Chapitre 15

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15

Vendredi 19 décembre 2019, 23h48

   Jelena était habituée à conduire des engins à deux roues. C'était même son moyen de transport de prédilection. Cependant, la Honda VTW 1800 de Jason ne lui facilitait pas la tâche. L'engin était énorme, rapide, très rapide, et la nuit noire qui l'entourait ne facilitait pas du tout sa progression. Elle roulait le plus doucement possible derrière la voiture que dirigeait Yannick, et voyait par moment le visage de certains enfants se retourner vers elle. Ils s'assuraient qu'elle était toujours là.

Où pouvait-elle aller d'autre de toute manière ? Elle n'avait plus d'équipe. Savoir qu'en suivant Amali, elle avait évité le carnage qui avait coûté la vie à ses collègues à l'hôpital la rendait folle de rage : si elle avait été là, peut-être que son chef, ses camarades de lutte ne seraient pas tomber face aux horreurs que les gens appelaient ''infectés''. D'un autre côté, si elle était resté avec eux, elle aurait sans doute péri dans les même conditions que ses collègues, et n'aurait pas pu agir en faveur de ce qui l'avait attiré dans les rangs de l'armée : protéger les autres.

Habile, elle donna un coup de guidon pour éviter une carcasse de voiture éventrée sur le bas côté, le ventre noué.

Depuis qu'ils avaient quitté le foyer, ils n'avaient croisé personne, hormis quelques fantômes de voiture en train de flamber, ainsi que deux ou trois deux roues explosés dans le décors.

Cette atmosphère de solitude angoissante la tétanisait. En trois jours, tout avait basculé tellement vite qu'elle n'avait pas eu le temps de comprendre ce qui se passait autour d'elle. En deux tours de bras, elle s'était retrouvé en première ligne sur le terrain, pour une mission de mise à l'abri des civiles ''saints''. Mission qui, à en croire l'appel qu'elle avait reçu de son supérieur quelques heures plus tôt, avait plus coûté que sauvé. Lors de ce coup de fil, elle s'était renseigné, avait tenté de découvrir si ces virées dans les foyers du nord venaient d'eux, de l’État, du gouvernement.

Ce n'était pas le cas. Selon son supérieur, il aurait pu s'agir d'ONG à la recherche de réponses, de cellules terroristes nouvellement émergés dans la panique générale, il ne pouvait avoir aucune certitude à ce sujet.

Et ça, cette incapacité à mettre des mots clairs sur des faits avérés, avait le don de lui ronger les sangs comme peut de chose en étaient capable

Les infectés.

Ces virées dans les foyers pour jeune.

Et ce gosse sur qui elle avait tiré par peur pour ceux qui se trouvaient près de lui, et qui avait bloqué sa balle. Ce n'était pas possible, humainement infaisable.

Qu'est-ce que c'était que ça encore ?

Un grognement s'échappa de ses lèvres. La fatigue, la peur et l'incompréhension commençaient à avoir raison de sa concentration. Ils roulaient déjà depuis trois heures après tout.

Où ? Elle ne savait pas, elle suivait le mouvement.

Tout d'un coup, quelque chose attira son attention. Yannick venait de ralentir abruptement, dans une cacophonie de klaxons assourdissants. Pilant à son tour, Jelena amortit son dérapage avec sa jambe tendue, manqua de peu de rentrer dans le coffre de la voiture devant elle, tandis que la raison du chaos général lui arrachait un cri épouvanté.

Tout devant, le minibus que conduisait Jason venait de quitter l'asphalte dans une sortie de route sauvage. Le crissement des pneus, l'agonie de la carrosserie contre la barrière de sécurité explosée au passage, tout lui semblait amplifié. Avec l'obscurité de la nuit tout autour d'eux, elle ne discerna qu'une forme, qu'une ombre qui loin d'être douce, semblait s'éjecter d'elle-même dans le décors.

Amali et Yannick étaient tous deux à l'arrêt. L'un comme l'autre émergèrent de leur véhicule presque en même temps pour se précipiter vers la barrière qui les séparait du ravin, vers la barrière que venait de traverser Jason et ses sept passagers.

