2.2

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Contrairement à son oncle, le jeune Makara ne semblait pas avoir besoin d’être écouté lorsqu’il parlait. Ce qu’il disait n’appelait jamais de réponse. Il se contentait d’une exclamation de surprise mitigée ou d’une parole de mépris toutes les fois qu’un sujet notable s’offrait à ses yeux. Ainsi, tout en l’escortant, Yue et Romí purent profiter de son inattention pour débattre d’une question de la plus haute importance : comment allaient-ils l’appeler ?

Les deux esclaves finirent par se décider pour Bard, homosigne de barde : geste en forme d’accord de luth désignant la profession analogue à la façon très musicale dont l’adolescent contait des fables qui n’intéressaient que lui. Yue dut déployer des trésors de ténacité pour ne pas éclater de rire lorsque Romí lui soumit l’idée. Pour s’aider, elle tâchait de se rappeler la correction que lui avait valu une remarque déplacée sur le chapeau ridicule d’une vieille dame, deux lunes plus tôt ; une bien mauvaise idée, car le souvenir de ce chapeau l’amusait derechef.

Un quart d’heure plus tard, elle luttait encore contre un reste d’hilarité lorsqu’un terrible rugissement vibra dans l’air. Il y eut dans l’effet que produisit ce son quelque chose de semblable à la chute de mille aiguilles de verre sur une dalle de marbre.

Affolée par le cri suraigu de son cavalier plus que par celui qui venait de troubler l’atmosphère, Jestale se cabra, manquant de désarçonner le jeune Makara.

— Qu’est-ce que c’était ? s’affola-t-il, agrippé à la crinière de sa monture.

Romí s’efforçait d’inciter Jestale au calme, sans succès. Au désespoir, il battit des mains pour attirer l’attention de Yue, qui savait mieux parler aux animaux. La perturbation l’avait accaparée tout entière, si bien qu’elle ne fit pas attention à sa requête.

À l’instant, un cri de montre, signa-t-elle.

Trois têtes ? signa Romí.

Comprendre, Strega.

Un nouveau rugissement se fit entendre et la scène de la ruade se répéta. Cette fois-ci, le jeune Makara fut jeté à bas de sa selle. La chute fut violente. Romí esquissa un geste pour lui porter secours, mais se ravisa au souvenir de l’ordre de ne pas le toucher.

Autour d’eux, peu de forains s’étaient déconcentrés de leurs tâches. Au plus, trois ou quatre d’entre eux levèrent le nez. Les cris bestiaux n’étaient pas rares dans leur environnement de travail. Les monstres en poussaient parfois de plus terribles, les soirs de spectacle.

Néanmoins, Yue avait l’ouïe trop fine pour s’y tromper. Elle avait grandi aux côtés de toutes les chimères de la compagnie sans jamais entendre ce son particulier.

Ce n’est pas une des nôtres, affirma-t-elle.

Le cri était pourtant bien venu de la ménagerie.

Après s’être vautré dans la fange, Benabard parvint à se relever.

— J’en ai assez ! se récria-t-il. Je veux voir mon oncle ! Maintenant !

Une nouvelle fois, son ton était monté dans les aigus, aléa des voix entre deux âges. Au moins n’avait-il pas l’air blessé.

— Tu m’écoutes ? cria-t-il de plus belle.

Yue n’écoutait jamais vraiment lorsque sa curiosité était à ce point piquée. Elle avait à peine prêté attention à la chute de Benabard, tant les questions chahutaient dans sa tête. Un animal sauvage s’était-il introduit dans le camp ? L’œuf de kraken avait-il finit par éclore ? Les cendres de phénix avaient-elles fait renaître l’oiseau mort près de dix ans plus tôt ? À la légère odeur de roussi qui planait dans l’air, Yue privilégia cette dernière hypothèse.

— Je te parle !

Le neveu humilié avança vers elle et, avant que Romí eût pu tenter de l’en empêcher, agrippa son veston de velours sombre dont il fit craquer plusieurs coutures en forçant la petite fille à se tourner vers lui. Pour achever son œuvre, il la souffleta du revers de la main droite ; celle où il portait une bague.

— Ne t’avise plus jamais de m’ignorer ! Je viens de te dire que je voulais voir mon oncle ! Qu’attends-tu pour me mener à lui ?

Yue porta une main fébrile à sa joue endolorie tandis qu’une larme claire titillait la petite plaie vermeille qui s’y était ouverte. Au même moment, une goutte de son sang s’imprégnait dans le relief de la bague du jeune Makara. Enfin, Yue constata les dégâts infligés à sa tenue de scène.

— T’es complètement fou ! explosa-t-elle. J’ai pas le droit d’abîmer mes vêtements ! Tu les as sali et déchiré ! Je vais me faire punir à cause de toi !

