Mon con pote

6 minutes de lecture

Soleil radieux, ennui profond.

Je lézardais benoîtement sur mon canapé quand la clochette à tinté à la porte du jardin. Surprise ! C'était mon pote. Appelons-le Emile. C'est un prénom comme un autre, et surtout c'est un autre que le sien. Moi, les mains sur les hanches, l'air faussement sévère de le voir débouler à l'improviste et en plein confinement, je lui fais signe d'ouvrir la porte lui-même. Il connaît la maison, après tout.

  • Ben, alors ? Qu'est-ce que tu fais dans le coin ? lui demandais-je avec un grand sourire.
  • Je me disais que tu devais t'emmerder dans ton coin. Alors comme je m'emmerdais dans le mien, je me suis dit qu'on pourrait continuer ensemble ! J'ai amené un gâteau et du cidre pour me faire pardonner de ne pas rester cloîtré chez moi, ça allègera ma peine ?

Sacré Emile ! Un ami de longue date. On a fait les quatre cents coups, lui et moi. Grand, brun, l'air goguenard tout le temps, le verbe cru et les gestes larges, il ne manque plus guère que l'accent du Midi pour parfaire le personnage. C'est presque mon petit frère, cet ami-là.
On a vite fait de s'installer autour de ma vieille table ronde en fer repeinte cent fois en blanc mais qui laisse quand même apparaître de vilaines taches de rouille un peu partout.

  • Faudra vraiment que je te la retape à fond, celle-là, déclare-t-il en admirant le désastre.
  • Te casse pas, je le ferais moi-même.
  • Toi ? Tu sais pas tenir un pinceau sans te couvrir de peinture de la tête aux pieds ! ricane mon pote.
  • Que tu crois. J'ai vachement travaillé mon style, depuis ! Tu verrais ça : Picasso en reviendrait pas !
  • Tu m'étonnes !

Et on se marre comme des ados avec plein de conneries gentilles de ce genre. Sa venue, aussi imprévue qu'heureuse met un peu d'animation dans la maison. Après ces longues journées à ne voir personne, faut bien admettre que ça redonne un peu d'élan.

  • Bon, on se l'éclate, ma tarte aux pommes ? lance-t-il avec entrain. Tiens, ouvre ça pendant que je coupe les parts. On va bien voir si tu as fait des progrès en bricolage, hein ? Tu veux un marteau-piqueur pour l'ouvrir ou ça ira ?

Et il me jette presque la bouteille au visage, sûr que je protesterai en quelques injures qu'on aime à se balancer dans les dents pour rigoler. Les enfants déboulent, attirés par nos rires. Ils adorent cet homme un peu hors du commun. Par instinct, il savent que sous son aspect brutal et mal dégrossi se dissimule un coeur en or toujours prêt à rendre service ou lacher sans prévenir quelques mots chaleureux. Faut dire qu'il sait lire entre les rides, celui-là.

Un peu comme moi, en somme. Parce que j'ai déjà compris que s'il a pris la peine de venir avec les bras chargés de douveurs, c'est sûrement pour se soulager d'une peine qui lui ronge le ventre. Il est comme ça, mon pote. Naturel tout plein, simple et direct. Quand il vient chez nous, c'est souvent en animal blessé qui cherche un refuge où panser ses plaies.

Emile se blesse souvent, faut croire, parce qu'il passe pas mal depuis quelques temps. Et ce n'est pas un confinement à la con qui l'empêchera de sortir de chez lui, quitte à s'embrouiller avec les pandores et se prendre des amendes. De toute façon, il ne les paie jamais. Il m'a raconté qu'un jour un huissier s'était présenté chez lui pour lui extorquer plusieurs centaines d'euros que la Justice de notre pays voulait absolument récupérer, probablement pour équilibrer son budget annnuel. Le pauvre corbeau, comme il appelle ces mecs-là, était reparti en se protégeant comme il le pouvait des pavés qu'Emile lui lança comme des hallebardes sur un champ de bataille ! Bien entendu, la police était rapidement venue, alertée par les voisins trop heureux de nuire à mon pote, comme font tous les voisins bienveillants du monde. Emile finit au poste, menottes aux poignets, insultant sans vergogne les flics qui le connaissaient bien et qui finirent par rire avec lui de la situation.

