Etincelles: Flavia

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La lame promenait son tranchant sous les yeux épouvantés de Flavia, elle allait s’abattre sur elle d’une seconde à l’autre, elle le savait. Elle ne pouvait pas protester, le bâillon lui mordait les lèvres. Ce n’était pourtant pas des cris de rébellion qu’étouffait le bout de tissu, car Flavia avait tout fait pour parvenir là où elle était. Elle avait recherché la main dangereuse qui faisait danser l’arme en ce moment, elle avait même ardemment souhaité qu’elle la meurtrisse. Il fallait désormais en payer le prix.

Comment avait-elle pu en arriver là ?

Avant que le coup ne la terrasse, elle ferma les yeux et son esprit la ramena en arrière, deux mois plus tôt.

***

Le vent se levait sur la ville baignée de lumière… L’embrassant du regard, Flavia s’attarda un moment sur cette vision enchanteresse, foisonnement anarchique de bâtiments déployant toutes leurs nuances d’ivoire et d’ocre au soleil, bordé par une mer d’azur parsemée de moutons d’écume.

Habiter au dernier étage d’un immeuble vétuste avait de nombreux inconvénients, comme devoir gravir les bras chargés de courses six volées de marches. Mais cela présentait aussi l’avantage d’offrir une vue merveilleuse sur les toits de Naples, d’autant que l’immeuble où elle vivait était construit sur le contrefort d’une petite butte qui dominait le quartier.

Pendant les rares moments que lui laissaient les emplois qu'elle exerçait simultanément, la jeune fille avait perpétuellement le nez à la fenêtre. Son studio, avec ses quinze mètres carrés, était si exigu qu’elle ne pouvait déplier à la fois la table et son lit, et ce manque d'espace l'oppressait.

Elle avait tenté tant bien que mal de le rendre agréable en accrochant çà et là de petites esquisses qu’elle avait réalisées dans la ville, au milieu de guirlandes lumineuses roses et beige poudré. Des rideaux épais et quelques plantes vertes venaient compléter cette décoration sommaire, mais cosy.

En tout cas, ce n’était pas un cadre de vie déplaisant.

Cet agencement réalisé à la va-vite et à peu de frais était vital pour Flavia afin de se ménager un refuge où elle pouvait un peu se détendre.

En effet, elle n’avait pu rester dans sa campagne car le chômage y faisait rage, et les quelques emplois disponibles, peu qualifiés, étaient mal payés. Cependant, en ville, elle n’avait obtenu, pour l’instant, que des travaux harassants, aux horaires impossibles, sous couvert de besoin de « flexibilité ».

S’adapter à Naples n’allait pas de soi pour elle car cette capitale hégémonique n’avait pas le caractère réconfortant d'Areggio, sa ville natale, à quelques quarante kilomètres de là. Ce charmant bourg typique de Campanie était niché sur les pentes des monts du Partenio, dans un écrin de verdure. Il était très différent de la métropole qui s’étalait à ses pieds.

Elle dévala les escaliers en quatrième vitesse, elle n’avait pas vu le temps passer et il lui fallait rejoindre rapidement l’hôtel où elle travaillait le matin en tant que femme de ménage. Dix heures sonnèrent à l’église San Mattia, elle ne disposait plus que d’un court créneau pour mettre en ordre les chambres et tout nettoyer avant treize heures et l’arrivée de nouveaux clients. Ensuite, elle s'accorderait une petite pause pour manger un peu, en se rendant à l’autre bout de la ville dans un petit restaurant de Pausilippe afin d’aider en cuisine pour le service du soir.

D’un pas léger et rapide, elle arpenta les ruelles des Quartiers Espagnols, mais ses pensées la ramenaient sans cesse à son village natal. Sa famille, les Mancini, y était enracinée, du plus loin que la mémoire puisse remonter. Auparavant notables respectés, ils avaient su conserver, génération après génération, le petit manoir familial.

