Johánna

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Image de couverture de Johánna
Qu’est-ce qu’on peut souffrir en dix-huit ans ? Que dalle. Tu ne peux pas souffrir. Tu ne comprends rien à la souffrance. Tu ne connais rien de la souffrance parce que tu es une enfant. Un bête enfant. Un stupide enfant. Un gosse qui chiale et couine quand on lui tort le bras, quand on tire sur ses cheveux, quand il fait trop noir. T’es comme ta mère. Ton incapable de mère. Tu crois que tu souffres alors que tu n’y connais rien. Quand on m’a enlevé mon permis pour excès de vitesse, moi j’ai souffert ! Mais toi. Toi ! Vermine. Microbe. Parasite ! Tu ne peux pas souffrir. Tu ne peux pas prétendre avoir eu mal en perdant la chose qui te servait de  doudou. Quand ton chat est mort ? C’est moi qui l’ai tué, ton chat. Il était moche. Il puait aussi. Chat de race de mon cul. Il a juste fallu que je l’attache. La voiture a fait le reste. Tu ne vas pas me dire que tu as souffert quand cette sale bête est morte ? Je l’avais dit, à ta pouffiasse de mère, que je ne voulais pas de cette chose dans la maison ! Je l’ai puni parce qu’il a osé pisser sur le carrelage. Bien sûr, c’est ta mère qui a dû nettoyer. Et moi, j’ai tué ton chat. 

Tu te souviens aussi de ce garçon ? Il s’appelait Sacha. Je le vois, à tes yeux, que ça te rappelle quelque chose. Tu l’aimais, non ? Oui… Oui, je le vois que tu l’aimais. Tes yeux brillent quand tu aimes quelque chose. Il brillait aussi quand tu parlais du patinage que tu rêvais de faire. Tu n’as pas pu. Ta mère, elle aurait adoré te voir danser dans ton maillot de corps, sur la glace. Moi, je préférais le hockey. Si mon fils m’avait dit qu’il voulait faire du hockey sur glace, je n’aurais même pas eu le temps de lui dire oui que je l’aurais déjà inscrit, que je lui aurais déjà acheté l’équipement. Mon fils, celui que ta connasse de mère a toujours refusé de me donner, je l’aurais appelé Aleksander. Mon portrait. Aleksander, c’est un nom d’homme. D’homme vrai, d’homme fort. Le nom d’un dur. Aleksander, c’est nettement plus beau que Johánna. Mais c’est ta mère, ton incapable de mère qui a choisi ce nom. Je reconnais bien là ses goûts de merde ! Elle n’avait pas de goût, ta mère ! En même temps, elle était bien la seule à croire que tu étais jolie. 

J’en reviens à ce garçon. Ce ‘Sacha’. Il devait aussi te trouver jolie parce qu’il rôdait autour de la maison quand tu y étais. Et ne me fais pas le coup des ‘voisins’ ! Je sais pertinemment qu’il habitait en face. Mais il te cherchait du regard. Vous aviez quoi… Douze ans ? Il mettait des lettres dans la boîte aux lettres. Elles t’étaient destinées. Je les ai lues, avant de les brûler. Il te donnait des rendez-vous. Dans le parc, là où tu allais, avec ta mère. Sous le saule, au fond. Il disait qu’il voulait te le dire en face. Mais tu n’as jamais mis les pieds à aucun de ces rendez-vous, vilaine ! Tes lèvres tremblent. Tu le regrettes ? Si tu veux, je peux te le dire. Dans ses dernières lettres, il te disait juste qu’il t’aimait. Comme ça. Pas de ‘chère Johanna’, pas d’autres mots d’amour qu’un ‘Je t’aime’ écrit en grand, d’une écriture mal soignée. Une écriture de garçons. La dernière, celle qui est arrivée le jour de son déménagement, était la plus longue. Il te disait qu’il t’aimait depuis que vous étiez mômes. Qu’à l’école, tu l’impressionnais quand tu levais le doigt pour répondre. Que tu portais toujours des robes très jolies et qu’une fois, rien qu’une fois, tu l’avais frôlé dans les couloirs – toi aussi, tu t’en rappelles ? Ce jour-là, il avait perçu la fragrance de tes cheveux, ce pervers ! Je pense que le passage le plus troublant de cette lettre fut quand il te disait qu’il te pardonnait de ces rendez-vous où tu ne venais pas. Il disait qu’il n’était pas intéressant et qu’il avait été stupide de croire ce que ton amie Veia disait sur ce que tu ressentais pour lui. Il t’a promis une chose – enfin, m’a promis puisque c’est moi qui ai tout lu. Il te promettait de revenir. Pour te voir. Dans cinq ans. Ca veut dire que dans quelques mois, quelques semaines – s’il n’est pas trop tard - il viendra. Touchant, non ? Après quoi, il est parti. Bye-bye ! 

