15. Bangkhut

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 Depuis la route, la citée portuaire s'imposait à eux. Les pierres de construction, issues des falaises environnantes, lui donnait un ton cireux. Bangkhut se dressait le long de la côte, ce village de pêcheur avait connu ces dernières décennies une croissance fulgurante, au point de devenir une grande cité de l’Empire. Son explosion brutale, l’avait privé des défenses que ses consœurs avait acquise au fil du temps. Ne possédant pas de rempart, seul des tours stratégiquement situé et une sécurité assurée par la garde et les milices marchandes y assuraient la sûreté en ville. Cela semblait bien fonctionner ainsi, car il n'y avait pas plus de criminalité qu'ailleurs…

En journée, les habitations blanche et grise se découpaient sur le céruléen du ciel et le cobalt de la mer. Mais actuellement, seules les lumières des chaumières les accueillirent. Arsen était au comble de la joie, il ressentait cette nostalgie propre à ceux qui ont quitté leur foyer depuis longtemps. Il ne cessait de rabâcher connaître la meilleure auberge pour se reposer à un prix plus qu'honnête. Et c'est devant l’insistance de celui-ci que les deux chevaliers d'azur acceptèrent.

À l'entrée, il n'en pouvait déjà plus, réussissant l'exploit de propager son excitation à sa monture. Il traînait les autres dans le dédale des rues pentues de la cité. La voix lui ordonnait de faire demi-tour, mais il ne souhaitait pas lui obéir. Passant devant de nombreuses boutiques, ils croisèrent quelques gardes qui les regardaient d'un œil suspicieux avant de continuer leur ronde dans les ruelles mal éclairées. Arsen se tut brusquement. Devant lui s’étendait un terrain vague. Des restes anciens de poutres et de pierres calcinées remplaçaient l'édifice de sa famille. Sa dualité se réjouissait de cette déconvenue.

[ Zacharia Ortaga n'est plus... plus rien ne le rattache ici ! ]

La bonne humeur du garçon retomba aussitôt. En un instant, il était devenu orphelin. Plus rien ne comptait pour lui désormais.

« Sieur Arsen ! Sommes-nous encore loin ?
– Je... ne comprends pas.. Il y aurait dû... Bredouilla-t-il
– Il se fait tard, laissez moi prendre le relais... Intervint Sigismond d'un ton fatigué. »

Il prit les devants et chacun passa devant le jeune homme, le considérant curieusement. Sa monture suivit le groupe machinalement. Toujours sidéré, Arsen ne faisait pas attention aux discussions autour de lui et au chemin qu'ils suivirent. Il mit pied à terre par automatisme, refusant d’y croire. C'est avec les jambes fébriles qu'il entra dans l'auberge trouvée par Alderic. L'air y était chaud et la musique entraînante se répercutait entre ses murs… Les deux capitaines d'Azur se dirigeaient vers le bar pour s'entretenir avec l'aubergiste des réservations. Et le reste du groupe s'assit en fonction des tables libres. Gregorias se rendit à la mezzanine, endroit généralement réservé au gens ayant plus de moyens. C'est ainsi qu'il se retrouva attablé avec Solis et Ruben. La serveuse s'enquérit de leur commande. Distraitement, il regarda la femme mûre qui lui faisait face. Celle-ci usait d'artifice pour se rajeunir, un maquillage criard couplé à un corset trop prononcés lui donnaient une allure vulgaire. Elle badinait devant les trois garçons et c'est avec la promesse de revenir avec trois bières qu'elle s'en fût. Un client assis deux tables plus loin hélât la serveuse.

" Ninna ! Ça fait une éternité que j’attends ma choppe ! "

À l'évocation de ce prénom Arsen se redressa subitement, oubliant ses pensées lugubres, il tourna la tête vers la serveuse afin de confirmer ses pensées. C'est alors qu'un bruit de fracas suivit de vaisselle cassée retentit. Un plateau gisait au sol, ses bières finissant de se vider sur le sol parsemé de pailles et de sable... Devant lui se trouvait Lorianna. Les blagues hilares des clients fusaient en tout sens. Pourtant, elle le fixait, incrédule. Les années étaient passées, sa taille de guêpe avait laissé place à des courbes douces, sa poitrine avait gagné quelques tailles, mais son visage était resté le même malgré les quelques rides qui le traversaient... L'aubergiste ramassa les débris sur son plateau avant de lui glisser une phrase à l'oreille puis de lui baiser la tempe affectueusement. Cela fut de trop pour le jeune homme qui comprit en un instant leur relation. Elle, toujours immobile, fixait Arsen d’un air sidéré. Ses compagnons restèrent déconcerté devant la scène qui venait de se produire. N’en pouvant plus, il décida de rejoindre la rue avant d'exploser en larmes. Ses sentiments étaient en ébullition. Même la voix se tenait en retrait, silencieuse. Sa mission, ses envies, sa tristesse se disputaient en un maelström indissociable... La porte s'ouvrit, laissant échapper l'effervescence de la salle. Zach leva les yeux vers les cieux, durcissant sa volonté, il savait qui venait de passer l'entrée. Résolu, il se retourna vers Lorianna. Les yeux brillants, elle s'exprima la première :

« Quinze ans ! Tu as disparu pendant quinze ans ! Et moi je t'ai attendu… »

Des larmes coulaient sur ses joues mouchetées, le carré de soie haradienne toujours noué sur sa tête retenant sa chevelure. Elle continua, la voix entrecoupée de sanglots.
« J'ai attendu pendant plusieurs années que tu reviennes.... refusant de croire ce que l'on disait de toi... j'espérais que l'on fuguerait loin... mais passé ce temps, mon père m'a obligé à me marier…

– Vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre… »

Il lui coûta énormément de sortir cette phrase devant celle qu'il aimait. Devant ces pleurs, il sentait son cœur défaillir.

