La lumière de la surface

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Ce fut Fabio qui vint chercher Flavia, abandonnée sur le divan, le visage atone.

Il ne put cacher sa surprise de la retrouver là, comme toutes les autres maîtresses qu’il était parfois venu chercher pour les ramener chez elles.

Mais la personne qu’il avait sous les yeux n’avait aucun rapport avec la jeune fille véhémente qu’il avait déjà rencontrée, ses sourcils se froncèrent d'incompréhension à cette vue.

Il pressentit aussitôt à son regard inerte, qui semblait celui d’une morte, qu’un malheur avait fondu sur elle.

— Flavia, Flavia ? l’interpella-t-il pour la sortir de son apathie. Il faut que je te ramène chez toi, c’est dans le quartier espagnol, c’est ça ? Via San Lorenzello ? Ou peut-être préfères-tu aller chez ton amie Chiara à Partenope ?

Réalisant tout à coup la présence de Fabio, Flavia ébaucha un sourire triste, lui sachant gré de son bon cœur. Celui-ci s’était toujours montré bienveillant à son égard et le savoir près d’elle lui donnait au moins la force de regagner son appartement. Elle éprouvait pour lui une grande sympathie et ne voulait pas lui créer de problème.

— Donne-moi le bandeau, réussit-elle à articuler.

Rassemblant sa dernière énergie, elle noua elle-même le bout de tissu derrière sa tête et tendit la main vers le jeune homme.

Percevant la détresse contenue de Flavia, Fabio était sincèrement navré.

Il l’épaula comme un frère l’aurait fait pour trouver le chemin de la voiture.

— Veux-tu que je te mette de la musique ? proposa-t-il aimablement, une fois dans le véhicule.

— Je doute que tu aies quelque chose qui me plaise, répliqua-t-elle à voix basse. Excuse-moi, je suis fatiguée, ajouta-t-elle pour couper court à la conversation, car elle savait le jeune homme particulièrement volubile.

Puis, elle se blottit contre le cuir de la banquette, dans un état de demi-conscience.

Elle ne fit pas un geste pour retirer le bandeau. Quoi qu’il arrive, ça ne ferait pas une grande différence, les mêmes ténèbres se dérouleraient devant elle. Fabio le fit pour elle avant de la tirer doucement par l’épaule.

— Nous sommes arrivés, veux-tu que je t’accompagne en haut ? offrit-il en lui prenant la main.

Elle refusa poliment l’assistance de Fabio pour gravir les étages jusqu’à son studio, elle le fit d'un pas mécanique, devinant les marches plus que ne les voyant.

Enfin elle fit jouer la clé dans la serrure et se jeta sur son lit, mais seule l’habitude animait ses gestes.

C’est ainsi qu’elle resta pendant des heures, immobile, l’esprit contemplant les abysses béants devant elle.

Quand le soleil se leva, Flavia se traîna jusque devant le miroir : ses yeux étaient secs mais éteints, voilà ce que lui avait légué le capo : le mépris et le dégoût de soi.

Elle pouvait supporter la souffrance et l’humiliation, mais elle ne pouvait supporter le vide absolu dans lequel sombrait son cœur. Le néant aurait raison d’elle.

Elle aurait dû protester, ou fuir, mais elle ne l’avait pas fait, et elle s’était soumise de son plein gré jusqu’à accepter de s’effacer complètement entre les deux hommes.

Jamais effacer, jamais effacer, avait-il dit… Elle ne pourrait jamais se relever.

Cette fois, ils ne la rameneraient pas de là où elle était tombée, nulle main n’apparaîtrait pour la hisser à la surface.

Si seulement elle pouvait à nouveau réveiller ses sens, son âme ressusciterait peut-être.

Elle rechercha dans sa discothèque une mélodie capable de lui réinsuffler la vie. Les notes d’Illusions portées par la voix légère de Ragnhild Sigland vibrèrent dans la touffeur du studio, mais si les oreilles de Flavia perçurent le son, elle ne fut pas traversée par l’habituel frisson qui la parcourait quand elle l’écoutait.

Hagarde, ne voyant plus de solution, elle se dirigea lentement vers le plan de travail de la cuisine et s’empara d’un couteau en céramique qui y traînait. Alors que la chanson montait en puissance, elle porta la lame sur les veines bleues qui parcouraient son fin poignet, et les trancha d'un coup sec.

Enfin, une sensation de brûlure se répandit dans son avant-bras, jusqu’à sa poitrine.

La tiédeur du sang qui s’écoulait réussit à ouvrir les vannes de sa tristesse et elle parvint à libérer ses larmes.

