Adieux

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Recroquevillée contre la froide faïence de la salle de bain, Flavia pleurait sur son amour perdu.

Sa désolation n'avait rien de commun avec l’amère mélancolie que lui avait laissée la dernière entrevue avec le capo. Il s’agissait là d’une violente douleur qui lui déchirait la poitrine.

Leandro l’avait traitée comme la dernière des traînées.

Mais, après tout, peut-être était-elle responsable de ce qui était arrivé ? C’était sa tendresse qu’elle prisait par-dessus tout, et elle n’avait recherché que le plaisir.

Cette pensée la harcelait, la noyant dans la culpabilité, emportant avec elle des flots croissants de sanglots.

Ses gémissements l’empêchèrent d’entendre que quelqu’un approchait, mais au dernier moment, alertée par le son de la porte qui s’ouvrait, elle releva la tête.

Leandro la considérait gravement, de son beau visage sévère. Il s’accroupit face à elle.

— Malaspina m’a interdit de te toucher. Je lui ai désobéi, dit-il simplement.

— C’est de ma faute, je suis désolée, hoqueta la jeune fille.

Sans ajouter un mot, il la souleva et la porta jusqu’au lit, où il la déposa doucement.

Puis, il s’étendit face à elle. D’une main, il s’empara d’une longue mèche ondulée et la baisa en l’enveloppant d’un regard intense. Profondément émue par ce geste, Flavia saisit à son tour cette main et y écrasa ses lèvres, puis y appuya son front tourmenté.

— Pardonne-moi, Leandro, je ne voulais pas te mettre en défaut vis-à-vis de Malaspina. Je t’aime tant, que ça me fait horriblement mal là, souffla-t-elle en serrant le poing sur sa mince poitrine.

L’homme baissa les yeux à l’évocation du nom de son chef, mais il attira la jeune fille tout contre lui.

— Est-ce qu’il peut t’interdire ce genre de choses ? reprit-elle timidement, toujours intriguée par la relation singulière qui liait le capo à son bras droit.

— Oui, c’est mon maître.

Cette éloquente déclaration avait été faite d’un ton naturel, qui jurait avec son caractère absolu.

— Est-ce que…vous vous aimez ? Je veux dire spirituellement et charnellement ?

Ses yeux tombèrent sur elle, surpris.

— Ce n’est pas de cet ordre-là, je lui appartiens, c’est tout.

Les sourcils de la jeune fille se plissèrent d’incompréhension.

— Je le côtoyais depuis mon enfance, le connaissant de vue, expliqua-t-il. J’étais d’ailleurs un de ses aînés chez les baby-gangsters. Nous vivions tous dans les Vele de Scampia, la forteresse des clans mafieux de la ville. Il habitait là avec sa famille, qui squattait un des nombreux appartements inoccupés dont personne ne veut, tellement ils sont insalubres. De mon côté, j’étais élevé par ma tante, car mes parents sont morts quand j’étais si jeune que je ne me les rappelle pas. Malheureusement, la pauvre femme n’avait pas beaucoup de temps à me consacrer. Le père de Malaspina était un drogué notoire, lucide un jour sur deux, trop peu pour pouvoir exercer un quelconque métier en tout cas. Malaspina a donc commencé très jeune à rendre des petits services à la mafia, menant à bien toutes sortes de missions faciles pour participer aux dépenses du foyer.

Puis, quand il a eu neuf ans, son père est devenu fou, un soir, à cause d’une dose coupée avec je ne sais quelle saleté, et a menacé de s’en prendre à sa mère et à sa sœur. Il l’a descendu, froidement, ce qui était extraordinaire pour un enfant de cet âge. Il l’a fait avec le propre pistolet de son père. Il est devenu une sorte de légende pour les gamins du coin. À cette époque, il avait déjà compris comment le monde tournait et, grâce à sa réputation et à l’intelligence précoce qu’il montrait dans les tâches qu’on lui confiait, il a directement intégré le gang en s’affiliant, sans fréquenter les petites frappes du quartier. Il s’est ainsi fait remarquer de membres haut placés de la Fiammata qui l’ont pris sous leur aile. Il a d’abord exercé tous sortes de petits boulots en intégrant les paranze, les groupes les plus exposés, tout comme je l’ai fait: chauffeur, livreur, guetteur, puis il est passé à l’extorsion. Il a eu son premier contrat à quatorze ans, ce qui en dit long sur la confiance qu’on lui témoignait. Il traînait déjà avec des membres aguerris du gang, qui l’ont initié à tous les excès. Comme ils l’aimaient bien, ils l’ont mis de tous leurs plaisirs. Je crois que ça les amusait de l’initier à toutes les perversions imaginables. C’est à ce moment que je lui ai été officiellement présenté. Nous avons collaboré d’entrée sur une affaire assez compliquée. Dès ce moment, j’ai pu admirer ses remarquables qualités. En vérité, nous étions tous un peu subjugués par lui dans le groupe.