Elle avait pu y retourner exceptionnellement la veille, en coup de vent, car l’atmosphère saturée de pollution et la trépidation de la grande ville l’étouffaient. Elle avait alors retrouvé avec plaisir son charme suranné tout en déplorant de ne pouvoir le maintenir correctement, car les finances familiales, de plus en plus limitées, autorisaient à peine quelques réparations urgentes, et il fallait bien avouer qu’il tombait en décrépitude.

Elle y avait savouré la poésie de son allée ombragée d’une tonnelle de glycines, de son architecture néoclassique où abondaient colonnes et chapiteaux, et des rangées de cyprès qui quadrillaient le parc. Affligé de ses ferronneries rouillées, ses tuiles rongées de mousse, et de ses pans entiers de crépi qui se détachaient, il paraissait sortir tout droit d’un roman gothique, le style littéraire qu’affectionnait par-dessus tout la jeune fille.

À l’intérieur, tout respirait également l’abondance passée, tant les grands miroirs dorés au tain craquelé que les antiques tableaux des grandes figures de la famille qui recouvraient les murs. Il y régnait un parfum de merisier répandu par mobilier qui l'occupait depuis des siècles, malheureusement piqué par les vers.

Les tapis étaient effilochés et leur couleur était passée, ils peinaient désormais à recouvrir le parquet et la tommette ébréchée au sol.

Malgré l’étiolement du manoir, la mère de Flavia avait réussi autrefois à y insuffler une atmosphère riante en parant invariablement les grands vases fêlés de fleurs sauvages qu’elle cueillait dans les champs qui isolaient la propriété et en lustrant les vernis à toute force.

Mais sa fille n’avait désormais plus les moyens d’y consacrer le moindre centime, ni même une heure de son temps pour en améliorer l’aspect et il se fanait tout doucement.

En effet, elle avait dû arrêter ses études pour subvenir aux besoins de sa petite famille, en l’absence de tout autre soutien. Telle était la raison de ses pérégrinations quotidiennes en quête de quelques dizaines d’euros.

Il ne restait de sa grande famille qu’elle-même et sa mère, Antonella, son père, Ciro, un modeste avocat, était mort alors qu’elle était tout enfant, dans des circonstances troubles. Il avait été retrouvé au fond d’un ravin, une balle dans la tête, la veille de ses cinq ans, et la police ne s’était pas donné la peine d’enquêter de manière approfondie en l’absence de preuves manifestes. Mais l’appartenance de l’assassin à une des grandes organisations mafieuses laissait peu de place au doute, de par le mode opératoire caractéristique de l’exécution.

De l’eau avait coulé sous les ponts depuis, mais ce triste évènement l’obsédait toujours. Elle ne supportait pas le vide qu’il avait laissé derrière lui, qui avait détruit peu à peu sa mère en la rongeant de l’intérieur. Le vide, le manque, l’abandon, le néant étaient des idées qui lui étaient plus intolérables que n’importe quelle douleur.

Elle les avait ressenties derrière le silence qu’Antonella avait conservé sur la personnalité du défunt, et sur les détails de sa disparition. À cause de cela, il était peu à peu tombé dans l’oubli dans sa mémoire d’enfant, et elle lui en voulait un peu pour cela.

D’autant que ce manque s’était ravivé à l’entrée à l’école primaire, insidieusement d’abord, quand elle avait réalisé le fossé qui la séparait de ses camarades. Elle avait vu la joie se peindre sur leurs visages en retrouvant leurs pères au portail, ou quand ils en parlaient, des étoiles dans les yeux, cette joie qu’elle ne connaitrait jamais.

Peut-être pour combler ce vide, elle s’était jetée à corps perdu dans la lecture, dévorant tout ce qui lui tombait sous la main. Tout était bon pour elle, jusqu’aux ouvrages compliqués que son père avait regroupés dans la bibliothèque de la maison. Quand elle lisait, son mal semblait s’envoler, ne serait-ce que quelques instants.

Un matin, suivant son penchant naturel, elle s’était saisie du quotidien qu’avait laissé sa mère sur la table de la cuisine, au petit-déjeuner. Son attention avait été happée par les colonnes de faits divers qui relataient les disparitions et les meurtres, nombreux dans la région.