Pour se concentrer sur cette sensation, elle se recroquevilla à terre et serra le plus fort qu’elle put son poignet sanglant contre elle.

L’effusion de chaleur s’épanchait maintenant jusqu’à son ventre, mais un haut-le-cœur la saisit, suivi d’une vague faiblesse. Elle attrapa le torchon qui pendait à un crochet de la crédence, et pressa fortement sur la plaie pour juguler l’écoulement.

Elle resta ainsi un moment, se raccrochant à l’enflammation de la blessure, comme un dernier témoignage de son existence. Elle n’était plus qu’une plaie d’où s’échappait tout ce qui avait fait d’elle ce qu’elle était. Peut-être cela la débarrasserait-elle aussi de la hideuse impression d’être sale.

Comme le malaise s’amplifiait, elle se rendit dans la salle de bain pour chercher les pansements qu’elle avait déjà utilisés quand le capo avait lacéré son corps.

D’une main tremblante, elle désinfecta la plaie, qui lui parut assez profonde, mais elle n’y voyait plus très clair, les évènements de la soirée et la nuit blanche qu’elle avait passée commençaient à affecter sa lucidité.

Elle tenta tant bien que mal de tenir les bords de la plaie l’un contre l’autre avant d’y apposer les bandelettes adhésives comme le lui avait montré le capo, ultime ironie du sort, puis enroula d’un geste approximatif une bande de gaze tout autour.

En se tenant aux murs, elle retourna se coucher et la fatigue fit enfin son œuvre en la jetant dans les bras de Morphée.

Elle s’éveilla alors que le soleil dardait ses derniers rayons contre la vitre de l’unique fenêtre du studio.

Elle constata avec une joie amère que son corps entier était perclus de douleurs. C’était le début de quelque chose, et si ce n’était une renaissance, c’était peut-être un timide sursaut de son être qui protestait de son existence.

En effet, c’était déjà une victoire de réussir à ressentir toutes les nuances de souffrance qui l’affligeaient et ne plus être paralysée par l’apathie.

L’horloge indiquait six heures, mais elle ne serait pas en mesure d’affronter une soirée de travail.

Elle attira jusqu’à elle son téléphone et composa le numéro du restaurant, au bout de quelques minutes, on lui passa M. Giolitti.

— Je vous prie de m’excuser, mais je ne pourrai pas honorer la fin de mon préavis, articula-t-elle difficilement, je suis malade, et je pense qu’il va me falloir quelques jours pour me remettre. Est-ce que vous voulez que je vous fasse parvenir un arrêt ?

— Ça ne sera pas nécessaire pour un délai si court, j’espère que vous vous remettrez, je dirai au comptable que la date de fin de contrat à prendre en compte sera quand même celle prévue au contrat pour que vous soyez quand même payée, à moins que vous ne vouliez faire les choses dans les règles pour obtenir le complément de la couverture maladie ?

— Ça ira comme ça, merci pour votre compréhension et encore une fois, merci de m’avoir ouvert les portes de votre établissement, écourta-t-elle car elle n’avait pas le cœur à discuter formalités.

Surtout, elle n’avait aucune envie de passer chez un médecin. Elle s’occuperait d’elle toute seule désormais.

Elle se força ensuite à avaler quelque chose, même si sa gorge se refusait à laisser passer les aliments. Il fallait commencer par vaincre les vertiges qui l’empêchaient de se lever avant de reprendre une quelconque activité. En procédant pas à pas, une petite tâche à la fois, elle arriverait peut-être à s’en sortir.

Il lui restait encore cinq jours avant de commencer à la bibliothèque. Elle résolut de passer ces journées à réviser, mais une fois devant les manuels, elle ne parvint pas à fixer son esprit sur les difficiles règles de la grammaire latine. Elle demeura donc sur son lit à fixer le plafond, enfonçant parfois ses ongles dans son poignet meurtri pour essayer de rassembler ses esprits.

Il était étonnant que Chiara n’essaie pas de la joindre, mais celle-ci devait être toute à son amour naissant. Pour elle, tout avait toujours été si naturel, si facile. Elle se gronda immédiatement d’envier son amie, elle méritait amplement son bonheur actuel car elle aussi avait connu son lot de goujats, même si c’était sans commune mesure avec ce qui lui arrivait.

Cette pensée la renvoya vers sa situation actuelle. Un éclat de rire dément vint briser le silence qui régnait dans le studio. Elle avait été si ridicule ! S’imaginer qu’elle pouvait parvenir à quelque chose face à un ennemi si puissant ! Elle n’était pas dans un livre, elle n’était pas détective, ni dotée de facultés intellectuelles ou physiques surhumaines, elle n’était pas une héroïne, elle n’était qu’une fille anonyme, ni particulièrement séduisante, ni suffisamment intelligente pour ourdir un plan réaliste, elle n’avait aucun appui… L’éventuelle réussite de son projet n’était qu’une chimère. On ne frayait pas avec la mafia impunément.