Rapide, Jelena se défit de son casque, le jeta à terre pour rejoindre les deux éducateurs.

— Lâche-moi Yannick !

En arrivant près d'eux, Jelena put constater que le plus âgé des deux éducateurs retenait l'autre par les épaules, la ceinturait presque. En jetant un coup d’œil du côté du vide, elle sentit son estomac se retourner : le contrebas était uniquement visible à cause des hautes flammes qui s'échappaient du minibus éventré. Une fumée noire et opaque s'échappait en long volutes désordonnés, s'élançaient vers le ciel dans un ballet horrifique.

— Yannick ! Ils sont peut-être encore en v...

Une explosion la fit taire, balayant se espoirs et une vague de poussière tout autour d'eux. La fumée les engloba, les étouffa quelques longues secondes. Prévenante, Jelena se baissa, tenta d'échapper à la prise noire et étouffante autour de sa gorge. Elle entendait les quintes de toux raques de Yannick et Amali, au milieu des râles épouvantés de la jeune femme.

Les lèvres de Amali étaient encore entrouvertes lorsque Yannick la relâcha. Inerte, comme une poupée de chiffon, elle s'appuya sur un pan de barrière restante, et fixa le vide, les flammes qui y dansaient. Son visage était d'une pâleur ignoble, animé par les simples reflets des flammes en contrebas. Ses yeux plissés brillaient d'une tristesse et d'une incompréhension qu'elle retenait avec force, les lèvres serrée.

Quelques jeunes étaient à leur tour sortis des véhicules toujours stationnés en plein milieu de la route. Jelena repéra le petit sur lequel elle avait tiré, se rapprocher de son éducatrice pour lui attraper le bras. D'abord hésitant, ses gestes se firent plus sûrs lorsque la jeune femme chancela.

— Recule. Tombe pas.

La militaire les fixa, analysa leurs réactions, faits et gestes. Les mains de Jon étaient refermées sur le bras tremblant de Amali, qui refusait de bouger. Derrière lui, les deux autres adolescents du groupe s'assuraient de la sécurité de leur ami avec une inquiétude grandissante. Quant aux regards qu'ils portaient à leur éducatrice, puis au vide, il était d'une incompréhension sans fond.

— C'est pas possible, souffla Amali en reculant. Il n'avait aucune raison de tourner aussi brutalement !

— Il a peut-être vu quelque chose sur la route...

— Dans ce cas-là je l'aurais vu aussi, et il n'y avait rien !

Du vide à la colère, il n'y avait qu'un pas, qu'Amali avait franchi avec agilité. Les yeux brillants de larmes à la seule lumière des phares et du feu en contrebas, elle grondait comme un animal en cage en se rapprochant dangereusement du bord. Jon la retenait toujours, la sécurisait, craignant visiblement un geste désespéré.

Les plus jeunes avaient à leur tour quitté le véhicule de Yannick pour entourer leur éducatrice, visiblement inquiets qu'elle ne chute à son tour.

Le plus jeune de tous, celui qui était à l'hôpital venait d'attraper le second bras de Amali, et comme Jon, la tirait vers l'arrière avec la maigre force dont il disposait.

— Amali, il faut que tu recules, lança Yannick d'une voix peu assurée.

La jeune femme le dévisagea, acide, avant de désigner le minibus en flamme d'une main agitée.

— Ce n'est pas...

— Il n'y a plus rien à faire.

Sa propre voix laissa un instant Jelena étonnée. Elle était d'une fermeté couplée à une douceur qu'elle ne se connaissait pas. Comme si elle essayait de rassurer un enfant. Sauf qu'elle s'adressait à une jeune femme de son âge, pas à un gamin de huit ans.

Les yeux écarquillés de colère, Amali fit un pas dans sa direction, se défit de la prise de Jon et Elies, pour se planter face à elle, mordante. Ses cheveux bruns lâchés lui revenaient dans le visage a gré du vent qui les entourait, ses lèvres tremblaient malgré toute la retenue qu'elle s'infligeait.

— Je le sais, siffla t-elle finalement.