Je ne sais pas pourquoi je t’ai permis de partir en Suède, un mois, chez ta grand-mère gâteuse. Chez la mère de ta mère. T’avais seize ans. Qu’est-ce que tu as fait, là-bas, avec ta mère ? Tu n’étais plus comme avant. Intérieurement, tu avais changé. Extérieurement, tu étais toujours aussi moche. T’as rencontré quelqu’un, n’est-ce pas ? Comment il s’appelait ? Vu la manière dont tu te comportais, ça ne pouvait être qu’un garçon. DONNE-MOI SON NOM ! Tu me tiens tête. Tu n’as plus peur. Et pourtant, tu pues encore. Tu pues cette odeur morose, chétive. Celle qui, peu à peu, te détruit. Tu penses ne plus avoir peur de ton père maintenant qu’il est derrière les barreaux. Mais tu es morte de trouille, Johánna. Alors, bordel de merde, je te le demande encore une fois. Donne-moi le nom de ce bâtard de merde qui t’a changé ! Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a écrit des poèmes ? Tu blanchis. C’est ça ? Oh, non ! Il a gravé un cœur au couteau dans un arbre ? AHAH ! JE LE SAVAIS ! Quel genre d’arbre ? Un saule ? Parce qu’après, il t’a embrassé, je suppose ? RESTE ASSISE. Je n’ai pas terminé.

Tu te rappelles quand tu as voulu couper tes cheveux ? J’ai dit non. Il ne fallait pas que tu deviennes jolie, en prime ! Tu ne l’as pas fait. Brave petite. Je me suis toujours demandé pourquoi. Est-ce que ta mère t’avait supplié de ne rien couper ? Tu n’as rien fait parce que tu savais que c’était sur elle que je me vengerai. Tu l’aimais, ta môman. Moi, pas. Enfin, plus. Elle était marrante, au début. Après… Après plus du tout. Mais elle avait du fric. C’est pour ça que je l’ai épousée. Parce que de l’argent, elle en avait à revendre. Sinon, elle était tout aussi moche que toi. 

Il n’y a qu’un garçon que je n’ai pas vu venir. Ce Klaus. Tu avais dix-sept ans, tu avais déjà oublié Sacha et ce garçon de Suède. Klaus, il ne rôdait pas autour de la maison. Il ne venait pas d’ailleurs. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Que tu avais un père autoritaire ? Ou alors, tu lui as inventé que tu vivais chez tes grands-parents ? J’m’en branle pas mal. J’ai mis du temps à comprendre que vous sortiez ensemble. Il a fallu qu’il meure, cet idiot ! C’était quoi, déjà… Un accident de voiture. Il s’est crashé contre un arbre ! Quel con, alors ! Même soûl, je ne l’aurai pas fait ! AHAH ! Pleure pas, tu seras encore plus moche. Je tenais à te dire – au risque de me répéter – que lors de ton passage à la télévision, quand on parlait de cet accident et qu’on te présentait comme étant sa  petite amie, tu étais moche. Tu pleurais, ton maquillage coulait – c’est ta mère qui te l’a acheté en douce, pas vrai ? Je ne sais pas si tu étais au courant mais… J’ai fait des recherches. J’ai fouiné. Comme j’aurais pu être le beau-père de ce type, j’ai été présenté mes condoléances. Tu savais qu’il avait un cancer, ton amoureux ? Je vois… Tu ne savais rien. Un cancer au cerveau. Tumeur inopérable. Il ne voulait pas t’inquiéter. Au lieu de ça, il s’est tué. C’est con, pas vrai ? Mais j’avoue. Il n’était pas moche. Mais il ne te méritait pas non plus.

Je termine, gardien ! Johánna, l’étiquette de ta culotte qui dépasse, c’est pour le prix ? Ça fait pute. 

Je vais te parler de ta mère. Parce que je n’ai pas dit grand-chose sur elle, au fond. C’est toi, toi seule, qui m’as foutu dans cette merde. A cause d’elle. Parce que je l’ai frappé un peu trop fort, parce qu’elle s’est cognée un peu trop fort. Parce qu’elle a fait une hémorragie cérébrale en plus ! Maintenant, c’est un légume, ta mère ! Elle est encore plus inutile qu’avant ! Et moi, je suis là. En taule. Dans ce pyjama difforme. Mon compagnon de cellule, il est pas terrible si tu veux savoir. Il est juste là parce qu’il a volé quelques millions à une multinationale. Avec son ordinateur. Il s’appelle Erik. Bien un prénom de geek, ça. Un prénom de con. Comme Johanna. Et moi, je suis là pour violence conjugale, coups et blessures aggravés, des trucs du genre. Mais je sortirai bientôt,  chérie. C’est l’histoire de quelques années.

Alors, je te le demande une dernière fois, Johánna. Qu’est-ce qu’on peut bien souffrir, en dix-huit ans ? Moi, je souffre de la nourriture indigeste de cette prison. Moi, je souffre de mon manque de nicotine et de mon manque d’alcool. Moi, je souffre. Mais toi ? De quoi souffres-tu ? 
Souffranceprisonpèrefille
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Commentaires & Discussions

JohánnaChapitre12 messages | 3 ans

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