Séparation

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Un éblouissant soleil, filtrant à travers les volets, frappa le visage de Flavia, la contraignant à se tirer des délices de la somnolence.

Elle agrippa le traversin, le serrant contre elle comme s’il s’agissait d’un amant.

Elle était décidément trop maladroite, incapable d’ourdir une stratégie habile, ou alors l’adversaire était hors de portée, sans aucune faiblesse. Dans un cas comme dans l’autre, Flavia était dans une impasse.

Cela n’aurait pas été trop grave si elle ne s’était pas autant impliquée émotionnellement, à son corps défendant.

Elle n’était plus que l’esclave consentante d’une relation à sens unique qui reposait sur l’asservissement total de sa chair.

Malaspina, ses yeux de saphir brûlant, sa bouche voluptueuse, son corps si bien découplé, à la peau mate et satinée, sa volonté inflexible, lui avaient ôté la force de s’affranchir de ses chaînes.

Elle se traîna jusqu’au miroir, et ses doigts redessinèrent la trace de ceux de son amant, jouissant des stigmates de violence comme si cela avait été un témoignage d’amour.

Elle passa la journée dans une sorte de rêve éveillé, exécutant machinalement les tâches qui lui avaient été confiées, puis revint se blottir dans la touffeur de son appartement.

La sonnerie de son téléphone fit voler en éclat cette torpeur, assénant la terrible nouvelle de la mort d’Antonella.

Celle-ci s’était éteinte paisiblement dans son sommeil, mais cette circonstance ne fournit qu’une maigre consolation à sa fille éplorée, pour qui elle était toute sa vie.

Elle s’effondra et resta prostrée toute la journée, sans pouvoir avaler quoi que ce soit. Elle ne parvint qu’à joindre le restaurant pour annoncer qu’elle ne pourrait assurer son service de la soirée et solliciter quelques jours de congé pour pouvoir se consacrer à l’enterrement de sa mère. M. Giolitti lui accorda une semaine sans faire de difficulté.

Flavia n’avait même pas prévenu Chiara, car le fait de parler de la mort de sa mère ne la rendait que trop réelle.

La soirée s’étira tout aussi tristement. Hagarde, Flavia n’avait pas quitté depuis la veille le crop top et le short qui lui tenaient lieu de pyjama.

Vers onze heures, des coups résonnèrent à la porte. Comme elle n’attendait personne, elle ne se leva pas pour ouvrir. Les coups redoublèrent, et Flavia finit par déverrouiller le loquet.

Leandro et derrière lui, Malaspina, se trouvaient sur le seuil. Flavia se contenta de les dévisager, incapable d’articuler le moindre son, les yeux délavés par les larmes. Vêtue comme elle l’était, elle avait l’apparence d’une adolescente.

— Puis-je entrer ? demanda le capo.

En guise de réponse, Flavia se décala pour leur livrer le passage et fit un geste pour s’excuser du désordre relatif qui régnait chez elle.

— On nous a appris ta perte, nous te présentons nos condoléances.

Comme Flavia restait muette, il poursuivit, d’une voix douce.

— Notre organisation peut te fournir de l’aide pour gérer la situation, nous dirigeons des entreprises de pompes funèbres qui pratiquent des prix raisonnables, ils s’occuperont de toutes les formalités pour toi, si tu le souhaites.

Voilà donc tout le soutien qu’il lui apportait ! Le même dont bénéficiaient les affidés de la Fiammata…

Car il était notoire que cette mafia recherchait l’appui de la population en distribuant aide et assistance aux plus démunis, en particulier dans ce genre de cas. C’était même devenu le meilleur moyen de subjuguer de nouvelles âmes damnées, qui venaient grossir les rangs de la pieuvre.

— Vous n’aviez pas besoin de vous déplacer pour me dire ça, un message aurait suffi, répondit-elle, le regard absent.

Non, elle n’avait pas besoin de réclame ou de conseils pratiques en ce moment, mais d’une épaule pour pleurer, tout simplement.