Ses mots arrachèrent un frisson à Jelena : Amali face à elle, était certes en colère, en proie au chagrin mais surtout, elle était résignée. Et il y avait de quoi. En admettant même que Jason ou l'un des sept enfants qu'ils transportaient aient survécu à la chute, suite à l'explosion, il n'y avait plus de doutes possibles.

Les deux jeunes femmes se fixèrent un long moment, le temps en suspend, jusqu'à ce qu'Amali ne rompe le contact pour se retourner vers son groupe d'adolescents, en retrait.

— Remontez dans la voiture, on va y aller. Vous allez attraper froid.

Nathan fit un pas en avant, mais Eden le retint, d'une main sur l'épaule, avant de secouer la tête. Attrapant Jon par la capuche de son sweat, il le tira à sa suite, le guida jusqu'à la voiture. Yannick fit de même avec les jeunes de sa voiture, dont beaucoup semblaient sur le point de fondre en larmes mais qui, étranglés par l'incompréhension la plus totale, n'osaient même pas bouger.

Jelena resta encore un peu au bord du ravin, regarda Amali s'essuyer les yeux d'un revers de la main, renifler dans le silence retrouvé de la nuit, avant de se tourner vers elle.

La sensation de se prendre un coup de poing dans le ventre coupa le souffle à Jelena. Le visage strié de larmes de son vis à vis lui retournait l'estomac.

— Allons-y.

Sans rien ajouter d'autre, elle regagna sa voiture, et reprit place derrière le volant.

Jelena l'imita, retrouva la moto de Jason, toujours couchée derrière la voiture de Yannick, et replaça le casque sur sa tête, avant d'inspirer à pleins poumons.

… et si la sortie de route de Jason n'était pas un accident ? Amali avait raison : si son partenaire avait vu quelque chose sur la route, elle l'aurait vu aussi. Les commandes du minibus avaient été vérifiées avant de partir, le système de freinage également. Il n'y avait rien de logique dans cet ''accident'' qui n'en était peut-être pas un au final.

   Samedi 20 décembre 2019, 08h12

   Erwan papillonna des cils lorsque la lumière du jour vint balayer son visage endormie. Serré contre Théo, le visage contre son épaule, il remarqua presque aussitôt que son ami ne dormait pas. Droit dans son siège, les mains à plat sur les cuisses et la mâchoire serrée, il fixait le paysage par la fenêtre.

Elies dormait toujours, tout comme Mehdi à l'avant.

— Quelle heure il est... ?

— J'en sais rien, souffla Théo en lui coulant un regard inexpressif. Huit heures je pense.

Erwan hocha la tête en se redressant, se frotta les yeux pour se défaire de la lourdeur du sommeil qu'il venait à peine de quitter.

Yannick au volant, fumait une cigarette par la fenêtre entrouverte, ses cheveux sombres sales et en bataille devant les yeux.

Ses mains sur le volant étaient crispés, fermes, comme s'il cherchait à se raccrocher à quelque chose.

— Vous avez faim ?

— Non, répondit Erwan. On arrive bientôt ?

— On va bientôt s'arrêter, oui.

Erwan hocha la tête, écouta à peine l'éducateur les informer d'une future pause petit-déjeuner, bien que personne ne l'ait réclamée.

Son esprit était ailleurs. Bloqué au niveau de la barrière que Jason avait traversé, rattaché au souvenir brûlant de voir l'habitacle flamber en contrebas avec en son bord, sept enfants, dont Gabriel. Au simple souvenir de son camarade, un misérable couinement étouffé s'éleva de sa gorge serrée, s'attirant le regard inquiet de l'éducateur à l'avant.

— Erwan, prend mon portable et appelle Amali. On va faire une pause maintenant.

Quelques minutes plus tard, les deux voitures ainsi que la moto que conduisait Jelena se rangèrent sur le bas côté, assez proche d'un terre-plein désert pour pouvoir déjeuner dans un semblant de calme. De toute manière, ce n'était pas comme si la route était bondée. Durant leurs longues heures de route, Yannick, Amali et Jelena n'avaient croisé que deux ou trois voitures au plus.

Étaient-ils les seuls à fuir ?

