4. Les ombres du passé

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« Ne rien savoir est dangereux,

En savoir trop aussi.

Albert Einstein. »

Julie frémit et s’étira, les yeux toujours fermés pour conserver les images de son rêve le plus longtemps possible. Une fois ses paupières ouvertes, un peu sonnée, elle ne reconnut pas immédiatement la chambre baignée par une clarté lunaire. Les évènements de la journée lui revinrent peu à peu en mémoire. Avait-elle réussi à dormir ?

Un mouvement vaporeux attira son attention. Le centre de la pièce était occupé par un nuage indistinct. La lumière bleutée soulignait ses contours de brume obscure. Julie tendit une main tremblante vers l’ombre. Le froid engourdit instantanément ses doigts et remonta le long de son bras. Mais la jeune femme ne bougea pas.

— Pourquoi demeures-tu ainsi liée à moi ?

L’être se retourna en silence vers Julie. Aucun son ne franchit ses deux rangées de dents brillantes. Ses yeux, comme des puits sans fond, semblaient attendre quelque chose.

— Parce que tu l’as amenée dans ce plan, murmura une voix étouffée par le verre.

Julie se tourna vers la fenêtre.

— Quelque part, tu l’as créée, continua Micky. Elle ne peut que te suivre. Et te protéger.

— Alors… c’est elle qui a affronté cet agresseur hier ?

L’entité étira son sourire carnassier en signe d’acquiescement.

— Et dire que j’en étais effrayée toutes ces années ! se désola la jeune fille.

— Peur ? Tu ne te rappelles vraiment pas ?

L’étonnement du fantôme n’était pas feint.

Julie revint vers l’ombre qui patientait tranquillement à quelques pas d’elle. Et elle se souvint soudain de tout ce qu’elle avait occulté par peur de devoir faire face à ce qu’elle prenait pour un monstre.

— Je comprends à présent, souffla-t-elle. Tu es toujours restée à mes côtés. Toutes ces fois où je croyais être seule, tu m’accompagnais. Quand personne ne s’asseyait à côté de moi dans un bus bondé, c’était parce que tu occupais déjà la place. Tu distrayais l’attention du professeur pour qu’il ne m’interroge jamais en cours…

— Et aussi lorsque tu doutais sur les réponses à fournir aux tests et examens, qu’une voiture manquait de t’écraser, ou que quelqu’un songeait à te nuire, compléta Micky.

— N’était-ce pas le hasard ?

— Tu n’as jamais été très chanceuse ni inspirée, pouffa-t-il. Je ne pouvais pas entrer à l’intérieur des bâtiments, mais l’ombre oui. Depuis ce séjour à Mirwart, nous ne t’avons plus quittée.

— Je… Mais pourquoi ne vous êtes vous jamais manifestés ? s’étonna la jeune femme.

La créature pointa une griffe acérée vers le pendentif posé sur la commode. Julie le souleva devant ses yeux et les entités se volatilisèrent dans la nuit.

— En six ans, je n’ai jamais songé à sa signification, murmura-t-elle. Que m’avez-vous donc offert, Jason ?

Elle remit le bijou sur le meuble.

— Nous pensions que le sort provenait des pierres de lune, alors elle s’est débrouillée pour t’en débarrasser, avoua Micky.

Son regard se porta sur le fantôme.

— Et toi ? demanda-t-elle. Pourquoi être resté ? Ne me dis pas que je t’ai fait traverser aussi !

— Non, pas le moins du monde, rit-il. Mais tu ne m’as pas trop laissé le choix, je dois dire ! Je te rassure tout de suite, j’ai tout de même fini par apprécier ta compagnie à la longue !

— Comment ça ?

— N’as-tu pas ramassé quelque chose sur le bord de la route ce soir-là ?

Julie s’assit sur le lit, abasourdie par ces révélations. Elle fouilla dans sa poche et en retira le petit morceau de hache tout rouillé. Sourcils froncés, elle fixa l’objet qui reposait entre ses mains. Il était vrai qu’elle l’avait toujours emportée dans ses affaires.

— Mais quel est le rapport avec toi ? l’interrogea-t-elle.

Micky sourit tristement et tourna l’arrière de sa tête vers Julie. Une plaie béante courait le long de son crâne et laissait voir l’os brisé sous ses cheveux bouclés.

— C’est cela qui m’a ôté la vie, révéla-t-il. Tu n’aurais pas pu le deviner.

Écœurée, elle lâcha le morceau de métal. L’ombre souleva délicatement l’objet et le lui rendit.

