5.2

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Le camp des forains s’agitait de plus en plus bruyamment autour du pavillon de son oncle, arrachant Benabard à un sommeil lourd, mais de piètre qualité, qui le laissait groggy et perclus. Le poêle s’était éteint pendant la nuit, de sorte que le froid lui avait contracté les muscles et engourdi les doigts. Il dut se frotter les mains et les jambes pour y rappeler de la chaleur avant d’être tout à fait en mesure de se lever.

Ses effets de la veille trônaient en évidence sur une table d’appoint, près de la tenture qui s’éparait l’espace de repos de l’espace de travail. Une odeur de savon accentuait leur propreté nouvelle, jurant avec celles de tabac, d’alcool, de cuir et de musc qui caractérisait l’habitat.

Un long rectangle rouge vif et satiné dépassait de la poche de son gilet : un billet d’entrée pour la foire de l’Héliaque. Le papier était épais, glacé avec soin, la typographie burlesque et les ornements légèrement baroques. Au dos, une représentation fantasmagorique du soleil se superposait à un numéro : 001, ainsi qu’à une date : A847. L9. D2. J3, celle du jour qui débutait.

Benabard avait officiellement treize ans.

Un cadeau ?

Il y réfléchit tout en s’habillant. La veille, son oncle avait eu l’air de puiser dans ses ultimes réserves de charité pour l’autoriser à occuper ses quartiers pour la nuit, à défaut d’avoir voulu se déranger pour le mener à son hôtel. Aussi Benabard l’imaginait mal avoir une attention si délicate.

Qui, dans ce cas ?

Un employé, sans doute, avait jugé bon de lui fournir un titre de présence.

Aucune importance.

L’énergie lui manquait pour réfléchir à une question dont la réponse l’indifférait. Il contenta de replacer le billet dans la poche de son habit, puis vida les lieux en quête d’un peu de soleil et d’air neuf.

Il gagna la foire par le chemin qui reliait le camp au chapiteau, puis le chapiteau à son parvis. Le trajet lui déplut. À l’autre bout du parc d’attractions, une arche en fer forgé marquait l’entrée des visiteurs. Il songea que passer par elle devait être autrement plus grandiose que d’emprunter l’entrée des artistes. Par curiosité, il se prit à traverser toute la foire pour tenter l’expérience.

Ce ne fut finalement rien d’extraordinaire.

Benabard n’était pas de ceux sur qui le beau ou l’étrange faisait forte impression. Il avait grandi entouré de trésors et de curiosités sans intérêt auxquels il en était venu à préférer la simplicité des nuages. Ceux-là au moins n’avaient pas de prétention.

À force de déambuler le nez en l’air, Benabard trébucha sur le pavé. Il ne vacilla qu’un peu, certes, mais la lassitude était si profondément ancrée dans son caractère qu’il en était venu à abhorrer l’inattendu sous toutes ses formes. Sa propre maladresse le mit en rage.

— Je hais cet endroit ! se récria-t-il. Je ne veux jamais y revenir !

— Pour la énième fois, Benabard, gardez vos pensées pour vous !

L’invective le fit tressaillir. Une sueur froide lui dévala l’échine lorsqu’il croisa le regard de celle qui la lui adressait.

— Bonjour, Maman, la salua-t-il. Je ne m’attendais pas à…

— Vous m’appelez encore Maman, à votre âge ? l’interrompit-elle. Vous me ferez décidément mourir de honte. Et pour l’amour du ciel, tenez-vous droit ! Combien de fois devrais-je vous le répéter ?

Il se redressa, mal à son aise, lui qui aurait voulu disparaitre plutôt que de se grandir.

— N’ayez pas l’air si godiche. Qu’avez-vous encore à triturer vos mains ?

Avec abandon, il les laissa pendre. Quant à son air, il ne sut malheureusement pas comment s’en débarrasser. Mildred inspira avec peine.