Antonella, prise par les tâches qui l’accablaient, n’avait pas remarqué que sa fille s’absorbait dans cette lecture qui n’était pas de son âge.

Elle y avait pris goût, emportée par une fascination morbide pour les horribles nouvelles régulièrement portées par la presse régionale.

Semaine après semaine, chaque mention de mort violente dans les gazettes locales attisait la douleur de la disparition de son père. Le mystère qui l’entourait rouvrait davantage cette plaie brûlante, bien qu’elle n’en laissât jamais rien paraître. Elle ne voulait pas accabler davantage sa mère qu’elle sentait suffisamment ébranlée, épuisée par les deux emplois qu’elle exerçait simultanément.

Elle avait ainsi développé un tempérament secret, souvent en proie à la mélancolie.

Mais c’était sans compter le caractère chaleureux et solidaire des habitants de sa Campanie natale. Les anciens du village l'avaient entourée de leur affection, la gardant le soir sur la place du village,quand sa mère finissait trop tard pour s'en occuper. Les commerçants lui offraient alors avec bienveillance des menues gâteries quand elle passait devant la devanture de leurs magasins.

De même, Chiara, l’unique camarade de classe avec qui elle avait noué des liens d’amitié, la choyait de son esprit espiègle, ne manquant jamais de l’égayer quand elle sentait la tristesse l’assaillir.

Elle avait grandi ainsi dans cet écrin de douceur surannée jusqu’à ce que les études la contraignent à rejoindre la grande ville la plus proche, Naples.

Elle traversait à présent le dédale de ruelles autour de Spaccanapoli, l'artère principale de la ville, se frayant un chemin au milieu des hautes maisons aux façades décrépites. Les devantures des échoppes, toutes plus vétustes les unes que les autres s’y succédaient, c’en était à croire que le temps s’était arrêté. Au milieu de tout cela, de somptueux monuments juraient avec la pauvreté des bâtiments du quartier.

Pourtant ici, si loin d'Areggio, tout lui rappelait la disparition de son père et à l’organisation dont elle la tenait responsable.

En effet, dans cette cité tentaculaire, la présence de la pieuvre se devinait à chaque rue, chaque grande avenue, jusqu’à la ruelle la plus étroite.

Ses agents étaient visibles partout, elle savait les reconnaître désormais. Ils étalaient leur opulence par de menus signes comme des bijoux ou des vêtements de marque, quand ils étaient en bas de la pyramide, puis de manière de plus en plus éclatante quand ils en gravissaient les échelons, ne reculant devant aucune extravagance. Chaque pouce de terrain tombait sous la juridiction de clans mafieux, regroupés par quartier sous la férule d’un lieutenant, le Tenante.

Et tous étaient assujettis, au sommet de la pyramide du crime napolitain, au Capocrimine, qui régnait en maître sur quasiment toutes les activités qui avaient cours dans la ville. Il se murmurait néanmoins, que lui-même avait des comptes à rendre à un chef suprême, le Boss, qui siégeait à Rome.

Le cœur serré, Flavia observa un instant les enfants jouer dans les ruelles alors qu’ils auraient dû se trouver à l’école, à cette heure-ci. L’absentéisme faisait rage à Naples, car les familles dans le besoin acceptaient que leur progéniture soit payée pour faire le guet, plutôt que de perdre son temps à faire des études qui ne leur serviraient à rien.

Parfois les regards appuyés de certains trahissaient leur implication précoce dans l’industrie du crime. Ils jouaient à la guerre mais se préparaient à devenir les vrais soldats de cette entreprise maléfique.

Plus tard, ils tenteraient de s’y faire une place, prenant le titre de babyboss avec un peu de chance, et perpétueraient le cycle de la violence.

Cependant, Flavia fit comme tout le monde et passa son chemin en baissant les yeux devant tout ce gâchis. Qu’aurait-elle pu faire ? Mais elle se promettait souvent, en serrant les dents, que si une occasion se présentait, si mince soit-elle, de mettre des bâtons dans les roues à cette chienlit, elle la saisirait avec joie. Peu importe ce que cela entraînerait.

