Chapitre 33

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33

Jeudi 27 juillet 2022, 18h29

   Amali, roulée en boule devant le poste de télévision, ne regardait pas vraiment les images en mauvaise qualité qui y étaient diffusées. À la place, elle songeait au regard chargé de reproche que Jelena lui avait lancé la veille, juste avant de quitter l'habitation souterraine.

Ce regard tranchant, reflétant à merveille toute l'amertume qu'avait l'ancienne militaire face à son choix, à ses idées et sa façon de voir les choses. Déchirée, elle avait regardé Nathan, Vasco, Mehdi et Théo la suivre sans hésiter, portées par une argumentation propre et résonnante pour eux, victimes directes des dérives de la prise en charge de la mutation. Mehdi s'était excusé de partir, de l'abandonner après trois ans passés ensemble. D'un sourire et d'un hochement de tête entendu, elle lui avait signifié qu'elle n'était personne pour se mettre en travers de ses choix, et que s'il en ressentait le besoin, l'envie, elle serait toujours là pour l'accueillir à nouveau. D'un regard triste, le jeune homme lui avait indiqué qu'elle pouvait également compter sur lui en cas de problème, qu'il suffirait de reprendre contact, lui avait redonner son numéro de téléphone, au cas où.

Ce n'était pas vraiment Mehdi qui l'inquiétait, en réalité. Bien sûr, il était le seul de la petite bande à ne pas avoir muté, le seul ''humain'' à proprement parlé, le seul à n'avoir aucune aptitude surhumaine pour se défendre. Malgré cela, elle savait qu'il pourrait compter sur la protection des autres, sur leur sens de l'unité. Non ce qui l'inquiétait, c'était Théo et Vasco, leurs regards, leur façon de quitter la maison sans même se retourner, sans le moindre remord, les dents serrées. Jon lui avait raconté pour son accrochage avec les deux autres garçons, la colère dans leurs propos, ce sentiment de trahison vis à vis de sa décision de rester auprès d'eux. Mot pour mot, il lui avait avoué avoir eu peur qu'ils en viennent au mains. À quelques nuances prêts, le même discours qu'Eden, quelques jours plus tôt.

La mutation pouvait rendre dangereux de part les changements qu'elle opérait sur l'amygdale et l'aire de Broca, et il lui semblait que pour illustrer ce phénomène, Vasco et Théo pourraient être d'excellents cobayes.

— Tu broies encore du noir ?

Fébrile, elle releva la tête pour considérer Eden, l'air maussade, le corps effacé dans un pull immense qui ne semblait pourtant pas atténuer les frissons qui le parcouraient de part en part.

— Tu as froid ?

— Non, je suis juste fatigué.

— Viens par là.

Du bout des doigts, elle tapota l'espace près d'elle, laissa Eden s'y asseoir avant de passer un bras à mi-chemin entre la protection et la possessivité autour de ses épaules. Instinctivement, il vint caler sa tête contre son épaule, inspira à pleins poumons avant de soupirer.

— Ce qui s'est passé ça craint.

— Je sais. Et... te méprends pas, je désapprouve la décision de Jelena de monter au créneau comme ça mais, j'arrive pas à me sortir de la tête qu'ils ont dû en baver au centre genre... vraiment, pour en arriver à une telle extrémité.

— … ouais, murmura t-il. Jon refuse de m'en parler, et Erwan... Erwan esquive le sujet à chaque fois que je l'aborde.

— Il faut leur laisser du temps.

La voix de Yannick derrière eux, les tira abruptement de la bulle qui s'était formée autour d'eux, confidente et protectrice.

— On peut pas se voiler la face : j'ai vu les bras de Jon et, le discours le Jelena était plutôt... représentatif de la véritable situation donc, il faut leur laisser du temps, et essayer de réfléchir à comment calmer le jeu du côté de Jelena une fois qu'elle-même sera redescendu de sa crise vengeresse suicidaire.

Eden hocha la tête, attrapa avec un sourire le mug que lui tendait Yannick, avant de le porter à ses lèvres. Amali récupéra le sien, huma la bonne odeur de chocolat chaud, avant de jeter un regard à son collègue par-dessus son épaule.

