5.3

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Près du manège, Rin ne quittait pas sa fille des yeux. Trop d’enfants avaient disparus au tournant de cette maudite machine pour qu’il la laissât embarquer dessus sans surveillance.

Des six équidés de bois vernis, Yue aimait par-dessus tout monter le pégase en s’imaginant pouvoir voler. Cela ne l’empêchait pas de les monter tous à la même fréquence. Pour ne pas faire de jaloux, disait-elle. Rin trouvait cela sensé, stupide, et attendrissant tout à la fois.

Lorsque la ronde des chimères chevalines cessa, sa fille sauta de sa monture pour revenir se blottir contre lui.

Rin contint une plainte. Son dos le suppliciait encore, peut-être plus que la veille.

— Je peux refaire un tour ? négocia Yue de sa voix la plus mielleuse.

Ella avait une façon particulière de s’infantiliser lorsque qu’il lui consacrait du temps en tête-à-tête, là où la compagnie d’enfants plus jeunes la rendait beaucoup trop fière pour se laisser enlacer, porter ou tenir par la main. Rin lui adressa un sourire indulgent.

— Tout à l’heure, Dragon. Pour le moment, nous devons retourner travailler.

— Rin !

La voix d’Amerkant crissa à son oreille. Il se retourna pour lui faire face.

— Oui ?

— Oui, Mestre, rectifia Amerkant.

Rin déglutit, ravalant sa fierté.

— Oui, Mestre, se corrigea-t-il.

— Mieux. J’ai besoin de ta fille, retourne bosser tout seul.

— Besoin de ma fille pour quoi faire, exactement ?

— J’ai des comptes à te rendre ? Je vais la faire bosser aussi, pourceau ! C’est ce qu’on fait des esclaves. Ce que vous êtes, quoiqu’il t’arrive de l’oublier. Yue, viens par là.

La petite serra plus fermement la main de son père.

— Vas-y, Dragon. Sois sage.

Elle se résigna à traîner ses petits souliers de poupée derrière les larges bottes du mestre.

Sous le chapiteau, les monteurs s’affairaient sous la supervision de Makara qui grattait frénétiquement de la plume dans un carnet de note.

— Alors, où est-il ? demanda Amerkant à son associé.

Makara désigna du bout de son stylo un colis monumental soigneusement bâché, près de l’arrière-scène.

— Ne me l’abîme pas, il coûte une fortune.

— T’es riche à millions, pourtant, tout coûte une fortune selon toi, jeta Amerkant.

— Si tu trouves cela peu de chose, je t’enverrai la facture.

— Ça va, ça va…

Amerkant entreprit de déballer le paquet. Il découvrit le croisement insolite et fascinant d’une huile sur pierre et d’un bas-relief. Les proportions de l’œuvre étaient celles d’un éléphant adulte ; le cadre, une moulure d’orfèvre grandiose, un bijou à part entière, tout de marbre et d’argent. La peinture s’y incrustait comme un second joyau dans un écrin par trop précieux.

Il représentait une femme à la pâleur de craie, couchée dans la mare sanglante échappée de ses flancs déchirés. Au-dessus d’elle, immense, un dragon dont la composition ne montrait que la gueule, regardait la mourante, l’œil extraordinairement morose. Le dessin régulier de ses écailles noires, peintes et sculptées, était sublimé par un camaïeu rouge orangé magmatique. On eut dit celles du dragonneau dont les naseaux fumaient dans la ménagerie. Trop intimidée pour parler, Yue se contenta de fixer le mestre.

— Ce soir, on va clôturer le spectacle par une reconstitution, lui annonça Amerkant. Ce tableau est une Vierge de Sainte-Légende. Je te laisse imaginer quel rôle tu auras à jouer.

Les larmes montèrent aux yeux de Yue. Elle n’avait pas exactement compris ce que le mestre avait voulu dire mais, certainement, il avait cherché – et réussi – à l’effrayer.

— Tu fais inutilement peur à cette enfant, reprocha Makara à Amerkant. Elle en sera malade si tu continues.

— N’exagère pas, elle est assez intelligente pour comprendre qu’elle n’aura qu’à faire semblant. N’est-ce pas, Yue ?

Faire semblant ?

Faire semblant de quoi ? D’être morte ? Cela ne serait pas plus compliqué que de feindre le sommeil, mais comment simuler d’avoir le ventre ouvert ? Et le dragon, ferait-il bien semblant de rester immobile, une fois hors de sa cage ? Yue savait que les chimères, même les plus gentilles, pouvaient être dangereuses.

— Les tableaux vivants sont très en vogue, ces dernières années, expliquait encore Amerkant. Il nous reste à peine assez de temps pour te trouver un costume et donner forme au numéro mais, heureusement, le décor est minimaliste. Tu auras un texte à apprendre. Je vais l’écrire tout à l’heure. En attentant, tu…

— Je sais pas lire, rappela-t-elle un peu brusquement.

Makara ferma bruyamment son carnet comme pour s’imposer dans le dialogue.

— C’est un problème, reconnut-il. Il faudra lui apprendre vite, cela nous handicapera plus d’une fois. Fait dire le texte par Rin ce soir, nous aviserons pour la suite.

— Merci pour cette intervention, Léopold, je n’aurais pas eu l’idée sans toi.

Makara s’apprêtait à répliquer lorsque qu’un employé entra sous le chapiteau flanqué de trois visiteurs.

— Le chapiteau est fermé au public ! s’énerva-t-il. Pas d’exception !

— Cher frère, de grâce, soupira Mildred. Voilà un quart d’heure que je te cherche partout dans ce maudit cirque. Propose-moi une chaise plutôt qu’un sermon.

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