Malgré son impuissance, elle en voulait à ses concitoyens de ne pas se révolter contre cet état de fait. Seule, elle ne pouvait rien, mais si tous se soulevaient, les criminels ne pourraient arrêter cette lame de fond qui les balaierait.

Elle trouvait leur attitude veule et servile, l’identité des mafieux les plus influents était bien connue, tant de la population que des services de police et de justice. Or, tous détournaient le regard au mieux, et au pire, leur tressaient des lauriers pour avoir instauré un simulacre de code d’honneur en préservant les habitants de la petite délinquance et des règlements de compte pour les limiter à la seule sphère criminelle.

Ces truands avaient même attiré les faveurs de beaucoup en soutenant les petits commerces, leur louant les murs pour des sommes très modiques voire gratuitement, soutenant les personnes dans le besoin, leur payant des frais de santé, de scolarité, ou des funérailles.

Enfin, d’autres rendaient grâce au capo actuel d’essayer de limiter la circulation de la drogue, notamment chez les plus jeunes, car elle faisait des ravages partout ailleurs, et semblait épargner Naples.

Pour Flavia, c’était, bien entendu, un marché de dupes car des familles continuaient d’être endeuillées par leurs exactions, car les repentis, les témoins malheureux d’activités criminelles, voire de simples passants, tombaient régulièrement sous les balles de la mafia.

Mais une fois l’indignation du moment passée, tous retombaient dans leur torpeur, en espérant être ne pas être les prochaines victimes collatérales de cette industrie du mal.

Malgré cette colère sourde qui couvait en elle, grâce à l’appui de son amie, Flavia avait survolé d’un cœur relativement léger les quatre premières années de ses études en lettres classiques. Cependant, elle ne se mêlait pas à son groupe d’amis car elle goûtait la quiétude de l’appartement vide et préférait passer son temps libre à lire des ouvrages de la période romantique qui seyaient parfaitement à son tempérament rêveur.

D’ailleurs, Ettore la salua quand elle parvint sur la Via Toledo, une rue commerçante très fréquentée du centre ville. L’année dernière, il était dans son groupe en Master I, c’était même l’un de ses plus féroces concurrents pour obtenir la première place, mais au prix d'un travail acharné, elle avait fini par le décrocher. Elle lui sourit sans s’attarder, il lui avait semblé précédemment qu’il avait certaines vues sur elle, à ses compliments maladroits, ce qui l’avait mise très mal à l’aise.

Jusqu’à présent, elle avait fui la présence des garçons car elle devinait que la réalité d’une relation n’avait rien de commun avec l’idéal qu’elle s’était forgé dans ses lectures. Son archétype masculin était d’un autre âge, ne correspondant en rien aux jeunes hommes insouciants et souvent immatures qui l’environnaient.

Se réfugier dans ses songes lui évitait ainsi la déception que lui procurerait inévitablement une réalité imparfaite.

Elle n’était cependant pas sans envier Chiara, qui papillonnait de flirt en flirt.

Elle se souviendrait toujours de cet après-midi, où elle la surprit en pleine action en entrant imprudemment dans sa chambre, et cette vision de chairs nues enlacées, rosies par le plaisir, des regards embués par le désir, l’avait beaucoup troublée.

Le soir même, elle était allée s’excuser auprès de son amie, se justifiant exagérément de l’intrusion.

— Bah, ce n’est pas très grave, de mon côté , j’aurais dû fermer à clé, avait répondu Chiara en riant.

Puis, elle avait repris, plus sérieuse :

— Tu sais, tu devrais un peu plus sortir, rencontrer du monde… C’est vrai, tu es toujours seule. Si tu prenais un peu soin de toi, tu serais très jolie, Ettore me le disait même encore l’autre jour. Enfin, tu ne vas pas rester seule toute ta vie !

— Pfff, ces godelureaux ne m’intéressent pas, ils sont immatures, plats, superficiels… avait-elle rétorqué, boudeuse.

Son amie l’avait interrompue en s’esclaffant :

— Non, ce n’est pas possible, plus personne ne parle comme ça de nos jours, il faut que tu sortes la tête de tes livres, je suis désolée de te décevoir, mais le chevalier de tes rêves n’existe pas en réalité, il est mort au siècle dernier !