La douleur, la vraie, avait anesthésié son cœur, et elle parvint à soutenir le regard de l’homme.

Elle le voyait à présent tel qu’il était, froid et calculateur, tel un VRP du mal.

— Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, je voudrais me reposer… leur signifia-t-elle afin de les congédier.

— Prends quand même cette carte, tu en auras besoin, et demande Giulia, elle t’assistera dans les démarches…

— Non, réitéra-t-elle en repoussant le bout de carton qu’il lui tendait, maintenant, si vous voulez bien me laisser…

Peu importait à Flavia de bafouer le capo en l’éconduisant si sèchement. Quoi qu’il arrive, l’avenir l’engloutirait tel un maelstrom.

Sur ces mots, elle ouvrit la porte pour faire sortir les deux hommes, dont le visage s’était fermé graduellement.

La nuit s’écoula sans qu’elle réussisse à trouver le sommeil, et l’horloge égrenant les heures fut la seule compagne de son insomnie.

Le lendemain matin, une nouvelle épreuve se présenta. La clinique l’invita à se rendre sur place afin de retirer les papiers administratifs qu’il lui faudrait remettre à l’entreprise chargée de l’enterrement.

On lui proposa de se recueillir sur le corps de la défunte, mais Flavia refusa catégoriquement, car elle voulait conserver le seul souvenir de sa mère vivante. Puis la préposée détailla toutes les démarches qu’il lui faudrait accomplir pour organiser le service funéraire.

Flavia se faisait violence pour suivre l’exposé de toutes les formalités, mais n’en retenait pas la moitié, assommée par le manque de sommeil. Elle n’avait pas prévu que ce serait aussi compliqué. L’état d’accablement dans lequel elle était plongée lui rendait la tâche encore plus pénible.

— Voulez-vous de l’aide dans toutes ces démarches ? lui demanda la préposée, compatissante.

Sur le signe affirmatif que fit Flavia, elle se tourna alors vers une personne qui venait de pénétrer dans le service, une grande et belle femme brune vêtue d’un tailleur noir.

— Giulia, veux-tu venir ? Il y a ici une jeune personne qui vient de perdre sa mère, pourras-tu lui donner des indications pour la guider un peu dans tout ce fatras administratif ? Flavia, je vous présente Giulia Calzamiglia, des pompes funèbres Croce Nera, elle vient souvent épauler les personnes endeuillées, ajouta l’employée.

Giulia ? Était-ce une coïncidence, ou était-elle tombée dans la toile tissée par Malaspina ?

Mais Giulia lui saisit doucement la main.

— Je sais combien tout cela peut être fastidieux dans votre situation, nous sommes là pour vous soulager des soucis inutiles, dans la mesure du possible. Voulez-vous simplement me décrire la cérémonie telle que vous la souhaitez, et je m’occupe de tout le reste ?

Flavia eut un moment d’hésitation, elle se méfiait des manières prévenantes de la représentante.

Cette Giulia devait faire office de rabatteuse pour les familles éplorées, sa douceur n’était certainement qu’une façade pour attirer dans les filets de la Fiammata de nouvelles recrues.

Puis, elle la regarda attentivement…

Malaspina avait-il mis cette plantureuse femme dans son lit ? Elle possédait indéniablement tous les atouts pour satisfaire un homme, une vraie Vénus de la mort…

Flavia chassa cette pensée importune. De toute façon, elle n’avait pas la force de mener à bien toutes ces procédures, et l’affabilité de Giulia ne semblait pas feinte.

En conséquence, Flavia lui présenta rapidement les modalités qu’elle imaginait pour la cérémonie religieuse, une simple bénédiction, sur l’air du stabat mater de Vivaldi, et des bouquets de lys blancs pour orner le tout. Elle précisa qu’elle souhaitait que sa mère repose auprès de son père dans le caveau familial à Areggio.

Le prix que Giulia proposa semblait avantageux par rapport aux prestations offertes, et un étalement était possible. Tout semblait donc pour le mieux, même s’il y avait quelque chose de louche là-dessous.