Leandro ferma les yeux et reprit.

Mais il y a eu un os dans cette histoire, et tout a capoté. C’était facile de me faire porter le chapeau, alors on m’a accusé de trahison, avec les conséquences que ça entraîne. La sentence de mort, il bacio della morte, a été prononcée directement par un des Tenante. Mais Malaspina est allé le voir pour traiter avec lui, et s’est porté garant pour moi, m’évitant l’exécution. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça, mettre sa propre vie en jeu pour la mienne, alors qu’il n’avait pas de raison particulière pour le faire. C’était déjà un assassin expérimenté, je ne l’ai d’ailleurs jamais vu sourciller en éliminant quelqu’un. À partir de là, je l’ai épaulé dans toutes les missions qu’on lui a confiées. Nous avons tout partagé ces années durant.

À ces mots, la gorge de Flavia se serra. Oui, ils avaient tout partagé, même elle, se rappela-t-elle amèrement. Mais Leandro poursuivait, le regard perdu dans le vague.

— Comme il s’est révélé un meneur né, on a commencé à lui confier des responsabilités, jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet de l’organisation. Quand le précédent capo a été assassiné, il y a dix ans, il était déjà le Tenante le plus en vue de la ville, il a donc été nommé pour le remplacer sur ordre direct du Boss, bien que son aversion pour la drogue ait été connue.

C’était une première, un capo si jeune, mais justement toute la jeunesse était derrière lui, le respectait et l’admirait. Bien sûr, ça a mécontenté les vieux de l’organisation, qui l’ont jalousé pour son ascension fulgurante, car il n’avait pas la légitimité des années. Il a su s’imposer en se montrant implacable mais juste.

— Mais pourquoi a-t-il des penchants…enfin, pourquoi est-il violent, dans ces moments-là ?

— Je te l’ai dit, il a trempé dans toutes sortes d’abus très jeune. Je ne suis pas psychologue mais j'imagine que, comme il n’a jamais su à quoi ressemblait une relation normale, il s’est lancé dans la recherche de plaisirs toujours plus extrêmes. Il est comme ça, il a une vision biaisée de l’amour. Je pense qu’à travers la relation de ses parents, il a déduit que les sentiments menaient inévitablement au désastre. Et probablement qu’à force de voir des horreurs, il a développé des addictions étranges. On a tous une façon différente de gérer la violence, il faut savoir la laisser de côté à un moment, mais lui, il l'a pleinement embrassée.

Captivée, Flavia écoutait parler Leandro, qu’elle n’avait jamais vu si volubile. Il affectionnait visiblement ce sujet et force était de constater qu’il passionnait aussi la jeune fille.

— Tu lui as toujours été fidèle, résuma-t-elle, rêveuse.

— Jusqu’à ce soir.

— Ça n’est pas très grave peut-être, je suis insignifiante…

— Peut-être pas tant que ça…Ne le prends pas mal, mais Malaspina a fait quelque chose d’insensé en te sauvant la vie… Il va y avoir des conséquences, on n’élimine pas comme ça un clan entier.

— Je suis vraiment désolée…vraiment désolée…

Les yeux de Flavia se remplirent à nouveau de larmes car elle avait senti comme un reproche dans les dernières paroles de Leandro. Celui-ci, percevant son désarroi, chassa les gouttelettes qui se formaient à la lisière des cils de la jeune fille, d’un revers du pouce.

— Tu ne vas pas t’excuser d’être vivante, après tout, ça devait arriver tôt ou tard…

— Qu’est-ce qui devait arriver ? s’inquiéta-t-elle.

— Rien, conclut-il sur un ton péremptoire. Tu devrais te préoccuper de toi-même à partir de maintenant, tu vas te remettre à tes études et te tenir à l’écart de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un mafieux. Est-ce que tu me le promets ?