— C’est bien ça le problème… je suis née un siècle trop tard… Aucun de ces gamins n’est à la hauteur, aucun ne sait aimer comme…

— Flavia, il faut que tu remettes les pieds sur terre, je ne sais pas comment tu fais, moi, j’ai besoin de réalité, de chair… Non, je ne pourrais pas me passer de sentir un corps d’homme, ni des baisers d’homme…

Flavia en était restée interdite, le feu aux joues, car cela faisait écho à ses désirs secrets.

— La chair, c’est certainement bien, mais j’ai aussi besoin de l’esprit… avait-elle fini par concéder.

— Moi, j’aime trop être dévorée par les lèvres d’un homme, sentir ses mains sur mon corps, son souffle saccadé à cause du désir, voir son visage se tordre quand je lui fais une gâterie.

— Quoi ? Non, je n’ai pas envie d’entendre parler de ça, c’est dégoûtant ! C’est humiliant ! s’était révoltée Flavia

— Au contraire, oublie tes préjugés, quand tu les suces, tu les tiens, ils sont à ta merci, tu contrôles leur désir, si tu voyais leur visage… Moi, j’adore ça…

— S’il te plaît, n’en dis pas plus ! Je ne sais pas comment tu peux faire ça, moi je ne pourrais jamais, c’est sûr. Même les baisers avec la langue, je trouve ça répugnant…

— Halala, tu ne sais pas ce qui est bon, tu devrais te détendre un peu, et essayer de t’amuser…Tu n’as qu’à regarder un film érotique, après tout, on dit que l’appétit vient en mangeant !

Mais Flavia avait pris congé, le visage empourpré et la tête pleine d’images qui la bouleversaient jusqu’au tréfonds de son être.

Le lendemain, alors qu’elle avait pris son bain, elle n’avait pu s’empêcher de reproduire sur son corps les caresses entrevues, en imaginant que ses mains étaient celles d’un amant. Apprécierait-il les formes élancées de son corps ? Elle n’était pas voluptueuse comme son amie, sa poitrine et ses hanches peu développées lui épargnaient les regards masculins ainsi que les remarques alors que Chiara en recevait sans cesse dans la rue.

Attirerait-elle davantage la convoitise si elle se dévoilait un peu ? Non, elle favorisait toujours les tissus fluides, qui en la drapant, cachait ses minces formes, et son col haut protégeait des regards la moindre parcelle de peau.

Même ses yeux paraissaient d’un marron terne, alors qu’un examen approfondi révélait un vert de lac profond égayé par des rayons dorés. Ses cheveux châtain clair, aux reflets légers de cuivre, qui ondulaient jusqu’aux reins, étaient chastement réunis en demi-queue, lui donnant une apparence enfantine. Bref, rien en elle ne respirait la sensualité de la femme qu’elle était, mais il valait mieux qu’il en soit ainsi.

Les années s’étaient ainsi envolées, tranquilles mais monotones.

Jusqu’ à la rentrée de sa dernière , où un coup de foudre était venu bouleverser cette douce routine.

Sa mère était tombée gravement malade, et, désormais privée d’aide et confrontée aux frais médicaux croissants, Flavia avait dû abandonner ses études pour y subvenir.

Elle avait quitté le grand appartement qu’elle partageait avec Chiara pour rentrer à Areggio, mais de nouveau chassée par le chômage, elle avait fini par prendre un studio au fond d’une ruelle étroite dans le quartier espagnol, dont le loyer modéré lui permettait d’économiser davantage.

Elle avait enchaîné des petits emplois, de livreuse à vélo à garde d’enfant, mais les revenus ne suffisaient pas à couvrir ses dépenses. Elle savait que cette stratégie à court terme qui lui procurait immédiatement un salaire, l’empêchait d’obtenir les qualifications nécessaires à un travail bien rémunéré, mais elle vivait désormais au jour le jour, se battant pour gagner chaque euro.

