3.1

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Personne ne connaissait le véritable nom de Célestine ou ses origines. Elle passait pour être issue d’une certaine région de l’Almahar où les femmes vivaient de leurs charmes, de leurs crimes et de savoirs obscurs dont elles useraient pour tromper les voyageurs. La vérité était plus sombre. Plus secrète. Et surtout connue d’elle seule.

Célestine était arrivée à l’Héliaque deux ans plus tôt, montée en amazone sur un pur-sang oriental à robe blanche. Ses bagages lourds de livres, d’encens, de poudres et d’herbes mystiques assuraient sa subsistance. Un coffret de robes et de bijoux complétait son avoir. Contre le gîte et un maigre salaire, elle fournissait le cirque en remèdes, prévisions météorologiques et autres prestations liées aux sciences arcaniques. Amerkant – le plus rustre des deux mestres – arguait qu’elle servait davantage au plaisir des yeux.

Certes, les atouts de Célestine étaient nombreux, entre les sinuosités féminines de son corps, le parfum qu’exhalait sa peau et les trésors de connaissances dont son esprit était riche. Avec cela, elle avait une intensité pénétrante dans le regard. Sublimées par de très longs cils noirs ; ses prunelles grises avaient quelque chose de plus mystérieux, de plus happant que les yeux ordinaires. Elle battait toujours de ses larges paupières avec une sorte de nonchalance élégante ; hors du temps.

— Célestine ?

Elle se détourna du costume qu’elle était occupée à recoudre. Négligemment affalée sur le lit, la tête renversée, Yue l’observait.

— Est-ce que tu sais si elle était belle comme toi, ma maman ? demanda la petite fille.

— Non. Je ne l’ai pas connue. C’est à ton père qu’il faudrait poser la question.

Légèrement piquée, comme à chaque mention de la défunte, Célestine se reconcentra sur son ouvrage.

— Célestine ? l’appela encore Yue.

— Oui, répondit-elle sans relever la tête.

— Est-ce que je peux m’asseoir à côté de toi ?

La voix faiblissante de la petite fille lui amollit le cœur ; assez pour la faire céder.

— Tu peux.

L’instant d’après, elles partageaient le même fauteuil, Yue blottie contre son flanc.

— Il n’y aurait eu que ton costume à réparer si tu avais été sage, aujourd’hui. J’espère que tu le seras, à l’avenir, et que tu ne causeras plus de soucis de ce genre à ton père.

Ce fut tout le reproche qu’elle put formuler. Yue opina. Célestine s’en satisfit, pensant qu’elle retiendrait bien la leçon un décan ou deux.

Hypnotisée par les mouvements de l’aiguille et l’air fredonné par la couturière, Yue finit par s’assoupir.

Célestine achevait sa reprise lorsqu’un long pan de sa tente fut écarté. Romí parut dans le contrejour de l’après-midi. Après lui, Benabard entra.

Ses cheveux bruns paraissaient noirs, humides du bain qu’il venait de prendre. Ses joues étaient rougies par le froid sous ses taches de rousseur. Il portait une tunique à col mince, à la façon des Lashols, ainsi que d’amples braies marrons. Romí lui avait prêté ses plus beaux habits à la demande instante de Célestine ; ils n’en paraissaient pas moins usés et sales, assortis au cuir verni des chaussures de celui qui les portait.

Merci, signa Célestine, tu es un amour.

Le garçon grimaça un sourire, salua, puis partit, heureux d’avoir rendu service à la belle arcaniste et contrarié que ce fût au profit d’un mauvais bougre.

Penaud, Benabard triturait ses grandes mains, le regard bas. Cela lui donnait l’air d’une toute autre personne que le grand dadais arrogant arrivé au cirque une heure plus tôt.

— Tu dois te sentir humilié par ma sollicitude, supposa Célestine. Autrement, tu m’aurais déjà remerciée pour mon aide.

Elle étala délicatement le veston raccommodé sur son accoudoir, rangea son aiguille et entreprit de recoucher Yue sur son lit.

— Est-elle votre fille ? l’interrogea Benabard.

— Celle d’un ami.

Un ami ? Ma mère à moi dit qu’un homme et une femme ne sont jamais vraiment amis. Est-ce vrai ?

— Penses-tu que je détienne toutes les vérités ?

Sans mot dire, Benabard examina l’habitat, puis l’habitante.

— Peut-être. Vous avez l’air d’une… érudite.

— Intéressant. Je sais beaucoup de choses, en effet, mais la vérité est un sujet trop vaste. Les créatures mortelles ne l’explorent jamais toute entière. J’ajoute qu’on n’atteint pas non plus l’érudition à l’âge qui est le mien.

Une agitation inhabituelle et subite attira l’attention de Célestine à l’extérieur. Naturellement, le grabuge n’était pas rare en milieu forain, mais les débordements étaient toujours à craindre.

— Reste ici, commanda-t-elle à Benabard. Si les enfants se réveillent, ne les laisse pas sortir non plus.

Benabard n’eut le temps d’exprimer aucune opposition. La non-érudite fut hors de portée en un flottement de toile. Contraint par ses instructions qu’il trouvait dégradantes, il se rassura par la pensée qu’il avait été placé en charge et non consigné. Cela le rendit confiant, presque fier l’espace d’un instant.

Mais… les enfants ?

Dehors, le tumulte s’accentuait. Il n’en fallut guère plus pour agiter le sommeil de Yue et faire palpiter le cœur de Benabard. Il retint son souffle pour ne pas précipiter son réveil.

Inopinément, un rideau oscilla puis glissa sur sa tringle. Un petit garçon, plus jeune encore que Yue, se tenait assis sur un lit que l’étoffe avait dissimulé jusque-là. Lorsque son regard ensommeillé croisa celui de Benabard, ses yeux s’emplirent de larmes. Il ouvrit la bouche sans parvenir à parler – Benabard fit de même – puis se précipita vers Yue qu’il secoua hors de ses songes en l’appelant à l’aide.


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