— Accepterais-tu malgré tout de m’aider encore une fois ? souffla-t-elle.

Julie se leva et fit face à l’entité. D’un bond, celle-ci se jeta sur elle et l’emprisonna dans une gangue givrée. Sans relâcher son étreinte, elle traversa le bois tendre de la porte de la chambre pour se retrouver devant un gardien abasourdi.

— Comment…

L’homme trébucha et recula devant les volutes ténébreuses qui s’étiraient vers lui. L’ombre ouvrit une gueule démesurée, ses crocs luisants dans la clarté du couloir. Son enveloppe grossit jusqu’à occuper l’entièreté du passage.

— Non ! s’exclama Julie à travers la brume spectrale. Ne lui fais pas de mal !

Suspendue dans les airs, la créature parut hésiter un instant.

— Si tu le tues, je ne te le pardonnerai pas, menaça Julie. Laisse-nous partir, continua-t-elle à l’adresse du sorcier.

— D’ac… d’accord ! Faites ce que vous voulez, je m’en fiche !

Il s’élança dans le tournant et disparut à leurs yeux. L’être laissa retomber Julie au sol. Elle se frotta bras et jambes en quête d’un peu de chaleur.

— Il faut bouger maintenant ! intervint Micky qui les avait rejointes.

— Deux secondes ! Je suis congelée !

— Sauf si tu souhaites retourner dans cette cellule, je te conseille de courir. Et vite !

La jeune femme trottina à la suite du fantôme. Au détour d’un couloir, ils durent s’aplatir contre les briques pour éviter d’être remarqués. Une nouvelle fois, l’ombre se plaqua contre son corps pour masquer sa présence aux yeux des passants. Invisible, mais glacée, elle se déplaça dans les galeries extérieures du monastère. Elle faisait confiance à son ami pour choisir le meilleur itinéraire. Peu après, ils arrivèrent au niveau du mur d’enceinte qu’ils franchirent de la même manière que la porte.

À l’orée de la forêt, l’entité la laissa de nouveau libre de ses mouvements. Cette fois, Julie ne perdit pas de temps à réactiver la circulation sanguine dans ses bras frigorifiés et se jeta directement entre les troncs des arbres.

Les broussailles entravaient sa progression, mais elle ne ralentit pas l’allure avant d’avoir atteint un chemin de randonnée bétonné. Sur ce revêtement providentiel, son pas se fit plus assuré.

— Combien de kilomètres avant d’arriver au village ? demanda-t-elle.

— Trois, si nous coupons à travers bois. Quatre sur ce sentier.

Julie se força à reprendre sa marche. Il leur fallut un peu moins d’une heure pour parcourir la distance qui les séparait de Mittelsinn. Les lumières des lampadaires surgirent peu à peu entre les branchages et chassèrent l’obscurité des sous-bois.

Un bruit de moteur se fit entendre au loin. Aveuglée par les réverbères, la jeune femme se précipita sur le bord de la route et leva les bras en l’air pour faire signe au conducteur. Une camionnette bleue freina pour s’arrêter à son niveau. L’automobiliste baissa sa vitre et observa cette fille échevelée d’un œil circonspect.

Wohin gehen Sie so spät ? lui demanda-t-il.

— Nach Frankfurt, souffla Micky.

Elle répéta ses mots.

Was für ein Glück, ich auch! Steigen Sie ein !

Julie s’installa sur le siège passager et boucla sa ceinture. Les deux entités se blottirent à l’arrière avec une expression satisfaite. Sans plus prêter attention aux paroles en allemand que débitait le conducteur, elle sortit une petite carte de visite de son sac et composa le numéro de la librairie londonienne.

« The number you have dialed is no longer assigned. » rétorqua une voix artificielle.

Un nouvel essai aboutit au même résultat.

— Oublie ce Jason, sourit sombrement Micky. Je ne pense pas qu’il soit encore en mesure de t’aider.

L’ombre pointa ses crocs pour approuver.

La jeune femme n’osa pas en demander la raison. Elle ouvrit son sac sur ses genoux et pesta lorsqu’elle constata que son porte-feuille ne contenait qu’une vingtaine d’euros en pièces de monnaie. L’idée de retourner à Londres s’évapora instantanément. Elle doutait même de pouvoir acheter un billet pour rentrer chez elle.

***

L’aube pointait lorsque le car quitta la gare de Francfort. Pelotonnée dans son siège, Julie porta la main à son cou, avant de se rappeler qu’elle avait abandonné son dernier lien avec Jason au monastère.

