Chapitre 16

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16

Samedi 20 décembre 2019, 10h31

   Yannick, adossé à la portière de sa voiture, cigarette entre les doigts, n'en crut pas ses yeux lorsque de l'autre bout du parking, il vit apparaître sa collègue, tous les jeunes, Jelena, et une femme visiblement mal en point qu'ils supportaient à bout de bras. De là où il se trouvait, il ne distinguait que sa silhouette, portée entre les bras de Jelena, Jon et Amali.

Rapide, il écrasa son mégot pour partir à leur rencontre.

— Vous vous êtes fais une amie ? lança t-il avec un semblant d'humour.

— Va chercher le kit de premiers secours dans ma voiture au lieu de raconter des conneries, soupira Amali.

Bien qu'elle avait la moitié de son âge, l'éducateur ne chercha pas à discuter : le ton et la froideur de la voix de sa collègue ne laissait pas de place à ne serait-ce que quelques questions.

Quelques secondes plus tard, tous furent réunis autour de la voiture qu'avait conduit Amali, le coffre ouvert pour laisser la femme s'asseoir sur le rebord de ce dernier. Son souffle était rauque, et son visage exprimait la douleur qui l'élançait, bien qu'elle n'en dise rien.

— Comment vous vous appelez madame ? demanda Amali en sortant une paire de ciseaux pour couper le bas du jean de sa ''patiente''.

— Sevrine.

— Ok Sevrine, il va falloir que vous serriez les dents : vous avez une grosse entaille là où l'os a percé votre peau.

Yannick faillit tourner de l’œil, en découvrant l'état pitoyable de la jambe de Sevrine. La peau rougie, déchiquetée, était transpercé par le tibia, comme sectionné en deux. Si elle avait saigné, c'était désormais un liquide translucide qui suintait de la plaie.

Jelena lui fit signe d'écarter les jeunes de la scène, ce qu'il fit sans attendre : lui non pus ne souhaitait pas assister à ce spectacle abominable une seconde de plus.

— T'es une bonne infirmière, pour une simple éduc, remarqua Jelena.

Amali lui jeta un regard à la dérobée, grinça des dents tout en prenant garde à ne pas faire de mal à Sevrine.

— J'étais pompier volontaire, avant.

— Ouais, toute ta vie a été dédiée à l'autre quoi.

— Et c'est la militaire qui me dit ça ? Aide-moi au lieu de me prendre la tête.

Sevrine poussa un hurlement lorsque les doigts de Amali appuyèrent un peu trop sur une partie boursouflée de sa blessure. Aussitôt, la jeune femme se recula, et constata l'état plus que précaire du bandage qu'elle venait de faire à sa patiente.

— Vous pensez que votre mari est parti loin ?

— Aucune idée, sanglota Sevrine, ivre de douleur.

Jelena gronda entre ses dents serrées et rejoignit Yannick pour annoncer leur départ imminent pour Nancy.

Comme prévu au préalable, Nathan pris place derrière Jelena, tandis que Sevrine fut installée tant bien que mal sur le siège passager à côté de Amali. L'adolescent glapit lorsque Jelena lui écrasa son casque sur la tête, et lui jeta un regard interrogateur.

— Tu portes un casque, y'a pas à discuter.

— … mais et toi ?

— Y'a personne sur la route alors, je pense que je devrais m'en sortir sans me crasher dans le décors jusqu'à Nancy.

Nathan hocha doucement la tête, avant de prendre place derrière elle, impressionné. C'était l'une des premières fois qu'il grimpait en moto avec quelqu'un : bien sûr Jason l'avait déjà emmené quelques fois, sans vraiment en avertir la direction du Phoenix d'ailleurs mais, c'était ça qui rendait leurs virées excitantes. Ils n'allaient jamais très loin, mais l'adrénaline, et le bonheur de se sentir aussi proche de son éducateur l'avait toujours fait frémir.

Avec Jelena, ce ne serait sans doute pas la même chose mais, nul doute qu'en elle, il retrouverait un peu de l'euphorie qu'il ressentait avec Jason.

À cheval sur l'engin, ses bras enroulés autour de la taille de Jelena, Nathan inspira à pleins poumons lorsque le contact s'enclencha, et que le moteur livra son premier vrombissement.

— C'est pas croyable...

Mehdi, interloqué, jeta un regard à Yannick par le rétroviseur et haussa un sourcil. Son éducateur avait les yeux rivés au-dehors de leur habitacle, et contemplait avec un certain désarroi la foule compacte de manifestants tout autour d'eux. Des pancartes, des drapeaux, des hauts-parleurs et des revendications inutiles : « Nous méritons la vérité ! », mais quelle vérité ? Ces gens là-dehors, croyaient-ils réellement qu'en haut, leurs dirigeants savaient ? Bien sûr que non.