Yannick s'essuya le front d'un revers de la manche, constata ses joues piquantes d'une barbe qui repoussait, et attrapa une compote en gourde que lui tendait Mehdi.

— Ta sœur est sûre de pouvoir tous nous accueillir ?

— Dans le genre vieille folle gothique, on fait pas mieux. Elle est la propriétaire d'un manoir ma petite Amali alors crois-moi, niveau chambre et manque de compagnie, elle est parée.

Amali acquiesça, tout en croquant sans grand intérêt dans un biscuit sablé qu'elle avait chargé dans la voiture la veille au soir. Le goût était inexistant, et la texture lui semblait aussi terreuse que si elle venait d'avaler une poignée de terreaux.

Les enfants mangeaient dans le silence, tous plus ou moins repliés sur eux-même.

Après l'accident de Jason, dans sa voiture, personne n'avait osé reprendre la parole. Jon était resté tétanisé un long moment, Nathan trop ému pour ne serait-ce qu'ouvrir la bouche, et Eden avait semblé perdre pied, les yeux rivés sur l'extérieur de l'habitacle. Bien qu'ils n'en aient rien dit, Amali avait deviné leur douleur. Jason faisait partie intégrante de leur vie depuis ses quelques années en tant qu'éducateur, ils les avaient vu grandir, changer.

En repensant à la sortie de route de son partenaire, ses yeux se gonflèrent de larmes, qu'elle retint de toutes ses forces, les lèvres serrées. Les jeunes avaient eu la pudeur de ne pas pleurer devant elle, alors elle se devait d'en faire autant, et ce malgré la douleur lancinante qui lui déchirait la poitrine.

Elle ne remarqua pas tout de suite le petit corps de Erwan serré contre sa hanche, le visage enfoui dans le tissu de son manteau.

Pas de mots, juste une étreinte. Que pouvait-elle demander de plus ? Ça suffisait amplement.

La main de Amali trouva presque instinctivement sa place entre es mèches du petit garçon, tandis que ses yeux suivaient une voiture qui passait à vive allure sur la route. À l'intérieur, les passagers les balayèrent d'un regard interloqué. Eux non plus ne devaient pas avoir vu beaucoup de monde durant leur périple en voiture.

Après quelques minutes de plus passées à déjeuner dans un faux semblant de départ en vacance, chacun regagna sa voiture, pour reprendre la route jusqu'à un endroit sûr où ils pourraient se reposer. La route qui les mènerait chez la sœur de Yannick était encore longue, très longue, il leur fallait se reposer.

Les yeux plissés, concentré sur la route, l'éducateur s'interrogeait. Était-e vraiment une bonne idée ? La veille, ils étaient parti en catastrophe, alarmés par le coup de fil de Jérôme. Amali avait décrété une fuite vers le sud, étant donné que les trois foyers investis selon les dires de leur collègue se trouvaient tous dans le nord. Cependant, environ une heure avant l'accident de Jason, il avait eu la présence d'esprit de lancer un appel de groupe afin de décider d'une destination fixe. D'abord désarçonné, il avait fini par songer à sa sœur Isabelle, propriétaire de cet immense manoir à la frontière allemano-polognaise. Ni une ni deux, il avait appelé, s'étaie heurté à l'extravagance de sa sœur, persistante même en ces temps de catastrophe mondiale. « Bien sûr », « Oui mon frère, oui », « Avec un grand plaisir ! », elle s'était confondu en enthousiasme factice et en grands discours sur l'entre-aide alors que Yannick le savait: elle détestait les enfants. C'était d'ailleurs une des raisons de pourquoi elle le détestait lui, mais il s'agissait là d'un autre débat.

Ses parents n'avaient jamais compris comment du même ''moule'' avaient pu naître Yannick, altruiste, bon vivant, sociable, drôle, et Isabelle, son parfait opposé, avec l'aigreur en prime. Son père, qui avait de surcroît une aversion totale pour les allemands, ne s'était pas gêné pour faire remarquer à sa fille qu'elle ''pactisait'' avec l'ennemi lors de son déménagement.

