Résolution

12 minutes de lecture

Les bourrasques fouettaient les persiennes, s’engouffrant dans les jointures de la fenêtre, faisant pénétrer un petit courant d’air glacé qui effleura le visage de Flavia.

Sous cette caresse rafraîchissante, ses yeux s’entrouvrirent, goûtant la pénombre que le mauvais temps entretenait dans la pièce.

Au moins, ils n’étaient pas blessés par la luminosité, car le reste de son corps criait sa douleur à chaque mouvement.

Flavia, en se défaisant péniblement de la chemise d’homme qu’elle portait et du foulard qui ceignait son cou, se rappela les évènements de la veille. Un flot d’amertume traversa sa poitrine et faillit se traduire par le rejet du contenu de son estomac.

Elle réprima la nausée, et alla jeter chemise et foulard à la poubelle. Puis elle se traîna jusqu’à la salle de douche où elle fit couler l’eau, au maximum de la chaleur autorisée par le robinet.

Elle se glissa sous l’eau brûlante en espérant qu’elle dissoudrait tous les souvenirs qui lui faisaient désormais honte, espérant que la bonde les engloutirait définitivement.

Mais comme toujours, les choses n’étaient pas si faciles, et la vision de son corps meurtri sur la glace embuée fit rejaillir brutalement toutes les émotions emmagasinées le jour précédent.

Pourtant… Ce ne pouvait pas être elle qui avait supplié, qui avait subi sans broncher ces assauts, même si elle les avait rêvés un jour…

Quand elle réalisa qu’elle avait accepté tout cela d’un mafieux, l’engeance qu’elle honnissait par-dessus tout, elle frappa du poing le miroir en s’écriant : « Salope ! Pourquoi as-tu fait cela ? Chienne, chienne… ».

Puis, elle s’effondra et resta prostrée sur cette idée fixe.

La sonnerie du téléphone brisa salutairement l’abattement, et Flavia se releva machinalement pour voir qui avait appelé. C’était Chiara, sa planche de salut de toujours.

Son regard croisa alors la photo de sa famille à l’époque où son père l’illuminait encore. Ce fut comme un éclair dans l’obscurité.

Comme souvent, la littérature qu’elle dévorait fournit des ressources à son esprit troublé.

Un passage du célèbre roman de Stendhal revint à sa mémoire : il n’y avait entre Julien Sorel et les actions héroïques que le manque d’occasion, mais cette occasion venait de se présenter pour elle.

Il y avait aussi cette nouvelle, dont elle avait oublié le nom, où une femme se faisait prostituée pour punir son mari en salissant son nom. Elle avait fait de son corps le champ de bataille de sa vengeance.

« Il parait qu’à toute chose, malheur est bon… On va voir ça… Je trouverai l’identité de celui qui a tué mon père et je le détruirai » se jura-t-elle.

« Ce Leandro et Malaspina doivent avoir la quarantaine, ils étaient sûrement déjà dans la mafia il y a vingt ans… Ils ont peut-être entendu parler de mon père, il faut que je les fasse parler » résolut-elle.

Sur ce, elle récupéra les vêtements jetés dans la poubelle et les déposa dans la panière à linge sale.

Puis elle se saisit du téléphone et composa fébrilement le numéro de Chiara. Elle avait besoin de la rencontrer pour s’épancher, rechercher son approbation, même si elle devinait que tout cela relevait de la folie pure.

Chiara comprit tout de suite l’urgence de la situation au ton inhabituel de son amie, et lui proposa de la rejoindre immédiatement dans un excellent caffè de la Via Toledo, réputé pour ses pâtisseries.

Revêtant à la va-vite un haut ample très couvrant, un jean ajusté et des ballerines, les cheveux encore humides, Flavia s’élança au-dehors.

Elle parcourut à pas rapides les rues qui la séparaient du lieu de rendez-vous, et y parvint bientôt.

Son amie était déjà attablée et avait commandé pour elles des expressos et des sfogliatelle, délices appréciés dans toute la Campanie, car elle connaissait parfaitement les goûts de Flavia.

Sortant une cigarette, elle l’invita à s’asseoir et attendit le récit, qui ne se ferait pas espérer bien longtemps, à voir l’excitation qui animait son amie. Cependant, Flavia ne savait pas par quel bout commencer, et était terriblement gênée, même en face de celle avec qui elle partageait tout.