La prise de ses doigts se raffermit sur le volant, tandis qu'il suivait Amali, au pas, sur l'asphalte bondée.

— C'est pas un peu dangereux de manifester avec le virus ? demanda Erwan.

— Tu vois mon grand, ce qui est scandaleux c'est que toi, dix ans, tu as plus de recul et de maturité sur la situation que ces abrutis là-dehors.

— Abruti c'est un gros mot, souligna Elies.

— Oui, je sais. Excuse-moi.

Le plus jeune de la voiture se cala plus confortablement dans son siège, et observa les gens se hurler dessus, se bousculer, faire opposition d'une pancarte à l'autre, d'une demande qui différait d'une autre.

Erwan avait raison : si une seule des personnes qui se trouvait dehors était porteur du virus qui courait, tout le monde l'aurait. Elies ne savait pas trop comment la transmission se passait mais, être autant, au même endroit, c'était forcément une mauvaise idée.

Devant eux, Amali klaxonna violemment, pila au milieu de la route. Yannick se tordit le cou pour essayer de comprendre ce qui se passait tout devant, et constata au ralentis que Jelena était en train de le doubler par la droite, la mâchoire crispée.

De la main, elle lui indiqua de baisser la vitre côté passager, et gronda avec colère :

— Il y a un peloton devant Amali. Ils bloquent la route.

— Génial, soupira l'éducateur. Qu'est-ce qu'ils veulent ? Pourquoi ils nous bloquent ?

— Aucune idée. Je vais aller voir.

Lentement, la moto redémarra, et se prolongea du côté de la voiture de Amali.

Yannick patienta, peu enthousiaste à l'idée qu'un nouvel imprévu entrave leur progression. Sevrine leur faisait déjà perdre assez de temps, il leur fallait rejoindre sa sœur au plus vite, se mettre à l'abri.

Pendant quelques minutes, rien ne se passa, jusqu'à ce que furieuse, Amali ne sorte de sa voiture.

Elle agitait les bras, semblait au bord de la rupture face aux gens qui se trouvaient devant sa voiture.

Yannick descendit sa fenêtre afin de pouvoir écouter ce que racontait la jeune femme, tout en se préparant lui-même à la rejoindre en cas de problème.

— On a une blessée, tirez-vous maintenant !

— Notre but est de faire réagir ceux du haut, lui répondit une femme, aussi agitée que Amali.

— Et vous croyez que c'est en nous bloquant nous que vous ferez bouger les choses ? Bande de gros cons, vous ne faîtes que nous emmerder et j'ai un scoop : avec ce qui se passe en ce moment, personne ne prendra la peine de répondre à votre petite manifestation à deux balles !

Le ton était monté très rapidement, et Yannick voyait bien à la tension dans les jambes de sa collègue qu'elle était prête à bondir sur sa vis à vis. Dans la voiture de Amali, Jon venait de se retourner vers eux, interrogea son éducateur en silence.

Yannick lui répondit d'un haussement d'épaules.

— Bougez ou je vous roule dessus ! J'en ai rien à foutre, des égoïstes comme vous, qui pensez qu'à votre pomme ! J'ai une blessée et des gamins avec moi.

— Et alors ? En quoi tu mériterais un traitement de faveur ?

— ''Tu'' ? Redescends ma grande, on a pas élevé les cochons ensemble !

Le rire de Théo fit soupirer l'éducateur : le petit garçon ne voyait pas dans cet échange, le réel problème que soulevait l'arrêt de leur progression. Lui, avait juste remarqué la si jolie expression que Amali avait utilisée face à cette femme qui ne voulait rien entendre.

Lorsque la femme avança d'un pas menaçant vers Amali, Yannick expliqua à Mehdi comment verrouiller les portières avant de descendre rejoindre sa collègue. Jelena ne pouvait pas les assister : si elle descendait de sa moto, qui sait ce que ceux qui manifestaient pouvaient faire de l'engin ?

En quelques pas, Yannick rejoignit sa collègue, étreignit son épaule et imposa sa présence face à l'interlocutrice virulente.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Il se passe que cette... femme et ses amis ne veulent pas dégager la route !

— On manifeste !