« Non ! Je ne me trompe pas ! Je ne comprends pas, tu es resté le même… Mais mes sentiments aussi… Si tu me le demandais, je quitterais tout pour toi, Zach ! »

Sa résolution vacillait. Bien qu'inconvenante, cette offre était tentante… Mais ce fut sa folie qui le ramena à la raison.

[ Le maître nous à promis pire que la mort, si nous échouons ! ]

La porte s'ouvrit derrière la femme.

« Chérie ?

L'aubergiste fit son apparition regardant Zach suspicieusement.

– Madame, je vous assure que tout va bien ! Ce n'est pas un peu de bière sur des vêtements défraîchis qui me courroucerait, répondit Zach en espérant ainsi sauver les apparences devant son mari.

Elle hésita un instant et continua.

– Laissez-nous au moins vous offrir vos consommations…

– Merci de votre générosité, j'accepte volontiers. »

Finalement, l'homme tira son épouse par la manche non sans jeter un dernier regard vers Arsen. La porte claqua derrière eux, alors que le jeune homme se retournait pour cacher ses larmes naissantes. Le barde ne comprenait pas pourquoi le destin s'acharnait sur lui. En une soirée il avait perdu toute perspective d'avenir. De nouveau, quelqu'un passa le seuil. La musique se fit plus forte un instant, suivie du son reconnaissable de pas sur les pavés. Sans se retourner, il reprit.

« Je vous assure que vous vous méprenez sur la personne !
– App'rement y en a qui sont plus imbibés qu'nous ! » Il ne s'agissait que de deux ivrognes, passant devant lui se moquant de son air pathétique. S'en fut trop pour lui, les sanglots éclatèrent. Ses pleurs se mêlant aux aboiements d'un chien au loin.
Il attendit plusieurs secondes avant de réussir à se calmer et de décider de rejoindre les autres. Se retournant, il découvrit Solis adossé au mur. Il avait du sortir en même temps que les deux soûlards. Instinctivement, il essuya ses yeux.

« Ne vous voyant pas revenir, Ruben s'inquiétait…

– Et c'est vous qui venez vous assurer de mon état ?

– Il faut croire que les avances de la serveuse l'ont emporté sur ses inquiétudes.

– Cela n'explique pas pourquoi vous êtes là.

– Vous savez bien, la curiosité…

– Hé, bien l'air étouffant m'a donné le tournis… J'ai préféré prendre l'air. Mais je vais mieux maintenant. »

Il soutint son regard. Visiblement, Solis ne le croyait pas. Eh ! Bien tant pis ! En ce moment, il n'en avait cure… Il retourna à l'intérieur. Ninna se tenait à une table un peu plus loin, mettant sa poitrine au niveau du regard d'un garde d'Azur, d'un air faussement ingénue. Arsen s'assit près du garçon, masquant son visage du rebord de son chapeau. Il préférait dissimuler ses idées noires. Pendant toute la soirée il put sentir le regard de Lorianna posé sur lui… Finalement, la salle commune se vida. Les musiciens finirent leur service et seuls restaient quelques clients et des hommes d'Oliver. Les membres du groupe, eux, tenaient un conciliabule, une preuve de plus qu'il n'était pas encore l'un des leurs...
Les chevaliers restants, trop éméchés, faisaient du chantage à l'aubergiste : vider les lieux contre une dernière chanson...
Le mari de Lorianna jeta un regard fatigué sur ses musiciens qui refusèrent en bloc. En toute logique, on quémanda au barde de les remplacer. D'humeur morose, sa première envie fut de refuser, mais le lendemain il partirait sans même avoir pu laisser un dernier message à son amour de jeunesse. Il regarda du coin de l’œil l'aubergiste et sa femme de l'autre côté du comptoir, celle-ci l'observait toujours. Il sortit sa mandoline et s'assit sur la table face à son public, le silence se fit. Il fouilla dans sa mémoire et une chanson populaire lui revint.

La comptine narrait l'histoire d'un paysan enrôlé dans l'armée, revenant de guerre en héros pour épouser son amour... Arsen pinça les cordes du premier couplet et les notes s’envolèrent simplement. Tous les soldats reconnurent la chanson et chantèrent à l'unisson. Au deuxième couplet, les accords se complexifièrent, sublimant la chansonnette initiale. Les voix s'atténuèrent pour finalement cesser. En milieu, il différa de l'original, le ton devint plus triste. Le protagoniste censé revenir, périssait au combat, du ciel, il enjoignait sa bien aimée de sécher ses larmes et de continuer à vivre dans la bonne humeur qu'il lui connaissait. Les tournures de phrase étaient magnifiquement dressées et les rimes lui venaient aisément… Finalement par le biais du paysan de sa chanson, il adressa à Lorianna les mots qu'il n'avait jamais pu lui dire autrefois. Le chagrin marquait son visage de gouttelettes translucides, qui coulaient sur ses joues. Et un silence total se fit aux dernières notes…

Plusieurs instants se firent avant que le public envoûté, applaudisse, Lorianna, les yeux rougis pleurait à chaudes larmes. Son homme tentait de la réconforter tant bien que mal mais celle-ci n'avait d'yeux que pour le barde.

Tous reconnurent qu'il s'agissait d'une magnifique chanson même s'il avait plombé l'ambiance festive…

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