  • Bon, ils m'en ont collé pour trois fois le prix normal, mais ils ont été gentils avec moi ; ils m'ont laisser repartir le lendemain matin. Sympa quand même, parce qu'ils auraient pu m'embastiller pour deux ou trois mois, tu vois ?

Et il éclatait de rire, comme toujours. Insouciant et irrespectueux, voilà, je pense, les raisons qui le rendent si cher à mes enfants. Il a su garder un peu de cette folie enfantine qui manque tant aux adultes.

La tarte est vite expédiée, le cidre aussi. Et les enfants retournent à leurs jeux vidéo, nous laissant tous les deux sur la terrasse.

  • Elle est pas là ? s'étonne Emile.
  • Non, Hélène est partie prendre l'air.
  • Malgré le confinement ?
  • Oui, tu sais bien que c'est pas ce genre de broutille qui l'empêchera de faire ce qu'elle veut, hein ! Et puis, elle a du mal à me supporter, je pense.
  • C'est sûr, et je la comprends ! rigole-t-il en me tapant affectueusement sur l'épaule. Faut dire que t'es juste insupportable dans ton genre !
  • Mais je ne dis rien !
  • Ben, c'est pour ça !
  • Mais quand on essaie de se parler, ça vire tout de suite à la catastrophe !
  • Ben, c'est pour ça aussi !

Et il explose de rire. Sa voix forte résonne entre les murs de notre petit jardin. Les voisins ne doivent pas perdre une goutte de ses commentaires...

Un peu vexé, je ne réponds rien. Petit uppercut qu'il vient de m'asséner et que je me prends dans les gencives. Il renifle illico mon malaise et vient tout de suite à ma rescousse.

  • Tu sais, faut les comprendre, les gonzesses. Elles sont pas faites pour rester au fond d'une caverne à préparer la tambouille pendant que les autres se tirent à la chasse au mammouth ou se branler les couilles à attendre qu'une truite vienne se suicider à leur hameçon. Tout ça c'est des conneries de binoclards qui estiment que, qui déduisent que, qui ont la conviction que, qui savent le Savoir et connaissent la Connaissance, qu'ont le cul entre les omoplates et qui te pètent au nez avec application pour mieux te laisser à ton état de bête sauvage non diplômée. Alors, faut pas te prendre la tête, tu vois ? En somme, les femmes sont aussi connes que les hommes, tu comprends ? Mais elles l'admettront jamais et te mettront toujours sur le dos les défauts qu'elles se traînent. Elles ont inventé la mauvaise foi et le mensonge pour tenter de ne pas nous ressembler, c'est tout.
  • Tu m'en diras tant ! fais-je, un peu désabusé.
  • Ecoute, mon pote, je vais te dire une chose : les hommes et les femmes sont pas faits pour vivre ensemble, point barre.
  • Tu me fais marrer, tu sais ça ? Tu voudrais pas me parler un peu de ta bourgeoise, des fois ? Comme ça, je comprendrais peut-être un peu mieux ce que tu me dis ! Tu peux pas faire un pas sans l'appeler ! Et vas-y que c'est des "mamour", ma "cocotte", ma "poule" à chaque détour de phrase !
  • Mais ça, c'est normal, mon pote ! Tu comprends vraiment rien aux pétasses, hein ?
  • Hélène n'est pas une pétasse !
  • C'est vrai ! fait-il avec un éclat de rire dans les prunelles. N'empêche que quand elle a décidé de te faire chier, tu l'enverrais bien se faire foutre, hein ?
  • Normal, non ? Je suis pas un jouet qu'on prend puis qu'on jette comme une merde dans la première fosse sceptique venue !
  • Je sais pas... fait-il, soudain songeur. Tout ce que je sais, c'est que, moi, quand elle me concasse le bigorneau, j'achète un gâteau et je viens voir mon pote.

Et alors ? Quand je disais qu'Emile est venu pour panser une nouvelle plaie...

A suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Frédéric Leblog ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0