— Allez, dis-moi tout, je sens qu’il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire…

— Eh bien…J’ai passé la nuit avec un homme…

— Ah, ça devait bien arriver un jour, pouffa-t-elle, mais pardon, je te coupe, poursuis…

— C’est que ce n’est pas un homme ordinaire… C’est un client du restaurant…

— C’est donc quelqu’un d’important, j’imagine.

— Tu ne crois pas si bien dire…Il se nomme Malaspina, je crois que c’est le Malaspina de la Fiammata…

Chiara resta interloquée par cette révélation, qui aurait été choquante venant de n’importe qui, mais que cela soit arrivé à Flavia dépassait l’entendement.

— Malaspina…Le mafioso…Vraiment ? Mais comment ? Pourquoi ?

— J’ai commis un impair pendant le service, et il était là, à la sortie, à m’attendre, il m’a emmenée chez lui et…

— Comment ça, il t’a emmenée chez lui ? Il t’a menacée ?

— Un peu…Pas vraiment… Je me sentais obligée…

— Mais ma pauvre, il fallait prendre tes jambes à ton cou, moi j’aurais…

— C’est facile à dire à froid, mais sur le moment, je me sentais en faute, et j’ai obéi, tout simplement…

— Mon dieu… et là-bas ? D’ailleurs où ça ? Enfin, non je n’ai pas envie de savoir où mais… pardon, continue !

— Il m’a fait bander les yeux, je ne sais pas où je suis allée donc, si je le voulais, je ne pourrais pas te le dire…Et là-bas, je ne sais pas ce qui m’a pris, c’est moi qui lui ai demandé…

— QU’EST-CE QUE TU LUI AS DEMANDE ? Toi ? Tu as fait ça, toi, après toutes tes simagrées sur l’homme idéal ! rugit-elle, et quelques clients se retournèrent, incommodés par la clameur.

— …Est-ce que ça ne t’est jamais arrivé de faire quelque chose sans savoir pourquoi, en sachant que c’était une erreur que tu allais tout de suite regretter ? répartit Flavia, les larmes aux yeux.

Émue par la détresse de son amie, Chiara se calma.

— Si, bien sûr, ça m’est arrivé… Souvent même… Ma première fois par exemple, ça a été un gâchis… Sache que je ne te juge pas, je suis juste étonnée, mais après tout c’est logique si on y pense, ta nature passionnée a trop couvé, et elle a fini par déborder… Simplement, si c’est vraiment ce type, il est dangereux, fais attention, s’il te plaît !

— De toute façon, je ne suis pour lui qu’une histoire d’une nuit, il ne voulait même pas au début… Après, par contre, il s’est montré brutal… même si ce n’était pas totalement déplaisant. Mais je me suis sentie terriblement humiliée, pas juste parce que je l’ai supplié ou parce qu’il s’est montré violent, mais parce que , que ce soit fait avec moi ou avec une autre doit lui être bien égal. Je donnais une importance immense à ma première fois, j’ai voulu que ce soit lui parce qu’il m’a fascinée, tu sais, c’est un homme extraordinaire comme je n’en ai jamais vu… Mais il était totalement indifférent au fond.

— J’ai du mal à comprendre ce qui te blesse, c’est un connard, d’accord ? Il n’aurait pas dû te brutaliser, c’est ça qui me révolte…

— Non, ça c’est une chose, je ne pourrais même pas dire que je n’ai pas aimé ça sur le moment, mais voilà, à ses yeux, je ne suis même pas une personne, je ne suis rien, je lui ai fait pitié, c’est tout.

— Bon…Encore une fois, tu me stupéfies. Crois-moi, il vaut mieux que tu ne sois rien à ses yeux, sinon tu peux t’attendre au pire.

Cet argument fit mouche et, après un moment de silence, Flavia reprit la parole, décidée à s’ouvrir complètement à son amie.

— Justement, Chiara, j’ai résolu quelque chose. Tu sais, je crois au destin et je pense que rien n’arrive pas hasard. Si c’est arrivé, c’est pour une bonne raison. Viens, je vais t’expliquer…

— Mais les sfogliatelle…

— On les emporte, il faut que je te montre quelque chose pour que tu comprennes.

A ces mots, elle entraîna son amie un peu plus loin, jusqu’à l’église Santa Maria Francesca delle Cinque Piaghe.

Elle fréquentait cette petite église pour se recueillir quand elle avait le cœur troublé par les soucis que lui donnait l’état de santé de sa mère, et demander à la sainte d’intercéder en sa faveur.

