Lettre.

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A Amiens,

Le 12 mai 1993.


Madame,


C'est avec au cœur un souffle qui n'eût jamais de semblable que je vous écris aujourd'hui. Je n'ose pour l'heure vous révéler qui je suis, si abruptement, au début de ce courrier et ne sais si j'en trouverais le courage ensuite. Si cela devait être le cas, je me permets de vous prier de ne pas regarder au bas de cette lettre et de laisser planer, un peu plus longtemps, le mystère sur mon nom et sur l'étendue de ma bravoure.

Courage, bravoure, témérité ne sont pas des mots trop forts, puisque tous leurs synonymes et un brin de folie me poussent à vous écrire enfin.

Je vous avouerai, à vous qui êtes la Muse, reine et maîtresse de mes mots, que ce ne sont pas là les premiers que je couche sur papier pour vous. Mais trop intimidé, trop peu sûr de moi, je n'ai osé que déchirer ces feuilles honteuses. Elles n'étaient pas dignes d'être touchées par vos mains si blanches, ni même caressées de vos yeux.

Me voilà rougissant d'employer de tels mots ou peut être plus rougissant encore des pensées qu'ils font naître en moi.

Car enfin, Madame, et je me dois de le formuler : je vous aime. Ne riez pas, je vous prie, de la candeur de cette déclaration. N'y voyez pas un feu follet de jeunesse mais le brasier ardent d'un sentiment qui ne saurait s'éteindre, même douché par les torrents de la réprobation sociale !

Bien sûr je ne suis pas homme à m'imposer à quiconque, ni même à chercher le scandale. Mon respect pour vous et votre noble fonction n'a d'égal que ce sentiment dont je vous décrivais les feux plus tôt. Votre silence, votre réponse pleine de raison et de décence, mais néanmoins polie et douce pour mon cœur adolescent - je ne saurais envisager de vous autre chose que de la délicatesse - me feront assurément taire ; mais je ne m'en consumerai pas moins avec la même vigueur.

Je ne saurais que trop vous dire le lieu et le moment où vous conquîtes mon âme, plus entièrement et plus définitivement que je le pensais possible. Ne dit-on pas que la jeunesse rend les cœurs frivoles, et qu'il faut aimer, et aimer encore, pour comprendre la nature profonde de ce noble et sublime sentiment ? Mon cœur n'était pas fait comme ceux des autres, et je ne regrette rien.

Au mois d'octobre, j'apprenais qu'un club de théâtre était organisé dans notre établissement. J'avais été accaparé par la rentrée, et armé de ma curiosité et de mon souci de croître en connaissances, je me laissais absorbé dans l’étude, captivé par mes nouveaux professeurs, tant et si bien que la vie du lycée et ses activités m'étaient tout à fait étrangères.

Ce n'est donc que bien tardivement, et horrifié, que j'appris que vous dirigiez la troupe de théâtre. Encouragé par des émules de votre talent et nombre de vos élèves, que j'avais le plaisir de compter de mes amis, je décidai malgré mon retard de me présenter à vous, un peu avant l'horaire convenu pour les répétitions.

‎Je ne vous cache pas que ma timidité me nouait le ventre, et que chaque pas me semblait ceux d'un Sisyphe gravissant la montagne, hissant son rocher devant lui. Aujourd’hui, le temps s’étant écoulé, je vois dans cette peur qui était la mienne, un signe avant-coureur de ce qui allait me frapper en plein coeur. La révérence de vos élèves à votre égard, votre réputation, créaient autour de vous une aura presque divine, et tandis que j'avançai vers la scène, je me surpris à murmurer une prière.

Arrivé devant l'estrade, je demeurais immobile, plus désappointé que soulagé malgré mon appréhension : les lieux paraissaient tout à fait déserts.

‎C'est alors que je me détournais, penaud, vers la sortie, que j'entendis pester derrière l'épaisseur des rideaux rouges. Rien de grossier, n'ayez point d'alarme. Alors, rappelant à moi les troupes de mon courage, je contournai la scène et vous découvris. Perchée sur une échelle, en train de lutter contre un récalcitrant pli de rideau, vous m’apparûtes, vaillante et intrépide, telle une Marianne au cœur des combats, son poing belliqueux brandi en l’air.