Il entretenait avec sa sœur une relation de rivalité et de compétition perpétuelle qui le fatiguait. Toujours, elle avait estimé être meilleur en sport, en intellect, en passion, en tout ce qui pouvait le toucher de près ou de loin. Lors de l'obtention de son diplôme d'éducateur à ses vingt-trois ans, elle avait simplement sourit, et décrété qu'on avait ce qu'on méritait, sous-entendant son aversion pour ce métier qu'elle dédaignait tant.

— Yannick, tu crois qu'on pourrait... mettre la radio ?

La petite voix de Mehdi le sortit brutalement de sa torpeur et de sa désolation. D'un bref regard vers le jeune garçon, il constata son air attentif, ses yeux chargés d'espoir.

— Bien sûr. J'ai mon câble de téléphone dans ma sacoche si tu veux. Ça permettra de le charger en même temps.

Mehdi hocha vivement la tête, et attrapa le câble et le portable de l'éducateur avant d'opérer les branchements nécessaires.

En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, Ne reviens pas de Gradur pulsait dans les enceintes de la voiture.

Laissant les enfants se mettre à chanter, Yannick jeta un coup d’œil à l'écran du GPS qu'il avait sorti de la boîte à gants quelques heures plus tôt, pour constater leur arrivée prochaine sur une aire d'auto-route. La prochaine ''grande'' ville sur leur itinéraire, Nancy, n'était plus qu'à quelques dizaines de minutes de route.

Amali devant lui, ne tarda pas à lui passer un coup de fil, afin de savoir son opinion sur un arrêt de quelques heures sur une aire d'auto-route, afin de pouvoir se reposer à tour de rôle.

— Bien sûr, répondit-il.

Quelques minutes plus tard, garés l'un à côté de l'autre sur un parking presque désert, Amali s'extirpa de son habitacle pour inspirer l'air froid de milieu de matinée, tandis que Vasco, les yeux cernés et la marque de la portière contre la joue, grelottait de froid.

— On va faire un tour aux toilettes, lança l'éducatrice avec un entrain douteux.

— Je vous accompagne, annonça Jelena.

Dubitative, l'éducatrice se retourna vers elle, les sourcils haussés.

— Pourquoi ça ?

— Parce que nous sommes sur une aire d'auto-route, où se trouvent potentiellement d'autres infectés, et parce que j'ai une arme, et toi non.

Un reniflement méprisant lui répondit, mais Amali n'opposa pas plus de résistance à sa venue dans ce qu'elle appela avec humour glacial le ''cortège toilette''. Sans plus s'attarder sur ce détail, la jeune femme entama la conduite de la petite troupe au travers du parking, son pas synchronisé sur celui de la militaire.

Derrière elle, les enfants discutaient tout bas, se pressaient les uns contre les autres, pour se protéger de toute éventualité. Le soudain n'avait plus sa place entre eux, depuis ce qui était arrivé la nuit passée.

Les portes automatiques étaient intactes, le sol d'une propreté irréprochable. À l'intérieur de la station déserte, se jouait toujours une petite musique tranquille, diffusée par les hauts-parleurs situés aux quatre coins du hall. La station disposait d'un petit magasin de première nécessité, d'une cafétéria visiblement fermée, et d'un espace sanitaire, vers lequel se dirigèrent les jeunes et leurs accompagnatrices. Durant toute leur traversée de la station, chacun sans l'avouer, chercha un signe de vie, une présence, quelque chose. Il y avait deux autres voitures sur le parking, il devait donc forcément y avoir d'autre gens. De plus, le monde avait certes commencé à changer mais, la race humaine n'avait pas totalement disparue.

Amali fronça les sourcils en avisant les deux sections de toilettes distinctes pour les hommes et les femmes.

— Je surveille l'entrée des garçons, lança Jelena.

La jeune éducatrice concerta les jeunes du regard, Vasco leva un pouce en l'air, Nathan hocha la tête. Elle n'était pas des plus sereines de laisser les garçons dont elle avait la charge s'auto-gérer, sous la surveillance d'une femme en laquelle elle n'avait pas totalement confiance, mais elle n'avait pas vraiment le choix.

Il fallait qu'elle commence à accepter la présence de Jelena, et ce malgré ce qu'elle avait fait à Jon.