— Oui…mais à t’entendre, on dirait que nous ne nous reverrons plus ?

— C’est le cas, affirma-t-il sans détour.

Flavia releva les yeux vers l’homme de main, cherchant sur son visage quelque chose qui démentirait cette déclaration. En l’observant, elle comprit que sa décision était irrévocable.

— Nous allons nous quitter comme ça, répéta Flavia, hébétée, agrippant de plus belle le tissu de sa nuisette.

L’air commençait à lui manquer. Vivre sans lui était impossible, autant mourir tout de suite, pensa-t-elle. Leandro vit la vague de désespoir déferler sur la jeune fille.

— Non, pas comme ça, murmura-t-il avant de se pencher sur elle pour la renverser d’un baiser brûlant.

Leurs respirations se mélangèrent, chacun s’accrochant à l’autre avec la dernière énergie.

Les doigts fébriles de l’homme recherchèrent la peau sous la nuisette, dénudèrent la poitrine de Flavia avant de la pétrir furieusement. Alors que les lèvres les remplaçaient, jouant avec les tétons, les mordillant, une main descendit se glisser directement entre les jambes de la jeune fille, sous la culotte, agaçant le clitoris au passage. Flavia écarta les cuisses instinctivement, l’invitant à la pénétrer. Mais dès que l’homme eut constaté qu’elle était prête, il se positionna sur elle, baissa son caleçon brusquement, et entra lentement dans l’orifice inondé du désir qui consumait la jeune fille.

Ce faisant, leurs langues s’entremêlaient, tout comme leurs sexes et leurs esprits.

La communion était totale, tout concordait en une harmonie parfaite, ils ne formaient plus qu’une seule et même entité, spirituelle et physique. Plus rien n’existait en dehors d’eux.

Ils firent l’amour encore et encore, jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone leur indiquât que le temps qui leur était imparti était écoulé. Il fallait rentrer avant que quelqu’un ne puisse les apercevoir quittant les lieux.

Flavia se lova une dernière fois contre la poitrine de Leandro.

— Pars avec moi, quitte tout ça, je t’aime, je te veux, je veux porter tes enfants, le supplia-t-elle, la voix étouffée par la perspective de le perdre.

Mais Leandro détacha les bras qui s’accrochaient désespérément à lui.

— Ça, malheureusement, il n’en est pas question. Je ne me défilerai pas maintenant. Malaspina a besoin de moi, proclama-t-il résolument.

Et il se rhabilla promptement. Flavia le suivit jusqu’à la voiture, sans savoir réellement ce qu’elle faisait. Elle n’était plus qu’une enveloppe vide. Elle n’arrivait pas à réaliser ce qui se passait. Le trajet se passa en un éclair, sous l’intense lueur de la lune qui s’était enfin libérée des nuages. Le temps filait comme le paysage à l’extérieur de la voiture.

Elle se retrouva bientôt en bas de chez Chiara. Avant de sortir de la voiture, elle demanda à Leandro de lui donner la main puis l’embrassa passionnément.

— Je t’attendrai. Tu m’avais demandé à ce que je t’appartienne, exclusivement. Je t’appartiens, et je t’appartiendrai toujours.

Leandro ne répondit rien mais baisa à son tour le poignet de Flavia.

Chiara trouva Flavia en larmes sur le seuil, comme elle n’arrivait plus à articuler un mot, elle se jeta simplement dans les bras de son amie.

Elles achevèrent la nuit enlacées, et Chiara sauta les cours le jour suivant pour tenir compagnie à Flavia, qui n’arrivait toujours pas à lui révéler la cause de son malheur. Elle ne pouvait tout simplement pas prononcer le nom de Leandro.

Le temps avait tourné, une cellule d’air froid, inhabituelle à cette période de l’année, semblait avoir élu domicile sur la ville. Flavia passait maintenant ses journées à la fenêtre à contempler le ciel gris sur le bleu profond de la mer. Gris comme les yeux de Leandro, bleue comme ceux de Malaspina.

Elle pensa aux notions de kairos et de chronos dont avait parlé un jour un de ses professeurs de grec ancien. Le kairos, le moment crucial, celui de l’occasion, était passé, et seul le chronos, le temps linéaire, déroulait maintenant sa monotonie. Mais au moins, elle avait connu la passion, même de multiples façons, et c’était un trésor qu’elle pourrait chérir le reste de sa vie, alors que beaucoup n’avaient pas eu cette chance.

