil phénomène. Elle craignait qu’il ne s’agît d’un malheureux présage ; celui d’une tempête supranaturelle comme celle qui avait ravagé les îles du Khelt vingt ans plus tôt, laissant les flux magiques de la région si instables qu’il s’y trouvait encore des déformations de la Réalité.

En l’occurrence, les arcanes de l’eau et de la terre s’étaient joints à ceux du feu pour mettre les Khelotes en garde. Célestine n’avait pour elle que sa bougie et un vieux grimoire malcommode pour comprendre ce qui se passait autour du cirque.

Un petit reniflement lui fit lever les yeux de vers Isaac. Assi au creux de l’alcôve de son lit, il parcourait un livre d’images.

— Passe les pieds sous ta couverture, le pria Célestine en lui présentant un mouchoir. Tu vas attraper froid, sinon.

Il remercia, se moucha et s’emmitoufla dans sa courtepointe.

— Tu as déjeuné, Isaac ? s’inquiéta Célestine en songeant à l’heure avancée.

— Oui. Sila m’a servi de la soupe tout à l’heure. Elle était très bonne.

— Parfait. J’irai la remercier plus tard. Si tu te sens encore de l’appétit, il y a des provisions dans… dans…

Célestine se massa les tempes.

— … le grand tiroir, acheva Isaac.

— Exact.

Elle lissa sa page d’une main lourde dans un vain effort de se replonger sérieusement dans un paragraphe dont elle n’arrivait plus à déchiffrer le moindre mot depuis longtemps.

— Est-ce que je peux t’aider ? proposa-t-il humblement.

— À moins d’avoir été formé à l’interprétation des arcanes élémentaires, je suis désolée, mais tu ne peux m’être d’aucun secours.

— Quel genre d’arcane élémentaire ?

Interpellée, Célestine leva la tête.

— Les arcanes de feu, hasarda-t-elle.

— Ah. Dommage. Je connais que celles de la terre. Dans mon endroit secret, j’ai un livre très bien expliqué, dessus.

— Tu lis déjà des livres de magie, à ton âge ?

— Avec ma maman, oui.

— Et ta maman serait d’accord pour que tu me prêtes ce livre ?

— Je crois que oui. Quand je pourrai retourner dans mon endroit secret, je te le ramènerai.

— Tu ne peux pas y retourner maintenant, si je ne regarde pas ?

— Non. J’y suis allé hier et je suis encore fatigué. Et Yue a eu très peur quand j’ai disparu, alors je préfère attendre de pouvoir lui expliquer avant d’y retourner.

— Tu veux parler de ton endroit secret à Yue ? s’étonna Célestine.

Isaac opina.

— Je ne te le conseille pas. Même si tu considères Yue comme ta grande sœur, tu ne devrais pas lui parler de tout. Cette petite et son père ont suffisamment de problèmes comme ça.

Contrit, Isaac se mit à torturer un pan de couverture. Son embarras fit pitié à Célestine qui l’en tint quitte pour le chapitre de la morale. Elle allait reprendre son étude lorsque Katina fit brusquement irruption dans la tente, l’air affolée.

— Pardon, ma grande, est-ce que tu as une minute ?

Un souffle irrégulier lui hachait la voix. Cela lui ressemblait peu. Il en fallait beaucoup pour troubler la force tranquille de son insouciance. Un accès d’angoisse fit lever Célestine.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.

Katina avança le bras, brandissant un croquis. Célestine s’en empara pour l’examiner. Le dessinateur avait eu la main très lourde sur le fusain. Il en résultait un amas charbonneux de traits grossiers ; traits qui gagnaient en finesse à force d’être regardés. Un animal, fauve, très certainement, était représenté tout entier près d’une silhouette humaine féminine. Fusse erreur de proportion ou démesure, la bête était colossale.

— Samoil a dessiné ça, ce matin, après avoir désaoulé. Il dit que c’est ce qu’il a vu hier.