Elle se posta au pied d’un tableau représentant le premier des archanges, Saint Michel, le pied sur la gorge de l’Adversaire, Satan, le bras levé, empoignant un glaive, se préparant à faire justice.

Flavia venait souvent admirer le visage du chef de la milice céleste, pur et impassible, tranchant le mal sans haine, et son corps de guerrier sanglé dans une armure de centurion frappé de la croix, implacable outil du châtiment divin.

« Chiara, est-ce que tu sais ce qu’est un héros psychopompe ? » demanda-t-elle à voix basse.

Chiara fit un signe négatif de la tête. Flavia reprit : « C’est un héros qui est capable d’aller jusqu’au fond de l’enfer, en l’occurrence pour combattre le mal, comme Saint Michel. Il y a d’autres exemples, comme Orphée qui y est allé rechercher son amour, Eurydice ».

Chiara ne répliqua pas mais leva les yeux au ciel, s’attendant au pire devant cette introduction aux accents dramatiques.

Son amie poursuivit : « Je te parlais du destin tout à l’heure, et bien, d’un côté, mon père a été tué, très probablement par la mafia vu le mode opératoire, et de l’autre, le hasard m’a mis en présence du grand chef de cette abominable organisation. En conséquence, je vais essayer de découvrir… ».

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que Chiara s’exclamait : « C’est du pur délire, je ne peux pas te laisser… ».

Mais elle s’interrompit en voyant les quelques fidèles qui priaient dans l’église lever la tête et tira Flavia par la main en dehors de l’édifice. Là, elle éclata, saisissant les bras de son amie : « Tu ne peux pas t’engager sur ce chemin, c’est ta vie que tu risques dans cette histoire ! Ce sont des forces qui te dépassent, tu ne peux rien contre elles ! ».

Flavia planta son regard véhément dans celui de Chiara : « Je comprends toutes tes objections, tu as parfaitement raison, d’ailleurs. Mais je suis décidée. Il fallait simplement que tu sois au courant au cas où il m’arrive quelque chose. Je ne veux pas être comme ces automates qui sont les spectateurs indifférents de toute cette horreur ».

Abasourdie par cette déclaration, Chiara ne sut plus que répondre et se contenta de serrer son amie contre elle en murmurant à son oreille : « En fait, je te comprends aussi… Si quelqu’un avait fait du mal à mon père, je n’aurais de cesse de le traquer pour le tuer, oui, je le ferais de mes propres mains…Mais fais attention à toi, quoi que tu fasses, pense que ton père ne voudrait pas que sa fille soit victime de la même saleté qui lui a enlevé la vie ».

Les deux jeunes filles se contemplèrent mutuellement, bouleversées jusqu’au fond de leur âme d’être en si complète communion de pensée. Elles s’étreignirent longuement, au milieu de la foule des passants, puis se quittèrent en réitérant de poignants serments d’amitié et d’assistance envers et contre tout.

Si elle s’était précipitée pour retrouver Chiara, elle regagna lentement son studio, s’arrêtant au passage dans une mercerie pour remplacer les boutons qui avaient été arrachés de son uniforme de serveuse, puis dans une boutique de vêtements pour acheter une chemise pour le soir-même.

Chemin faisant, elle essayait de mettre au point un plan de bataille pour parvenir à ses fins, mais elle n’avait pas la moindre idée de comment s’y prendre.

Elle pressentait qu’elle pourrait peut-être obtenir des confessions sur l’oreiller si elle réussissait à séduire Malaspina, mais que l’interrogatoire serait extrêmement périlleux à mener sans faire peser sur elle des soupçons qui lui feraient encourir le pire.

Séduire Malaspina… Cela semblait inaccessible pour quelqu’un d’insignifiant comme elle, il n’avait d’ailleurs manifesté à son endroit que du mépris. La seule porte d’entrée était le restaurant, puisqu’il y venait souvent aux dires de M. Giolitti.

Mais accepterait-il de se faire encore servir par elle, vu sa piètre prestation, tant à table qu’au lit. Et quand bien même, aurait-il encore envie d’elle ?

Elle verrait sur le moment, elle saisirait de nouveau l’occasion qui se présenterait, et tenterait de manœuvrer habilement en utilisant les techniques de questionnement dont Chiara, qui était en école de commerce, lui avait parlé une fois.