— Et maintenant ? murmura-t-elle sans se tourner vers le fantôme assis à ses côtés.

— C’est à toi de décider, lui répondit celui-ci.

— Ils ne cesseront pas de me traquer, n’est-ce pas ?

— Je le crains… Comment comptes-tu agir ?

— Il me reste une carte à jouer.

Bercée par le ronronnement du moteur, les yeux sur le paysage urbain qui défilait derrière la vitre, elle se laissa aller au sommeil, sous le regard bienveillant de son ombre.

***

Julie poussa la lourde porte en bois qui s’ouvrit dans un grincement. Le claquement de sa fermeture attira l’attention de la policière assise au comptoir d’accueil.

La femme grisonnante quitta l’écran de son ordinateur des yeux pour fixer la nouvelle arrivante d’un air fatigué.

— Bonjour. Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-elle.

— Je souhaite parler à l’inspecteur Ballard.

— Avez-vous pris rendez-vous ?

Julie secoua la tête avec un sourire contrit.

— Alors je ne peux vous aider, mademoiselle.

— Écoutez, plaida-t-elle. C’est vraiment important. Je dois absolument le voir aujourd’hui.

— Appelez demain durant les heures de bureau pour fixer un rendez-vous. Je ne peux rien faire de plus pour vous, répéta la policière. Maintenant, partez ou je vous fais escorter dehors.

Julie serra les dents. Derrière elle, l’ombre à moitié visible commençait à s’agiter. Elle préféra tourner les talons avant que l’entité frustrée ne provoque une catastrophe.

— Attendez, l’arrêta une voix dans son dos.

Elle se retourna pour se retrouver face à Ballard.

— Je ne pensais pas vous revoir un jour. Vous ne me ramenez pas un autre malfrat, j’espère ! plaisanta-t-il.

L’ombre invisible toujours à ses côtés, Julie le fixa d’un air menaçant. Son sourire s’évapora instantanément.

— Venez dans mon bureau, je crois que nous avons à parler.

La jeune femme le suivit docilement.

— Réalisez-vous seulement ce que vous avez provoqué ? s’emporta-t-elle une fois la porte refermée. Vous ne savez strictement rien de la Fondation, mais cela ne vous a pas empêché de m’abandonner à leur bon vouloir !

L’inspecteur lui rendit un regard contrit.

— Je croyais bien faire, avoua-t-il. Notre accord avec eux implique de leur livrer tous les jeunes susceptibles de les intéresser.

Ballard ne l’avait pas encore remarqué, mais l’entité, installée en hauteur, n’attendait qu’un geste de la part de sa complice pour fondre sur lui. Julie se persuada mentalement que l’ombre ne possédait aucun pouvoir sur ses actions. Elle la contrôlait et non le contraire. Une profonde inspiration calma ses émotions. L’intéressée cacha de suite son imposante dentition derrière un voile de brume.

— Il n’est pas trop tard pour prendre une bonne décision, suggéra la jeune femme.

— Qu’attendez-vous donc de moi ?

— Lors de notre première entrevue, vous avez parlé de la Confrérie.

L’inspecteur ouvrit de grands yeux étonnés. Bras croisés, il garda un silence songeur.

— Êtes-vous sûre de vouloir cela ? finit-il par demander.

— Donnez-moi les coordonnées de votre contact et je ne reviendrai plus, je vous le promets.

— Mais tout de même, la Confrérie…

— Est ma seule alternative pour éviter un retour précoce dans les geôles de la Fondation, l’interrompit Julie.

Ballard fit pensivement tournoyer le stylo entre ses doigts. Le plafond du bureau commençait à ressembler à la mer battue par une violente tempête. Couplé au silence, ce spectacle accaparait tout le champ de vision de Julie. Le regard toujours fixé dessus, elle attrapa la feuille que lui tendait l’homme sans même prêter attention à ce qu’il y avait écrit. La note en main, elle articula un seul mot.

— Descends.

L’ombre se matérialisa immédiatement à ses côtés, tous crocs dehors. L’inspecteur sursauta et se figea dans son fauteuil. Des gouttes de sueur commencèrent à perler à son front.

— Une dernière chose, sourit Julie. Quand Ayanne viendra demander de mes nouvelles, rappelez-lui qu’à trop se cantonner aux règles, Aidan a perdu une potentielle alliée. Bonne fin de journée.

Elle fourra le papier dans sa poche et quitta la pièce, accompagnée par sa présence glacée.

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