Perdue dans ses pensées, elle longeait maintenant en forçant le pas la Piazza Carità, où elle fut interpelée par Francesco Spaggiari, un compagnon de fête de Chiara, qu’elle avait côtoyé les rares fois où elle avait accepté de sortir avec son amie. Cette fois, elle lui répondit car il s’était toujours montré aimable en respectant son caractère réservé.

Chiara lui avait touché deux mots des difficultés de Flavia, il devina sans mal les raisons de sa course effrénée.

Touché du visage troublé par les soucis de la jeune fille, il lui suggéra de trouver un métier de serveuse car les pourboires pouvaient fournir un complément considérable.

Pour ce faire, il lui indiqua un restaurant du vieux quartier. Son père, un notaire très influent à Naples, en connaissait le gérant, il s'offrit d'appuyer sa candidature.

— N’hésite surtout pas à te réclamer de moi. Je les appellerai de mon côté, lui assura-t-il obligeamment.

Malgré ses réticences à se prévaloir d’un tel appui, Flavia se présenta le lendemain à la Tavolo Marmoreo, un établissement de standing à la décoration mêlant tradition et raffinement .

Un chef de rang en tenue de majordome l’emmena dans le bureau du directeur, Mr Giolitti. Ce petit homme râblé, à la moustache en pyramide, et au costume croisé très strict se montra affable mais on devinait sans mal qu’il dissimulait sous ses bonnes manières une poigne de fer. Le métier était exigeant, car la clientèle réunissait les hautes sphères de la société napolitaine, et nécessitait discrétion, tact et habileté, le tout mêlé de révérence envers elle.

En contrepartie, le salaire couvrait plus que largement les besoins de Flavia et de sa mère, elle n’aurait même pas besoin de prendre un autre travail en complément.

Mais avant d'y prétendre, il lui fallait convaincre le gérant. Pour cela, elle s'escrima à démontrer qu’elle possédait toutes ces compétences. Faisant un colossal effort sur elle-même, elle tenta de détailler d’une voix mal assurée de quelle manière chacun de ses petits boulots lui conférait les qualités nécessaires: adresse, adaptabilité… sans savoir vraiment de quoi elle parlait. In petto, elle doutait d’être à la hauteur, car sa sensibilité à fleur de peau la rendait vulnérable au stress. Pensant à la recommandation dont la jeune fille avait fait l’objet, M. Giolitti soupira et lui annonça qu’elle pourrait commencer le lendemain.

Sur ce, il l’envoya vers Laura, une voluptueuse brunette à l’accent chantant, qui lui fit visiter la salle, la cuisine et les dépendances, et lui détailla toutes les règles à suivre dans la maison.

Elle lui fit parcourir les pièces à hauts plafonds moulurés, parsemés de tables rondes de toutes tailles, très espacées pour préserver la discrétion de la clientèle fortunée qui le fréquentait.

Les murs laqués couleur ivoire mettaient parfaitement en valeur des tableaux de maître allant de la renaissance aux macchiaoli du XIXe siècle. De petits écriteaux mentionnaient les noms les plus connus de la peinture italienne, si bien qu’on se demandait comment de tels chefs d’œuvre avaient pu se retrouver là.

Les nappes blanches immaculées s’harmonisaient avec le parquet en chevron de marbre blanc ainsi qu’avec les grands abat-jour qui diffusaient une lumière tamisée. Ce cadre étudié était propice à la dégustation des mets délicats qu’on y servait, comme aux confidences ou aux négociations compliquées.

Pendant que Laura se répandait en conseils, Flavia pensait qu’elle était soulagée de travailler avec elle, car en bonne méditerranéenne, elle était chaleureuse et enjouée, et savoir qu’elle pourrait s’appuyer sur elle la mettait en confiance, après l’impression mitigée que lui avait donnée M. Giolitti.

Elle passa néanmoins une nuit agitée, troublée par l’excitation d’un nouveau travail et l’incertitude de pouvoir accomplir correctement sa tâche. Elle redoutait une maladresse, en pressentant qu’on n’en tolèrerait aucune. Mais le temps n’était plus aux hésitations, elle avait besoin de cet argent et était prête à se faire violence pour l’obtenir.

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