Une fois rentrée chez elle, elle déposa ses achats sur le plan de travail de la cuisine et choisit l’album Icon de Paradise Lost, dont elle observa un moment la couverture, qui faisait habituellement écho à ses pensées. Celle-ci représentait une jeune fille au regard désabusé qui caressait le visage du David de Michelange.

Elle inséra le disque dans le lecteur, car elle n’avait pas envie de silence, elle voulait simplement se vider l’esprit en laissant la voix grave du chanteur l’envelopper.

Puis, elle se mit à coudre les boutons sur sa tenue de service, la lava à la main, ainsi que la chemise et le foulard que lui avait donnés Malaspina et les mit à sécher à l’étendoir suspendu à l’extérieur.

Le calme était enfin revenu dans son esprit, sa décision était irrévocable.

Cependant, afin d’affermir davantage sa résolution, elle souhaita rendre visite sa mère, qui était hospitalisée au Centro Clinico du Parc Camaldoli, un établissement privé des hauteurs de Naples.

Après être passée chez un fleuriste acheter un bouquet de pivoines, elle prit le bus jusqu’à la Via Comunale Guantai Ad Orsolone, puis termina à pied les quelques centaines mètres qui la séparaient de la clinique.

Arrivée à l’accueil, la réceptionniste la salua avec un sourire car elle était habituée aux venues de cette fille aimante, et au 3e étage, l’infirmier lui indiqua que sa mère était réveillée et qu’elle pouvait donc la recevoir.

Antonella l’accueillit chaleureusement, mais sa fille remarqua sur ses traits creusés les marques que laissait irrémédiablement la maladie.

Antonella Galliano était connue dans le temps pour être la beauté de la région, elle possédait un visage régulier embelli par de grands yeux verts et une bouche pulpeuse, et une chevelure superbe grise aujourd’hui, mais qui était d’un blond vénitien flamboyant par le passé.

Sa silhouette présentait une taille fine et une poitrine voluptueuse, qui, de pair avec sa personnalité solaire, lui avaient valu un succès considérable auprès de la gent masculine. Aussi tout le monde avait-il été surpris quand elle avait jeté son dévolu sur Ciro Mancini, un homme discret, qui l’avait séduite par son intelligence subtile et son humour très anglais.

Après le décès de celui-ci, elle n’avait jamais voulu se remarier malgré de nombreuses propositions, la nostalgie de son amour perdu ne l’ayant jamais quittée.

Un observateur avisé aurait encore pu déceler cette beauté chez cette femme fanée, bien que les années et les soucis lui aient laissé leur empreinte implacable.

Flavia admirait profondément sa mère, regrettant de ne pas tenir d’elle ni son caractère ni sa beauté lumineuse. Elle l’embrassa tendrement et retira les fleurs flétries du vase d’opale, et les remplaça par le bouquet de pivoines, qu’elle fit valoir en les équeutant et les faisant bouffer.

« Maman, je viens te parler de papa aujourd’hui, car je pense que tu ne m’as jamais vraiment expliqué qui il était, ni ce qu’il faisait précisément, est-ce que tu peux me raconter tout cela ? » demanda-t-elle, gagnée par l’émotion.

Sa mère parut désarçonnée un moment, puis elle énonça posément : « C’est vrai que nous n’en avons jamais parlé en détail, mais le moment est venu en effet, et il est important que tu entendes tout cela ».

Pendant deux heures, Antonella fit le récit de la vie de l’homme qu’avait été Ciro Mancini, avant et après leur rencontre, l’homme merveilleux et le père attentionné qu’il avait été. Malheureusement sa mère ne put rien lui dire de particulier sur son travail, il traitait des dossiers d’immobilier pour les habitants du village et des alentours et avait très peu d’affaires en dehors de cette zone.

Il entretenait des rapports cordiaux avec tous les habitants d’Areggio et n’avait aucun ennemi connu. Ce n’était d’ailleurs pas dans son caractère de se quereller avec qui que ce soit, il recherchait toujours la transaction, faisant sienne la devise de Balzac qu’il vaut mieux un mauvais arrangement qu’un bon procès.

Flavia apprécia ce moment de partage avec sa mère car elle comprit enfin les ombres qui l’entouraient.

Elle se sépara d’elle à contre-cœur, car il était temps de se préparer pour retourner au travail et peut-être aussi retourner au contact de l’envoûtant ennemi.

Annotations

Vous aimez lire Anne Cécile B ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0