Que d'éclat, Madame ! Je fus comme foudroyé. Dressée sur des talons qui ne faisaient que souligner votre témérité et vos talents d'équilibriste, vous étiez tout simplement glorieuse. Je ne pus m'empêcher de noter la jupe droite qui rendait justice à la finesse de vos jambes, la blouse en soie mettant en valeur la grâce de votre silhouette. Vos cheveux cascadant d'or sur vos épaules, vous auréolaient tel l'ange que vous êtes.

Vous tournâtes alors sur moi un regard surpris, et peut-être rougîtes-vous un peu. Je ne le notai que parce que ce n'était là que le pâle reflet du cramoisi de mes joues. Mes pensées enflammées ne me permettaient pas de songer à autre chose qu'aux merveilles offertes à ma contemplation. Dans l'air, flottait une fragrance de fleurs et d'amour naissant, qui m'enivra plus sûrement encore que le plus traître des nectars.

Sous le feu de votre regard, je me sentis, pour la première fois de ma jeune existence, plus homme qu'enfant, et vous classâtes dans les tréfonds de mon esprit les autres représentantes du beau sexe : dépassées, humiliées, anéanties mes premières amourettes. Morts et enterrés, mes premiers émois.

Rien n'égala cependant le son mélodieux de votre voix, faite pour fasciner les auditoires les plus hostiles. Et quand vous me questionnâtes sur le motif de ma venue, je ne sus que répondre. Vous m'avez sans doute pris pour le plus imbécile de tous, tant j'étais stupéfié et irrémédiablement coi. Je vous assure pourtant que mon esprit n'en menait pas large, et tâchait de trouver les traits les plus spirituels à énoncer pour vous plaire.

Ce n'est que l'arrivée salutaire d'un camarade, me demandant avec enthousiasme si j'avais obtenu votre accord pour rejoindre la troupe, qui vous tint informée de mon dessein, et me sauva d'un mutisme qui n'avait que trop duré.

Ce fut là l'aube, Madame, de cette passion dont vous m'avez embrasé. Car, à cet instant où mes sens se repaissaient de vous, mon esprit n'avait encore saisi toute la mesure de la femme que vous êtes. Alors que votre bonté me permettait de rejoindre le groupe de théâtre, que je vous ai vue revêtir toges et rôles d'héroïnes merveilleuses, vous avez scellé mon destin en offrant à ma connaissance votre brillante intelligence, mais aussi votre âme, sœur de la mienne à bien des titres.

Découvrir, portés par votre voix claire, les trésors du théâtre, l'intimité de ses héros célèbres, la beauté de tant de vers et d'intrigues trépidantes, est le plus beau présent que vous m'ayez fait. Je vous ai sentie vous émouvoir à la lecture de Racine, frémir pour le pauvre cœur de Cyrano et compatir avec les tourments d'Oreste. Accordez, à votre dévoué serviteur, les mêmes grâces, et permettez-moi de vous aimer, en silence.

Car comme M. Jourdain, je perds mes mots : ainsi, laissez-moi vous dire, une fois encore, que, d'amour, Belle Marquise, me font mourir vos beaux yeux. Leur ordre n'altère en rien le sens, et j'ose espérer, que sans les ridicules d'un bourgeois gentilhomme, ou d'un enfant qui se veut homme, j'ai su me faire entendre de vous.

Si quelque chose peut braver pour nous les obstacles, le temps et les regards hostiles, n'est-ce pas cette chose sainte et sublime, qu'est l'amour ?

Je vous quitte ici, ma bien-aimée. La magie épistolaire m'a donné l'illusion, quelques temps, de votre proximité, de votre présence. C'est sans doute pour cela que je peine à quitter ma plume, et à regagner le bruyant silence de mes pensées, où vous régnez néanmoins en maîtresse.

Tout à vous,

Emmanuel.

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