Cependant, Giulia se montra extrêmement chaleureuse et professionnelle.

En deux coups de fil, elle fixa la date et l’heure de la messe d’enterrement et l’office dans le cimetière pour le surlendemain.

Elle accompagna même Flavia pour choisir les vêtements qui accompagneraient Antonella dans sa dernière demeure.

Fouiller dans les affaires de sa mère, derniers liens avec elle, abattit davantage Flavia, mais Giulia parvint, tout en la réconfortant, à la décider pour une robe fleurie d’hortensias mauve qu’elle portait sur une photo du temps où toute sa famille était encore réunie. Giulia se chargerait également du rapatriement du reste des effets de la défunte.

Avant de la quitter, Flavia l’informa qu’elle pourrait la joindre à partir du lendemain à Areggio, et lui donna ses coordonnées sur place, adresse et téléphone fixe.

Flavia remercia Giulia pour son appui efficace et regagna rapidement son appartement.

Une fois arrivée là-bas, elle eut enfin le courage d’appeler Chiara.

— Mon dieu, ne reste pas seule, la supplia son amie, en plus ce sale type se permet de te rendre des visites, je ne suis pas tranquille pour toi. Reste où tu es, je viens t’aider à faire ta valise et tu rappliques ici !

— Je veux bien, finit par admettre Flavia.

Ainsi fut fait, et Flavia put enfin lâcher prise et pleurer son malheur dans les bras de sa camarade. Elle s’endormit à ses côtés, après avoir évoqué les moments de bonheur qu’elles avaient partagés ensemble.

Le matin venu, elle prit le premier bus pour Areggio, raffermie par le soutien affectueux de Chiara.

Retrouver sa ville natale lui ferait un bien fou, d’autant que son amie ne tarderait pas à la rejoindre, dès qu’elle aurait fini les modules de la semaine.

Après avoir traversé la ville d’eaux de Telese, parée de ses somptueux établissements thermaux, le bus approcha d’Areggio, et Flavia vit apparaître la ville, avec ses constructions en pierre étagées sur des restanques arborées de chênes, et d’oliviers. Une église au clocher en bulbe recouvert de tuiles émaillées venait compléter ce charmant tableau.

Outre le centre historique, qui était assez étendu, l’urbanisation était en pleine expansion et de nouveaux quartiers s’étaient établis le long du Torrente Titerno, dans une zone auparavant réservée aux vignobles. Les terres cultivables se raréfiaient de plus en plus et le béton poussait à leur place.

L’autocar franchit l’imposant pont à arches qui enjambait la rivière et déposa Flavia avant de pénétrer dans le borgo.

Traînant sa valise, elle parcourut à pied les deux derniers kilomètres qui la séparaient de la demeure familiale.

Passées les dernières bastides, il ne restait plus que les champs de vignes de la propriété Lucchesi, avant de parvenir aux limites du parc attenant au manoir.

Au loin, se dessinèrent enfin les premiers cyprès de ce qui avait été un vaste jardin paysager. Il s’en dégageait un parfum suave qui rappela à Flavia d’agréables souvenirs. Elle promena un œil amoureux sur le berceau de son enfance, appréciant même sa décadence.

Les murs ceignant la propriété s’éboulaient sous l’emprise du lierre, et la valériane formait des corbeilles sur leurs pans. Elle ouvrit le grand portail de fer rouillé sur lequel subsistait quelques traces de peinture blanche. A son habitude, il cria en jouant sur ses gonds.

La jeune fille pensa qu’il faudrait un jour remettre tout cela en état, et que cela lui incombait désormais.

Elle arpenta avec nostalgie la longue allée abritée d’une tonnelle qui menait à la bâtisse, mais cette douce rêverie fut interrompue par l’aspect de la porte d’entrée, dont on avait brisé la partie vitrée.

Décidément, le sort s’acharnait sur elle…

Le battant était d’ailleurs entrebâillé, et Flavia, tremblante, pénétra dans le vestibule. Elle aperçut des débris jonchant le sol du salon et décida de ne pas aller plus avant, ne sachant s’il restait quelqu’un à l’intérieur.