Voir ces hommes de si près lui avait fait croire qu’elle pouvait traiter avec eux sur un pied d’égalité, mais il n’en était rien, c’était la lutte du pot de terre contre le pot de fer et elle venait d’être brisée pour avoir cru qu’elle pouvait lutter avec eux.

Elle ne pouvait que reconnaître que Malaspina était, dans une certaine mesure, un homme qui se souciait des siens, qui n’avait en tête que la bonne gestion de ses affaires, elle n’avait donc réussi qu’à faire ressortir le pire de lui.

Elle secoua la tête, non, elle n’était pas responsable des agissements de cet odieux personnage, un authentique sadique, même si elle avait mené avec lui un dangereux jeu du chat et de la souris. Elle avait tenté de manœuvrer maladroitement, car dans sa naïveté, elle avait pensé réussir à soutirer des informations, mais tout ce qu’elle avait fait s’était soldé par un échec. Pire que cela, elle s’était donnée corps et âme à lui sans rien en tirer en retour. Et Leandro… Non, elle préférait ne pas y songer…

Elle y avait laissé son innocence, elle était souillée à jamais par ce qu’elle avait vécu, elle ne pourrait plus jamais aimer ou même simplement vivre une vie normale, tout semblait à présent morne et sans intérêt. Peut-être était-ce justement cela une vie normale? se demanda-t-elle, une longue succession de journées monotones, meublées par des tâches inintéressantes.

La maxime célèbre de Nietzsche se rappela à elle: « Si tu regardes longtemps dans l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi ». L’abîme l’avait emportée, elle avait perdu sur toute la ligne.

Mais c’était sans compter avec l’esprit de contradiction de Flavia, celui-là même qui l’avait poussée à résister inlassablement à l’air du temps, aux plaisirs faciles de la vie moderne.

Non, tel le phénix, un jour, elle renaîtrait plus forte. Elle avait été déchirée par les deux hommes qu’elle avait aimés, elle vivrait désormais, tout simplement, sans amour.

Elle mènerait à bien son projet de toujours, être écrivaine, et comme les plus grands artistes, elle vivrait malheureuse, mais ce malheur engendrerait quelque chose de nouveau. Comme le si beau Johannes Brahms, aux mille amours déçues, elle changerait la déception en feu créateur.

Pas tout de suite cependant.

Car, pour cela, il fallait suivre le conseil de Chiara et laisser d’abord le temps faire son œuvre pour étouffer l’insupportable douleur qui la torturait, puis pour construire autre chose, éventuellement.

Le lundi suivant, elle avait récupéré assez de forces pour aborder correctement ses nouvelles fonctions. Ne plus avoir à porter un uniforme humiliant était déjà une première satisfaction et même si le travail n'était pas aussi intensif, il lui permettrait peut-être de retrouver la paix de l’âme.

Elle se demanda si elle pouvait rester elle-même dans cette nouvelle position en reprenant ses éternels et modestes vêtements, mais elle estima qu’il fallait un minimum essayer de bien présenter, sans aller jusqu’à porter un tailleur cependant.

Elle choisit donc une jupe droite qui s’arrêtait au genou, y ajouta un t-shirt aux manchettes bouffantes et se confectionna rapidement un chignon haut. Avec ses lunettes de travail, elle ressemblerait tout à fait à une vieille bibliothécaire, pensa-t-elle, amusée, en s’examinant dans le miroir. Elle noua un carré de soie autour du cou car certains hématomes causés par les ongles du capo demeuraient, même s’ils avaient tourné au vert pâle. Elle resserra la bande de gaze autour du poignet, et sortit de bonne heure, bien avant l’ouverture de la bibliothèque qui était fixée à neuf heures.

Ainsi, elle aurait le temps de faire un tour avant, même si elle n’éprouvait pas d’anxiété dans la perspective de découvrir un nouvel emploi comme cela avait été le cas pour tous ses anciens postes, alors que, paradoxalement, c’était certainement le plus important pour sa future carrière.

Arrivée devant le majestueux bâtiment, il lui restait encore une bonne demi-heure à tuer.

Elle se mit donc à arpenter la via voisine dei Tribunali, un axe important qui desservait le Palais de justice. Cette rue faisait partie des trois decumani qui structuraient l’ancienne Neapolis, elle était donc ponctuée de nombreux édifices somptueux jusqu’au Castel Capuano.