Avant de tourner les talons pour rejoindre les toilettes pour femmes, elle avisa l'air mordant de Eden, lui fit signe de rester calme, avant de disparaître dans les sanitaires. La peinture aux murs était d'un rose poudré rendu insupportable par la lumière crue des néons. La salle immense, déserte, retourna un instant l'estomac d'Amali ; sans plus y prêter attention, elle gagna les lavabos pour s'asperger le visage à grands jets. Le contact de l'eau glacée contre sa peau lui fit un bien fou.

Son reflet dans le miroir l'effrayait quelque peu : pâle, les yeux cernés et les cheveux sales, elle donnait l'impression de revenir d'un long périple harassant alors qu'en réalité, le périple n'avait débuté que depuis trois jours. Tout avait basculé jeudi soir, il n'était que samedi matin.

L'idée de Yannick, de rejoindre sa sœur en Allemagne ne lui paraissait pas des plus raisonnées mais, quels autres choix avaient-ils ? Elle n'avait pour sa part plus aucun liens avec sa famille, et celle de Jason ne l'avait jamais appréciée. Tolérée, et encore.

Alors, peut-être que le voyage durerait plus longtemps que prévu mais, au moins, arrivés à destination, ils seraient en sécurité.

— Excusez-moi ?

Un sursaut violent la secoua de part en part tandis que d'une cabine, celle la plus enfoncée dans les sanitaires, une femme venait de passer la tête par la porte ouverte. Elle n'avait pas meilleure mine qu'elle avec ses cheveux ternes et ses yeux rouges.

Prise au dépourvu, Amali se rapprocha prudemment, avant de poser sur la femme un regard intrigué. Elle devait avoir dans la cinquantaine, et était repliée sur elle-même, à même le sol des toilettes.

— Qu'est-ce que...

— Vous êtes seule ici ? J'ai entendu d'autres voix avant que vous ne rentriez, souffla la femme.

Étonnée, Amali s'accroupit en face d'elle, et darda son regard dans le sien. Elle y lisait tellement de choses, de la peur à la douleur, en passant par l'appréhension, rien de positif à partager.

— Non je..., commença l'éducatrice, … qu'est-ce que vous faites par terre ?

Un rire comparable à un sanglot s'échappa de la gorge de la femme, tandis qu'elle désignait sa jambe à Amali, tordu d'une drôle de façon, et dont le jean semblait imbibé de sang séché.

— Vous...

— Mon mari, la coupa la femme, avec un sourire triste. Il a été infecté par cette... chose et m'a attaqué. Je ne sais pas où il peut être alors...

Le cœur de Amali loupa un battement. Elle venait de perdre Jason, et Gabriel, et les six enfants du groupe des Tous Petits alors, elle ne pouvait décemment pas perdre un autre enfant sous sa responsabilité. Rapide, elle se redressa pour jeter un regard vers la porte d'accès aux sanitaires : de là où elle se trouvait, elle pouvait toujours voir Jelena, attentive, adossé au mur qui séparait les deux sections de toilettes.

— Vous êtes là depuis combien de temps ?

— Au moins deux heures. Je pensais que je finirai par... finir comme lui mais je ne comprends pas pourquoi sur moi, ça ne marche pas.

Un nouveau rire s'échappa de la gorge nouée de la femme, et soudain Amali sentit près d'elle, une présence familière. Elle coula rapidement un regard sur le côté pour tomber sur Eden, qui plus qu'étonné par la présence de la femme à ses pieds, haussa un sourcil.

— Amali ?

— Qu'est-ce qui se passe Eden ?

— Rien je... je venais juste voir ce que tu faisais mais...

Les yeux de l'adolescent étaient rivés sur la femme, tremblante de peur et de fatigue, encore plus tassée que lorsque Amali l'avait surprise, quelques minutes plus tôt.

Avec une expression trop dure pour ses traits encore enfantins, Eden s'abaissa pour mieux constater l'angle abominable dans lequel était pliée la jambe de la femme : son tibia formait un V parfait.

— On a vu personne en venant ici, souligna t-il.

— Il était peut-être dans la cafétéria ?