Le troisième jour, elle accepta enfin la séparation, retourna chercher ses livres à son studio et prévint la bibliothèque qu’elle reprendrait le travail dès le lendemain.

Elle parvint à reprendre le cours habituel de ses activités mais elle avait l’impression d’être une spectatrice extérieure de sa propre vie. Pourtant, elle se donnait du mal pour se plonger entièrement dans tout ce qu’elle faisait, comme pour conjurer le vide de son cœur. Mais ni cela, ni aucun des artifices qu’elle utilisait usuellement, comme la littérature ou la musique, ne parvenait à réellement la détourner de l’intolérable mélancolie qui écrasait tout sous sa chape de plomb.

Elle n’écoutait que d’une oreille distraite les longues dissertations de Giustina sur les romantiques, alors que c’était son sujet de conversation favori, et se contentait de hocher la tête comme si elle approuvait ce qu’elle disait.

De même, elle faisait semblant de partager l’enthousiasme de Chiara pour des choses qui lui paraissaient futiles, tout en sachant que cet entrain était lui-même simulé pour lui changer les idées.

Seul le temps cicatriserait la blessure, avait dit un jour Chiara. Il lui fallait se tenir à cette promesse en supportant chaque moment comme s’il avait une importance.

Pourtant, le destin s’apprêtait à lui porter un dernier coup, peut-être fatal.

Un matin, Chiara remonta en trombe alors qu’elle venait de quitter l’appartement pour suivre sa dernière journée de cours. Elle s’élança sur Flavia, bouleversée, n’arrivant pas à formuler la nouvelle qui lui avait fait rebrousser chemin.

— Flavia, tu ne sais pas ce qu’il s’est passé, hier soir ? Tous les journaux de la ville en font leur " une" ce matin !

— Chiara, tu sais que je ne lis pas ces bêtises…

— Mais ce ne sont pas des bêtises, l’interrompit-elle, c’est… c’est…Il y a eu une fusillade à Cercola…

— Une fusillade ? Mais qui ? comment ?

Prise d’un mauvais pressentiment, Flavia pensa immédiatement à Malaspina et à Leandro.

— Est-ce que c’est eux ? Est-ce que c’est eux ? répéta Flavia, au bord de l’hystérie.

— Oui, répondit simplement Chiara.

Flavia s’élança dehors pour acheter le journal. Ce ne pouvait être vrai, elle ne pourrait le croire avant de l’avoir vu de ses propres yeux. Elle attrapa le premier journal présent en tête de gondole, Il Mattino, qui titrait « Ezio Malaspina, le chef sanguinaire de la mafia napolitaine, est mort ».

La photographie dans le ventre de la page montrait des voitures et des motos de police stationnées de part et d’autre d’un drap sanglant, lui-même entouré des membres des fameux Falchi qui en soulevaient un coin, le visage stupéfait.

Flavia ouvrit le journal en tremblant. L’article précisait que Malaspina avait été pris dans une embuscade tendue par une vingtaine de tireurs. Tout avait soigneusement été planifié pour ne lui laisser aucune chance d’en réchapper. Si quelques morts étaient également à déplorer parmi les assaillants, le journaliste mentionnait qu’un homme, identifié comme étant Leandro Verrecchia, son bras droit, avait été abattu au même moment.

— Sale affaire, on sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on gagne, lui dit le buraliste en hochant la tête, voyant l’intérêt que Flavia portait à la nouvelle.

Flavia imagina sans mal Leandro se sacrifiant pour son maître. C’était logique qu’il parte comme ça, si on y pensait bien. Il avait accompli son destin, en définitive, c’était certainement la mort qu’il voulait avoir. Malaspina avait dû se porter crânement au-devant de ses assassins, avec sa morgue habituelle, sans peur et presque sans reproches, tel un chevalier des temps modernes, chargeant plumet au vent à un contre dix.

Ils avaient su mourir dignement, elle en était certaine.

Elle partit se promener dans la ville, qui retentissait tout entière du bruit de leur mort. Les groupes se formaient dans la rue pour commenter à voix basse l’évènement. Elle ne perçut nulle part de manifestation de joie ou même de sourire de satisfaction. Les scooters pétaradants des jeunes de la ville s’étaient tus. Naples semblait avoir dressé aux deux hommes un catafalque de silence.

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