C’était un vrai plaisir des yeux, de plus, les mafieux n’osaient pas s’y aventurer ouvertement à cause de la proximité du tribunal, elle pouvait donc s’y promener en toute quiétude, sans que rien n’évoque de pénibles souvenirs.

De plus, les vicoli perpendiculaires à cette voie étaient occupés par de charmantes boutiques, qui vendaient des produits authentiques, loin des yeux des touristes. Malheureusement, la manne financière que représentaient ces commerces ne devait pas échapper à la mainmise de la Fiammata, tout n’était donc tranquille qu’en apparence, songea-t-elle.

À cette idée, elle rebroussa chemin et alla se présenter sans attendre à la bibliothèque, car être en avance était un signe de sérieux, considérait-elle, et elle tenait à impressionner favorablement ses nouveaux employeurs.

Elle sonna à la porte latérale du bâtiment, admirant au passage sa jolie façade néo-classique, et fut immédiatement accueillie par la réceptionniste qu’elle avait déjà rencontrée. Elle pensa, un peu gênée, qu’elle avait vraiment été trop offensive quand elle avait sollicité un entretien.

Celle-ci l’informa obligeamment qu’elle se nommait Mme Rossi, mais qu’elle pouvait l’appeler Giustina. Comme le conservateur n’était pas encore arrivé, elle lui offrit un café dans la salle réservée au personnel, et de fil en aiguille, lui parla d’elle.

Cette femme d’âge mûr à l’austère tailleur de tweed, avait passé là toute sa vie, embauchée directement à la sortie de ses études de secrétariat. Fascinée par l’ambiance presque mystique de ce lieu, elle s’y était terrée, empruntant des ouvrages tous les week-ends pour les dévorer. Sa conversation laissait transparaître une femme discrète mais d’une grande culture, véritablement passionnée par la grande histoire, qui n’avait plus de secret pour elle. Elle lui raconta avec feu les pages du Tasse qu’elle avait parcourues le dimanche précédent. Impressionnée par ses connaissances, Flavia lui demanda pourquoi elle n’avait pas elle-même postulé à la fonction d’archiviste, car elle possédait toutes les connaissances requises et bien au-delà.

Elle avoua avec un sourire lointain que les livres faisaient tout son bonheur, qu’ils lui procuraient tout ce dont elle avait besoin, et qu’elle n’avait pas besoin de rechercher la reconnaissance des autres. Flavia lui rendit son sourire, tant elle avait l’impression d’avoir trouvé en elle une âme sœur. Décidément, elle se plairait dans cet endroit, c’était déjà un bon début pour se reconstruire.

Le directeur, celui-là même qui avait procédé à son embauche, vint la saluer, ravi de constater qu’elle s’entendait déjà si bien avec Giustina. Il la guida jusqu’au bureau de l’archiviste qu’elle devrait assister, qui était déjà à son poste. Un petit homme rondouillard, visiblement très proche de la retraite, se porta à sa rencontre dès qu’elle entra, déjà enthousiaste de collaborer avec une si charmante jeune fille, à ce qu’il assura. M. Ruggiero, puisque tel était son nom, proposa obligeamment de lui donner une journée d’observation pour qu’elle se familiarise avec l’agencement de la bibliothèque, puisque celle-ci était un véritable labyrinthe. Il lui confia donc le guide de recherche et le cadre de classement et lui fit faire un tour complet des trois étages de leurs ailes, ainsi que du sous-sol du bâtiment.

Cela faisait beaucoup à intégrer d’un coup, mais Flavia, munie d’un calepin, notait tout pour ne pas avoir à redemander une information qui lui avait déjà été donnée.

La journée passa en un clin d’œil et Flavia regagna son appartement les jambes fourbues d’avoir couru à droite et à gauche le long des kilomètres de couloirs. Elle était exténuée, mais elle n’avait pas eu une seconde à elle, et elle n’avait donc pu penser aux deux mafieux. En conséquence, elle s’endormit satisfaite de ce nouveau départ qui lui donnait l’espoir de retrouver une certaine forme de quiétude.

Elle entra réellement dans le cœur du sujet le lendemain, quand elle eut à reprendre l’état des versements pour le comparer à l’état réel des collections, car des vols avaient été remarqués, sans que pour l’instant ils aient fait l’objet d’un signalement à la police. Il fallait d’abord établir l’ampleur des dégâts avant d’aller porter plainte.

La bibliothèque abritait en effet des ouvrages de grande valeur, qui trouveraient preneurs aisément sur le marché noir des objets d’art.