Elle ressortit vivement et affolée, appela la police, ainsi que Chiara.

Son amie, gagnée par l’inquiétude, lui recommanda d’attendre sur la route, car elle lui enverrait ses parents la seconder.

Heureusement, des agents furent dépêchés sur le champ et arrivèrent dans le quart d’heure qui suivit.

Ils s’engouffrèrent sans attendre dans le manoir et en inspectèrent les moindres recoins. Ils firent état de nombreuses dégradations mais aucune présence n’était à signaler.

Encouragée par leur présence, Flavia s’aventura à l’intérieur et constata que les nombreux bibelots qui ornaient buffets et commodes avaient été mis en pièce, projetés à terre, mais, ne connaissant pas leur valeur, Flavia crut qu’il ne s’agissait que de pertes mineures.

Sur ce, elle entendit la voix caractéristique de Giovanna, la mère de Chiara, qui se renseignait auprès des policiers sur la nature et l’étendue des destructions. Elle se jeta dans ses bras, et sentit un intense sentiment de réconfort en reconnaissant leur chaleur familière.

L’énergique Giovanna prit les choses en main, dès que les policiers achevèrent de faire l’inventaire des objets brisés, elle se saisit du balai pour dégager le produit du saccage. Rejointe par Flavia qui l’aida du mieux qu’elle put, elle fit place nette en un rien de temps.

Son mari, Ignazio, un riche entrepreneur en maçonnerie, fit évacuer par son commis les sacs de gravats au fur et à mesure, et en attendant, désherba lui-même l’allée principale.

Giovanna avait fait des merveilles et Flavia constata avec ravissement que les meubles débarrassés de leur surcharge ornementale, la décoration s’était épurée, davantage au goût du jour.

Ainsi, il pouvait ressortir du bon des situations les plus désespérées, pensa-t-elle.

Ignazio vint l’informer que son ouvrier venait de terminer le remplacement de la serrure, mais qu’il fallait faire découper sur mesure une vitre pour remplacer celle qui avait été endommagée.

En conséquence, le manoir ne serait pas sécurisé avant le lendemain, et Flavia ne pourrait passer la nuit sur place.

Giovanna offrit donc à Flavia de l’héberger pour la nuit, et celle-ci, émue, la remercia les larmes aux yeux.

La famille de Chiara avait toujours veillé sur elle, tel un ange gardien, elle ne savait ce qu’elle serait devenue sans eux.

Ils ne la quittèrent pas davantage quand elle se rendit au poste pour signer sa déposition. A cette occasion, l’officier en charge du dossier lui confia que, selon toute apparence, il ne s’agissait que d’un acte de vandalisme dû au caractère inhabité du manoir, tel que c’était déjà arrivé dans la région.

Ensuite, les Mazzeri accueillirent l’amie de leur fille dans leur immense maison de maître, qui se trouvait sur les hauteurs, surplombant la ville et le lac de Telese, puis la mirent à l’aise par une multitude de petites attentions.

Qu’il était bon de partager un instant la vie de ce couple uni et aimant ! On ne pouvait le soupçonner de l’extérieur, car le mari était bourru et sa femme exagérément autoritaire. Le contraste de leurs caractères aurait dû les éloigner, mais chacun savait s’effacer, acceptant les particularités de l’autre. Toutefois, cela n’avait pas empêché quelques rares algarades, dont le village avait retenti par le passé.

Ils s’entendirent pour faire passer à Flavia une soirée agréable, ce qui était une gageure eu égard aux circonstances, autour d’une minestra maritata faite maison.

Flavia fut confortablement installée dans la chambre de Chiara, qui semblait sortir d’un magazine de décoration, car son amie avait l’amour de ces raffinements.

Bercée par cet environnement rassurant, elle connut une nuit paisible, sans rêve.

Elle y puiserait les forces qui lui seraient nécessaires le jour suivant, où elle devrait affronter l’enterrement de sa bien-aimée mère.

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