Seb lui avait dit : « pour cette scène-là, il me faut un thème sérieux ». Il avait particulièrement insisté sur cet aspect ; ce film était tout pour lui, les difficultés qu’il avait traversées pour le financer auraient découragé Alexandra depuis longtemps.

C’était vers elle qu’il s’était tourné pour la BO. Elle n’en avait jamais faite, mais l’enthousiasme de Seb était communicatif, et l’inspiration ne lui avait jamais fait défaut.

Le thème, « la marche des mille », devait accompagner une scène clé du film. Alex chercha en elle tout ce qui évoquait la gravité, tout ce qui, en l’entendant, ne pouvait que mobiliser le sérieux du spectateur. Il y aurait des cuivres. Graves. Lourds. Quelque chose de lent, car pour être sérieux il faut prendre le temps.

Alex bossa plus longtemps sur ce thème que sur n’importe quel morceau de la BO. Quand elle lança l’ultime lecture de la piste, elle se sentit elle-même gagnée par un accablement terrible, et son sourire disparut. Ce thème était tellement sérieux…

Elle le fit écouter à Josh, sont plus proche ami : « cette musique, dit-il… c’est incroyable. Tout paraît tellement plus sérieux ! »

Seb fut conquis, et son film fut un succès international. Le thème de la marche des mille fut exploité à foison, leur rapportant énormément d’argent.

Au départ, ce n’était qu’un outil de communication pour de la sensibilisation, dont l’effet était fantastique. Seb autorisa ensuite son utilisation commerciale, pour des publicités notamment. Le thème sérieux semblait hypnotiser les spectateurs ; sous ses notes, l’esprit était incapable de détourner son attention.

Puis le thème fut utilisé par les partis politiques. Des musicologues cherchèrent dans les partitions, tentèrent d’extraire les accords, les enchaînements déclenchant la réponse neurologique. Un homme parvint à la présidence, sont parti étant parvenu à détourner le thème pour en faire quelque chose de plus puissant, de plus efficace. Son pouvoir grandit à chaque diffusion, et le peuple buvait ses paroles.

Dans les cercles du contre-pouvoir, le thème d’Alexandra servit une autre cause, tentant de regrouper les gens autour d’une prise de conscience de la menace. Dans les rues, ce fut, plus que des affrontements humains, le combat musical de deux thèmes dans les sons envoûtants perturbait les esprits. Chez les défenseurs de l’un ou de l’autre, le thème sérieux était devenu une obsession, un fanatisme aveuglant sous lequel aucun sacrifice n’était vain. Chez les autres, indécis et désorientés, le mélange des mélodies graves conduisit à une folie incurable.