Amali grommela un « Vous faites chier oui » presque inaudible, et croisa les bras sur sa poitrine, défiante. Yannick la considéra un long moment, avant de se retourner vers la manifestante, qui n'avait pas bougé, toujours aussi mordante. Amali n'était pas des plus diplomates, il lui fallait se la jouer plus finement.

— Écoutez, ma collègue ne s'y est peut-être pas bien pris mais, voyez-vous, nous avons dans cette voiture une femme gravement blessée. Nous lui avons prodigué les premiers soins mais, si nous ne l'emmenons pas rapidement à l'hôpital, elle ne survivra pas. Vous manifestez pour que tout ça cesse : ne vous rendez pas responsable d'une mort supplémentaire.

Un tic nerveux agita la joue de la jeune femme en face de lui, avant qu'une grimace ne déforme son visage. Elle hésitait, mais quelque chose dans son regard laissait présager qu'elle finirait par opter pour la mauvaise décision.

Dans la voiture de Amali, Vasco tambourinait à la fenêtre, visiblement plus qu'agacé par ce qui se passait. Par le par-brise, il voyait distinctement ces hommes et femmes debouts, immobiles au milieu de l'asphalte. Tous regardaient l'échange de leur éducateurs et de la jeune femme avec attention, sans se soucier une seule seconde de Sevrine, le souffle court, sur le siège passager de la voiture.

— Est-ce que ça va ? demanda Eden en se penchant en avant pour aviser l'état de leur passagère.

Sevrine secoua doucement la main, lui offrit un sourire tout sauf satisfaisant. Elle souffrait, c'était une évidence.

Vasco en le constatant, recommença à tambouriner la vitre.

— Tu vas juste te fatiguer en faisant ça, soupira Eden.

— Amali est trop gentille : il faut écraser ces fils de pute.

Jon et Eden échangèrent un long regard avant de réclamer le calme à Vasco. S'agiter, laisser grandir la colère ne servirait à rien.

Au-dehors de l'habitacle, Yannick et Amali étaient plus que désarmés face à la situation. Visiblement, rien ne pourrait amadouer la femme en face d'eux et ses collègues de manifestation.

Amali se passa la langue sur les lèvres, serra les poings. Ce n'était pas le jour à la chercher de trop, pas après ce qui était arrivé à Jason durant la nuit, pas après la découverte de cette femme sur l'aire d'auto-route, pas alors que leur monde se barrait en sucette et qu'ils ne pouvaient rien faire, absolument rien contre ça.

— Yannick, retourne dans ta voiture, grommela t-elle.

— Et on...

— On va attendre, vu que ces braves connards ne sont pas décidés à se bouger de là.

Ses mots claquèrent comme un fouet tandis qu'elle remontait elle-même dans sa voiture. Son collègue l'imita, le tout sous le regard hébété de la manifestante.

Calmement, Amali referma sa portière, coula un regard à Sevrine, puis aux garçons à l'arrière.

— Vous êtes attachés ?

Eden fut le premier à comprendre le sous-entendu, et fit signe aux autres de boucler leurs ceintures avant de s'asseoir correctement dans le fond de son siège.

— Ils veulent rien entendre, tant pis pour eux.

Et, sans plus attendre de réactions de la part de ses passagers, elle tourna la clef dans le contact, et démarra.

La voiture bondit, fit sursauter les manifestants qui apeurés face à la technique sauvage de persuasion, s'éparpillèrent sur les trottoirs. Un homme d'une trentaine d'année se fit percuter au niveau de la hanche, mais réussi à se faire tirer par ses camarades, le soustrayant ainsi à de plus graves dommages.

La voiture de Yannick suivit le même chemin, sans se soucier des hurlements et des insultes qui fusaient en tous sens.

— Amali je t'aime, s'exclama Vasco.

Satisfaite d'enfin être libérée de l'amas humain, l'éducatrice se contenta de sourire au jeune, et de lever un pouce en l'air. Jelena, sur leur droite, lui lança un regard oscillant entre l'admiration et l'étonnement, tandis que Nathan se permit une folie en agitant le bras dans la direction de son éducatrice.

Si le monde commençait à leur mettre des bâtons dans les roues, ils n'iraient pas loin. Ces manifestants n'étaient qu'un détail, une infime proportion du problème qui était soulevé par le virus.

Amali avait, à l'inverse de Jason, toujours été d'une nature plutôt optimiste et bienveillante en ce qui concernait le devenir de l'être humain, là où son petit ami ne voyait en l'homme qu'un nuisible prêt à massacrer ses semblables pour survivre. Face à ces manifestants peu scrupuleux, elle commençait à se demander si au final, il n'avait pas partiellement raison.

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