— Les quelques infectés que j'ai vu jusqu'à maintenant ne sont pas fondamentalement silencieux.

— Ne fais pas de généralité, le reprit Amali. Regarde Jon, il est loin d'être muet et pourtant, je crois pouvoir affirmer que d'une façon ou d'une autre, il est infecté.

À ces mots, la femme à leur pied pâlit encore un peu plus, et glapit d'appréhension. Eden la balaya une dernière fois d'un long regard critique avant de reporter son attention sur Amali.

— On doit y aller.

— On ne peut pas la laisser là, tenta de contrer la jeune femme.

— Amali ne sois pas ridicule, gronda Jelena, dans leur dos. Tu comptes faire quoi avec elle ? Appeler le quinze et prier pour qu'on t'envoie une ambulance ?

Aux paroles sèches et directives de la militaire, l'éducatrice se redressa, planta sur elle un regard glacial, avant de distinguer, juste derrière elle, tout le groupe d'enfants dont elle avait la charge. Le groupe de jeunes qu'elle mettait potentiellement en danger en restant sur cette aire d'auto-route, où se promenait un infecté. Ils ne savaient pas où il se trouvait, ni à quel degrés il pouvait être dangereux mais, en tout état de fait, il avait brisé la jambe de sa femme, et avait disparu.

Il était dangereux.

— Partez, murmura la femme. Votre amie a raison, soyons réalistes.

Un rire triste s'échappa de ses lèvres, attira l'attention de Vasco qui, entre Amali et Eden, lança un regard épouvanté à la jambe meurtrie.

— On pourrait peut-être lui donner les premiers soins et l'emmener ? On est à trente minutes de Nancy..., suggéra Vasco.

— Et on la transporte où ? On a plus de place dans les voitures et Jelena est en moto.

— Je peux monter derrière Jelena, proposa Nathan, chargé d'espoir.

Amali et Jelena, dos au mur faces à la détermination soudaine des jeunes, se concertèrent un instant en silence, avant de reporter leur attention sur la femme, hébétée.

En soit, Vasco avait raison : ils avaient emmené de quoi prodiguer les premiers soins, et Nancy n'était plus très loin. Restait qu'en arrivant là-bas, y aurait-il seulement quelqu'un pour la prendre en charge ? À en croire la situation à Vannes, il y avait peu de chance que le système hospitalier ait mieux survécu en Meurthe et Moselle.

Totalement perdue, Amali se retourna complètement vers Jelena, comme si les réponses à ses tourments se trouvaient réunis en cette femme, visiblement aussi étourdie qu'elle par les événements.

— Quoi ? questionna la militaire.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

— Et pourquoi je le saurais mieux que toi ?

— P'têtre parce que t'es genre une militaire de notre armée nationale ? C'est pas ton rôle de porter assistance ?

— Dixit l'éduc.

Amali la fusilla du regard, mais réussit à prendre assez de recul pour mettre l'acidité de sa vis à vis sur le compte de l'angoisse. Il était possible qu'elle lui en demande trop, mais vers qui d'autre pouvait-elle se tourner ? Mis à part Yannick qui pouvait l'aiguiller ? Sa boussole, son seul repère reposait, carbonisé au fond d'un ravin.

— On l'emmène, et on voit avec Yannick, finit-elle par souffler.

Jelena resta silencieuse quelques secondes avant de hocher la tête, et de s'approcher de la femme, demeurrée silencieuse durant tout le temps de leur échange.

— Vraiment vous n'avez pas à...

Sa phrase s'acheva dans un hurlement de douleur lorsque Amali, peu habile, referma ses doigts autour de ses chevilles. Erwan et Théo tressaillirent après le cri guttural, reculèrent pour laisser libre accès aux deux jeunes femmes.

Jon s'était rapproché, l'air mal à l'aise.

— Je peux peut-être vous aider ? proposa t-il.

Amali le considéra, avant de hocher la tête : si l'adolescent arrivait à mobiliser autant e force qu'il l'avait fait en arrachant la poignée de sa fenêtre, il pouvait être un bon soutien.

— Jelena les épaules, Jon la taille, je m'occupe des jambes.

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