« La chienlit est partout » ragea silencieusement Flavia, mais cette idée appela l’image de l’homme de main. Sa douceur et sa force… Mais elle chassa bientôt cette pensée, en pressant fortement sur son poignet. Il l‘avait sacrifiée, ses sentiments pour elle n’avaient été qu’un fantasme qu’elle avait créé de toutes pièces.

L’ancien conservateur était soupçonné d’avoir favorisé la fuite des manuscrits, et il devait avoir été rétribué généreusement pour cela.

Malaspina était vraiment un démon protéiforme, il faisait feu de tout bois, car évidemment, aucun trafic n’échappait à la Fiammata. Ils étaient partout, ils la poursuivaient… Est-ce que des mafieux arpentaient ces travées, ou un autre des employés de la bibliothèque se prêtait-il à cet odieux manège ?

Elle poursuivit donc sa tâche, en se promettant d’espionner, si l’occasion se présentait, les agissements des autres employés, ce qu’elle considérait comme un prolongement de la mission qu’on lui avait donnée.

La semaine se déroula sans qu’elle parvienne à arriver au bout de qu’on lui avait demandé. L’étendue des vols dépassait l’imagination. Elle veillait à ne jamais rester seule dès qu’elle avait un moment de repos pour contraindre ses pensées à ne pas retourner vers ses anciens amants. Enchantée d’avoir trouvé quelqu’un qui lui ressemblait autant, Giustina s’empressait de lui tenir compagnie pendant les pauses, appréciant leurs longues discussions sur leurs auteurs favoris, apprenant énormément l’une de l’autre. M. Ruggiero et M. Broggini regardaient, attendris, leur amitié se développer et appelaient parfois Flavia leur nouvelle Giustina.

Les journées se passaient donc dans cette monotonie douce et simple, ce n’était qu’une fois rentrée le soir, au moment où elle retirait ses vêtements, révélant ses cicatrices, que la mélancolie la reprenait. Pas une nuit ne s‘écoulait sans que les larmes ne la submergent, la solitude ne lui rappelait que trop l’abandon qu’elle avait subi.

Le matin venu, elle revêtait son costume de bibliothécaire, qui convergeait de plus en plus avec celui de Giustina, toujours une simple jupe mi-longue et une chemise à manches courtes, et pour finir soit un chignon serré, soit une tresse haute. En s’observant dans le miroir, réalisant la ressemblance, elle se demanda si elle aurait le même destin qu’elle. Puis elle changeait les bandages qui ceignaient son poignet, constatant à chaque fois que la plaie n’était pas belle, car elle ne savait vraiment pas s’y prendre avec les strips.

Tous les jours, Giustina et Flavia se rendaient à huit heures à la bibliothèque pour savourer ensemble la tranquillité matinale et bavarder de choses et d’autres que toute personne aurait trouvées assommantes. Pour une fois, Giustina dérogea à leurs habituels sujets de discussion.

— Que feras-tu à la rentrée ? Tes cours vont reprendre, vas-tu rester avec nous ?

— Bien sûr ! Je demanderai une dérogation et je suivrai les cours par correspondance. Et ça ne me déplaira pas d’échapper à la foule de la faculté.

— En tout cas, ne te surmène pas, j’ai remarqué que tu avais l’air fatiguée.

— Ce n’est rien, j’ai toujours eu le sommeil perturbé, assura-t-elle.

Comment la paisible Giustina aurait-elle pu imaginer que son amie cachait un passé si troublé ?

Pour détourner la conversation, Flavia se lança dans une tirade sur le roman René de Chateaubriand, qui, s’il constituait peut-être le paroxysme du mouvement romantique français, forçait quand même trop le trait en s’éloignant de la réalité des sentiments. Appâtée par cette thèse, Giustina se jeta avec feu dans la défense de l’œuvre du grand romancier. Flavia la quitta alors qu’elle avait visiblement encore beaucoup à dire sur le style étincelant de l’auteur.

— Nous en reparlerons à midi, affirma Giustina, les joues très rouges de s’être ainsi emportée.

Ce matin-là, Flavia était chargée de l’entrée de nouveaux fonds dans la collection Vasari. Il lui fallait faire des navettes incessantes entre la porte de service et la pièce du deuxième niveau qui devait les accueillir, poussant sans relâche un diable encombré de cartons.

Au moment où elle entamait le troisième voyage, alors qu’elle venait de charger le chariot avec de nombreux documents depuis la camionnette qui les avait amenés là, une main munie d’un coton imbibé de chloroforme s’abattit violemment sur son visage et elle sombra dans l’inconscience avant de réaliser ce qui lui arrivait.

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