— Et bien ?

— Et bien tu sais plein de choses, non ? C’est quoi, pour toi ?

Célestine réexamina le dessin, sceptique.

— S’il faut considérer que le dessin est fidèle et que les dents sont si longues, je dirais qu’il s’agit d’une hallucination.

— Comment ça ?

— Un smilodon. Rien n’est aussi bien mort que leur espèce, aucun homme vivant n’en a jamais vu en vrai.

— Ça pourrait pas être une chimère qui y ressemble ?

— Si, éventuellement, mais je ne vois pas laquelle. Quel est le problème, exactement ?

— Des moines sont venus se plaindre d’avoir vu une chimère monstrueuse errer dans la bambouseraie. Ils ont cru qu’on avait laissé échapper une des nôtres. Samoil a sauté sur l’occasion d’être pris au sérieux, rapport à son baratin d’hier. Il a réussi. Cette chose qu’il a dessinée a été vue par des personnes sensées et bien vivantes pas plus tard que tout à l’heure. Si ça se trouve, les petits l’ont aussi vue hier. Quelqu’un leur a posé la question ?

— J’en doute. Il me semble que tout le monde était beaucoup trop heureux de pouvoir enterrer l’incident au plus vite. Moi y compris.

Le regard de Célestine croisa celui d’Isaac, encore un peu troublé d’avoir essuyé une gronderie. L’habitude d’entretenir des secrets le rendait discret à tout propos. Il ne révélait presque jamais rien spontanément. Yue non plus ne se confiait pas facilement, sinon à son père.

— Je demanderai à Rin si Yue lui a dit quoi que ce soit, promis Célestine. Je poserais aussi la question à Isaac quand il sera moins… fatigué. Y a-t-il urgence ? Je suis occupée…

Célestine avisa sa flamme statufiée. Katina l’imita, comprit et se renfrogna.

— Tu m’avais pas dit de pas m’inquiéter pour ça ? Est-ce que c’est plus grave qu’une bête dangereuse qui pourrait avaler ma Sofia en une bouchée ?

— Tu pourrais en dire autant de toutes les chimères de notre ménagerie. À ce jour, aucune n’a mangé de bébé, pourtant.

— Mélange pas tout. Y a les chimères en cage, gavées de tranquillisants et de suppresseurs, puis y a les chimères inconnues au bataillon qui se baladent dans la nature et qui font peur aux moines.

Célestine n’eut rien de raisonnable à opposer à cet argument. La perspective de perdre un temps précieux à faire le travail d’un garde forestier ne l’enchainait pas pour autant.

— Et puis les fabuleux, tu te souviens ? ajouta Katina. Samoil en parlait aussi. Si ça se trouve, il a rien rêvé du tout. Les moines sont encore là. Tu peux pas leur parler, voir s’ils peuvent pas nous aider à débrouiller l’affaire ? Moi je pige rien à leur jargon et les autres, va savoir pourquoi, ça les inquiète pas c’t’histoire !

L’idée tenta Célestine, pas tant pour élucider quelque obscure affaire de chimère vagabonde que pour se faire lire l’arcane indéchiffrable qui la préoccupait. Les Sages de Terres Connues restaient les principaux dépositaires du savoir en magie, après les Archivistes. Ceux-là pourraient lui être utiles, à supposer que leur expertise ne se limitât pas aux arcanes du ciel.

— Tu as gagné, céda-t-elle. Je vais leur parler. Mais calme-toi, d’accord ? Quoi qu’il se passe, la panique générale n’avancera personne à rien. Je te promets de tirer tout ça au clair et que personne ne mangera Sofia.

Katina croisa les bras, le front plissé d’une incrédulité tinté d’inquiétude. Célestine dut reconnaitre que sa parole vite donnée ne tenait à rien.

— Où sont les moines ? Tu peux me conduire à eux ?


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