— Voyez, je ne vous parle pas depuis cinq minutes que j’en suis déjà malade.

Tout rendait Mildred Makara malade : le bruit, le silence, la compagnie, la solitude, le vin et l’eau… Rien ne contentait jamais cette femme du monde emportée et excessive, sinon le son de sa propre voix lorsqu’elle se plaignait des autres. Ainsi, elle s’était tout de même souvenue de venir chercher son fils ? Maigre consolation.

Du coin de l’œil – il n’osait pas tourner tout à fait la tête – Benabard vit arriver son père.

— Je ramène des douceurs, annonça-t-il en brandissant deux pommes d’amour. Elles m’ont été recommandées comme une spécialité locale.

La musicalité de son accent trahissait ses origines méridionales. Benabard le trouvait ridicule, affligeant. Lui-même avait appris à parler jerild dès son plus jeune âge : cela ne l’empêchait pas de passer d’une langue à l’autre sans chanter la moindre de ses paroles.

Hiram offrit un des deux fruits enrobés de sucre rouge à son épouse, puis son bras. Mildred accepta la confiserie mais ignora la politesse. Prévisible, songea Bard. Sa mère ne se laissait toucher que par ses amants.

Feignant de n’être pas vexé, Hiram mit la seconde pomme sous le nez de son fils. Benabard hésita.

— Merci, Père, finit-il par bredouiller en acceptant la confiserie.

Sa mère le réprouva :

— Vous n’êtes pas éloquent, mon pauvre garçon. Articulez, lorsque vous parlez. Ou mieux, taisez-vous.

D’un geste coupant, elle déploya son éventail pour dissimuler un bâillement. Sa nuit avait dû être courte.

— Allons saluer mon frère, décida-t-elle. Ensuite, nous irons nous reposer à l’hôtel avant le spectacle de ce soir.

Elle ouvrit la voie vers le camp des artistes d’un pas preste. Benabard expira un souffle longtemps réprimé.

— Allons, l’encouragea son père, ne faisons pas attendre ta mère.

Hiram le poussa gentiment d’une main contre l’épaule. De l’autre, il lui présenta un billet blanc, semblable au rouge trouvé plus tôt à l’exception qu’au dos, un quartier de lune supplantait le soleil et un 304 le 001 : son entrée pour le chapiteau.

— Sommes-nous obligés d’assister à ce spectacle ridicule ? se plaignit-il.

— Ce doit être une distraction, pas une corvée. Ne veux-tu pas ?

— Si ce que je voulais avait de l’importance, nous n’aurions pas quitté Réelle avant des lunes. Je suis privé de consécration et je devrais me réjouir d’assister à un spectacle qui ne m’apportera que quelques heures de distraction ?

— Ce n’est pas… pense qu’il s’agit d’un privilège à part entière, pas d’un échange et que tu as aussi la chance de visiter le frère de ta mère.

— J’ai de la chance, selon vous ? Je m’en serais passé.

Benabard accéléra le pas, de sorte à s’éloigner de son père sans trop se rapprocher de sa mère. Ses parents l’étouffaient, chacun à leur façon. Il ne respirait vraiment que loin d’eux.

La cantilène qui berçait inlassablement le parvis du chapiteau lui chatouilla l’oreille. Il effleura du regard l’emblématique carrousel de l’Héliaque : le manège d’une licorne grise à sabots d’argent, d’un pégase aux grandes ailes d’ambre, d’un sleipnir irisé au visage grimaçant, d’un qilin incliné, d’un kelpie aux écailles jades et d’un hippalectryon cabré sur ses pattes de volaille ridicules.

Une petite fille se tenait debout sur le dos de ce dernier étalon de bois.

Yue, reconnut Benabard. Il fit profil bas et évita soigneusement de croiser le regard vairon qu’elle promenait sur la foire, pressé d'enterrer tous les souvenirs qu'elle ravivait en lui.

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