Au comble de la colère, elle bouscula le neveu qui retomba sur son séant. Sidéré par le geste de Yue, Romí resta interdit. Quant à Yue, haletante et désorientée, réalisant tout juste qu’elle avait perdu toute prudence, elle recula de plusieurs pas avant de tourner les talons pour s'enfuire à toute vitesse.

Elle trouva refuge dans la ménagerie, espace à ciel ouvert bordé d’une épaisse toile rouge entre les pans de laquelle elle aimait se faufiler. La première cage qui s’offrit à ses yeux fut celle de l’éléphanteau à longues oreilles qui servait parfois au numéro des clowns. En s’enfonçant dans le labyrinthe grillagé, elle vit défiler toute la volière. L’urne du phénix trônait intacte dans sa grande prison dorée, ce qui rappela à Yue l’origine de sa mésaventure. L’odeur de brûlé était de plus en plus présente, sans qu’aucune fumée ne vînt en faire deviner la provenance.

Yue passa par le grand terrarium où Kilhee dormait, son interminable queue serpentine enroulée autour d’une branche, son torse féminin tacheté d’écailles étalé nu dans l’herbe. La petite fille approcha pour s’assurer que la fabuleuse respirait encore. Au faible mouvement qui soulevait sa poitrine avachie, elle s’en convainquit. La lamie vivait. Dans une autre vitrine, le lycanthrope sommeillait aussi, gisant sous sa forme la plus vulnérable. La lune était encore trop loin de se lever pour lui permettre de revêtir sa fourrure de loup gris. En attendant, il se recroquevillait pour se protéger du froid, couvert de sa seule peau marquée de bleus et d’engelures.

Plus loin, le griffon et l’hippogriffe se volaient dans les plumes en manière de jeu.

En face, une manticore s’étendait dans sa cage aux côtés de celle de Strega, la chimère tricéphale dont la tête de serpent agaçait perpétuellement celle de lion. Yue les salua comme d’anciennes amies.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

La question fit tressaillir la petite fille. Elle n’eut pas le temps de tourner la tête que des bras l’enlevèrent du sol et la firent voltiger avant de l’étreindre.

— Papa ! s’exclama-t-elle avec surprise et soulagement.

À son tour, elle se serra contre lui, nichant son visage au creux de sa nuque et ses jambes autour de son buste.

— Pardon, pardon, pardon, répéta-t-elle avec acharnement.

— Pardon ? répéta Rin plus amusé qu’inquiet. J’ai l’air d’être en train de te gronder ?

— Non mais, je… Je crois que j’ai fait une grosse bêtise.

— Je suis sûr que ce n’est rien, se persuada Rin dont le rire s’essoufflait peu à peu. Dis-moi ce qui t’arrive. Pourquoi tu n’es pas à ta répétition ? Et c’est quoi cette coupure sur ta joue ?

— J’y étais, sur ma licorne ! Mais Mestre Amerkant est venu et il a dit que j’étais sur les affiches du cirque alors que je devais aller chercher Bard avec Romí ! Il s’appelle pas Bard pour de vrai, mais il a un nom bizarre… et il m’a frappé alors que j’ai rien fait ! Il est tombé mais c’était pas ma faute ! Regarde ! Il a déchiré mon costule ! Je devais juste…

— Dragon, l’arrêta Rin, tu parles charabia. Respire et recommence.

Près d’eux, un grondement sourd proche de celui qui avait tonné plus tôt vibra, accompagné d’un relent de métal calciné.

— C’était à cause de ça ! réagit Yue.

Elle se libéra de Rin et fureta derrière lui, d’où le bruit s’était fait entendre. À l’angle d’une pile de caisses, elle découvrit une cage à peine plus haute qu’elle et habitée par un être à peine assez petit pour y loger. Il était couvert d’écailles sombres à l’aspect minéral. Une lumière jaune incandescente en soulignait le dessin. Ses yeux, fendus à la façon de ceux des serpents, brillaient du même éclat. La créature se tenait immobile dans l’étroitesse de sa prison, assis sur deux courtes pattes griffues autour desquelles s’enroulait un corps reptilien. Les deux autres lui relevaient le buste. Ses ailes tombaient en cape sur sa silhouette, occasionnellement soulevées par un mouvement nerveux. Deux légères colonnes de fumée s’échappaient verticalement de ses naseaux et quatre cornes incrustées d’écailles scintillantes le couronnaient.

— Je vois que tu as fait la connaissance de notre nouvelle recrue, commenta Rin après avoir rattrapé sa fille. Ne t’approche pas trop, d’accord ? Il pourrait avoir une réaction violente.

— C’est quoi comme chimère ? demanda Yue fascinée.

— Tu ne devines pas ? C’est un nom que tu entends tous les jours.

Une étincelle naquit dans les yeux de la petite fille. Pour achever de la ravir, son père ajouta :

— C’est un bébé dragon.

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