— Iverick est pas avec toi ?

— Non, il parle avec Erwan dans le dortoir.

Elle opina lentement, avant de revenir aux images à la télévision, songeuse.

Elle était en quelques sortes habituée à gérer les différents traumatismes auxquels pouvaient être confrontés des enfants et adolescents qui, par effet ricochets, se retrouvaient au Phoenix. Elle avait appris durant sa formation, à aborder les sujets difficiles avec douceur, avec prudence, ne pas y aller de façon trop frontale, éviter toute interprétation, laisser la place pour que l'autre puisse s'exprimer.

Cependant, comment pouvait-elle à ce moment précis, épaulée de Yannick ou non, gérer des traumatismes liés à une nouvelle sorte de discrimination violente et abjecte. Comment pouvait-elle aborder avec Jon, sans le brusquer, les cicatrices qui couraient le long de sa peau comme marque indélébile de ce qui s'était passé au centre ? Comment en venir aux maltraitances subit là-bas avec Erwan, qui n'avait que treize ans, qui était encore un gamin bousillé trop tôt ?

— Amali ?

— Oui ?

— J'ai vraiment peur que Jelena et les autres fassent une connerie.

La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre, la referma. Que pouvait-elle répondre à Eden ? Elle partageait ses craintes, les comprenait. Il était évident que dans le désir brûlant de se faire justice par eux-même, le groupe de Jelena finirait par se tirer une balle dans le pied. Cependant, elle s'était rendu compte lors de ses échanges avec l'ancienne militaire d'à quel point ses mots pouvaient être vains face à la détermination de Jelena. Plus qu'un traumatisme de captivité maltraitante, 'était surtout une désillusion, celle d'avoir vu ce métier qu'elle aimait tant se retourner contre elle, la justice en laquelle elle croyait lui planter un couteau dans le dos. Selon Amali, c'était ça, le leitmotiv de Jelena. S'y ajoutant la maltraitance et la violence du centre, n'importe qui aurait pu tenir les propos et les idées qu'elle avait déblatérer quelques jours plus tôt.

— Et Mehdi est parti avec eux, souffla Eden, déçu.

— Tu ne peux pas reprocher à Mehdi d'être parti avec eux. Je sais que tu ne va pas aimer ce que je vais dire mais, si Jon est là, c'est pas parce qu'il est de notre avis. Si Jelena et Vasco ont bien raison sur une chose, c'est que Jon a de nombreuses raisons d'en vouloir à ceux qui les ont enfermé, et pourtant il est avec nous. Alors, n'en veut pas à Mehdi.

— Je lui en veux pas voyons. J'espère juste qu'il lui arrivera rien à cause de...

Il se tut brutalement, tandis que Iverick, Erwan et Jon émergeaient du dortoir, tranquilles. Erwan se raccrochait à la taille du caporal, tout sourire, la parole en discontinu, les yeux brillant d'intérêt.

— … c'est pour ça que Titeuf a ses chances. Ça se voit que Nadia le kiffe, c'est juste qu'il s'y prend pas comme il faut !

— Vous avez trouvé la pile de BD Titeuf dans le débarras ?

— Non tu crois ? ricana Iverick.

Sans se poser de questions, ils vinrent s'asseoir près d'eux, devant le poste de télévision. Instinctivement, Erwan alla s'asseoir contre Yannick, tandis que Jon se cala plus confortablement contre l'épaule de Eden.

— En fait tu adores m'écraser je me trompe ?

— Tu me connais si bien, c'est merveilleux.

Les deux adolescents échangèrent un rire, sous les regards bienveillants des trois adultes.

Amali perdit le fil de leur conversation en se replongeant dans ses pensées, toutes dirigées vers Jelena, vers les quatre jeunes qui l'avaient suivie, vers Matteo et surtout, vers l'avenir qu'ils préparaient. Son estomac se noua, les mots de Eden en boucle dans son esprit divisé.

Pourvu qu'ils ne fassent rien de trop stupide, pensa t-elle en se mordant la lèvre.

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