9 - Rafaël

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Rafaël

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   J'ai essayé de l'appeler hier, neuf fois en tout. Je lui ai envoyé une dizaine de message sur le numéro de téléphone qu'elle m'a transmis, mais rien. Silence radio, comme si ce fichu numéro n'était attribué à personne. Cette garce, je suis persuadé qu'elle reçoit mes appels, mes messages, mais qu'elle s'en fiche. Que délibérément, elle laisse sonner, se délecte de me savoir au bout du fil, à attendre que sa grandeur daigne décrocher.

Je bouillonne de rage, assis sur le rebord du lit de Samuel qui, depuis un bon moment maintenant, me raconte comment Damian – qui ici passerait plus pour une sorte de divinité- a remit à sa place deux gamins qui les emmerdaient depuis quelques semaines. Avec des étoiles plein les yeux, il me parle répartie cinglante, ton glacial et regard arrogant, tout ce qui peut faire de Damian l'adolescent le plus teigneux de cette Terre.

— Et là, il l'a envoyé par terre ! Alors que, tu vois Dam, c'est pas un secret, il est pas super grand dans son genre ? Mais là, il te lui a mis un coup derrière le genoux, comme tu lui a appris et bam ! Il était par terre !

Il me mime la scène, euphorique, rit un peu, avant de se heurter avec dureté à mon silence et mon regard distrait.

— Raf, tu m'écoutes pas là.

— Écoute, j'adore vraiment quand tu me racontes les aventures de Damian le barbare mais là on a un soucis autrement plus grave à gérer que les jumeaux Petrova, tu penses pas ?

Il perd son sourire d'un coup, je m'en veux atrocement. Cependant, et bien qu'il essaye visiblement de faire passer l'ultimatum de notre mère au second plan, il va bien falloir qu'on y revienne à un moment ou à un autre. Malgré ce que j'ai pu dire à Ariana, je ne suis pas du tout persuadé que le laisser repartir avec elle soit la bonne solution même sur une durée aussi courte qu'un mois. Je connais mon frère, je sais que si ça ne va pas, une fois là-bas, il sera assez débrouillard pour trouver un moyen de repli. Qu'il sera assez réfléchi pour se rendre à l'aéroport le plus proche et rentrer à la maison, chez nous. Mais..., parce qu'il y a toujours un mais, c'est l'à côté qui m'inquiète. Comment va t-il réagir à la séparation ? Comment va t-il gérer l'éloignement ?

Quand je le vois dans cet état, heureux, le sourire plaqué au visage à s'en faire mal aux zygomatiques, je me dis que je suis un monstre de laisser faire ça.

— Je sais, excuse-moi.

— T'excuse pas c'est juste..., il faut qu'on en parle, qu'on réfléchisse. Elle t'a donné une date buttoir ?

Il hausse les épaules, attrape un petit lapin vert en peluche que lui a offert Danny l'an dernier, le serre doucement au creux de ses paumes. Son nez tressaute, signe chez lui d'un intense mal-être, d'une angoisse refoulée qui aurait du mal à sortir.

— Non. Il faut que je la rappelle.

— Si tu le sens pas, Sam, écoute-moi. Si ça te mets trop en difficulté, je vais trouver une autre solution, faire jouer mes contacts, on peut toujours...

— Non ! … non, il faut... il faut qu'on l'élimine définitivement de nos vies Raf.

Il marque une pause, inspire à pleins poumons.

— J'avais l'espoir, quand elle est réapparue, qu'elle ait changé, un minimum. Mais... lorsque tu menaces ton propre enfant sur quelque chose d'aussi dégueulasse qu'arracher une sœur à ses frères, c'est qu'au fond de toi, et malgré tous les masques, bah t'es fondamentalement mauvais.

Je l'écoute, sens à ses mots mon estomac se tordre. Il a eu l'espoir, il a cru en elle, a espéré pour au final, se faire briser en deux par la réalité qu'est la nôtre : notre mère est un déchet, une puanteur qui je l'espère, finira dans les même cellule que Monty Cortez là-bas, en Enfer.

Il a raison sur toute la ligne, elle n'a aucun scrupule, et n'e aura sans doute jamais.

J'ouvre la bouche pour relancer, tenter de le réconforter, mais trois coups contre la porte m'en empêchent, me bloquent dans toute tentative.

— Les gars, le repas va bientôt être prêt. Des patatas bravas, c'est Mikky qui s'en charge.

Ma compagne s'infiltre par l'entrebâillement de la porte, se rapproche de nous d'un bon pas, pour s'accroupir devant Samuel, toujours assis sur le rebord du lit. De ses coudes, elle prend appui sur les genoux de mon frère, plante son regard dans le sien.

— Folle soirée ?

— … ouais, on va dire ça, ricane Samuel. Damian dort toujours ?

— Je te laisse le luxe d'aller le réveiller, mais pense à prendre un spray au poivre avec toi, juste au cas où il essaierait de te mordre.

Elle rit, vivement et fort, entraîne mon frère avec elle, pas moi.

Je n'arrive pas à faire la part des choses et à éloigner ma concentration de cette tâche au tableau, de cette écharde qui me fait mal mais que je n'arrive pas à retirer.

Ariana sourit à Samuel, attrape une de ses mains, commence à jouer distraitement avec ses doigts.

— Raf te l'a sûrement déjà dit mais... la porte est pas fermée pour... trouver une autre solution.

Et voilà qu'elle met les deux pieds dedans. Je me reçois un regard noir, grince des dents avant de hausser les épaules.

— Et tu voulais que je fasse quoi ? C'est elle le mauvaise objet de l'histoire.

— Tu l'as pas dis à Dam ? s'affole t-il brutalement.

Ariana hoche négativement la tête, continue de masser la paume de mon frère de son pouce, les yeux rivés au sol.

— Il y a toujours une solution aux problèmes Sam, tu le sais hein ?

— Je viens d'en parler avec Raf et, ma décision est prise. Et puis, un mois c'est pas si long que ça, je devrais tenir. Et... ça devrait rester supportable pour...

Il n'achève pas sa phrase, une nouvelle fois. Resté en suspends, ses non-dits semblent pourtant envoyer de gros signaux d'alarme, des avertissements multicolores et éblouissants.

Comme d'habitude, ce n'est pas pour lui qu'il s'inquiète.

— Vous en avez toujours pas parlé... ? devine Ariana.

— Non. Je sais pas comment l'amener je... il va très mal le prendre de toute façon.

Je n'ose pas le contredire, alors ma bouche reste close. Les yeux de Ariana eux, se voilent d'une ombre inquiète, qu'elle tente tant bien que mal de camoufler d'un sourire doux et d'un haussement de sourcils évocateur.

— Il survivra lui aussi.

— Il faut pas qu'il sache pour... pour le côté intéressé de mon départ. Je veux dire, on sait tous qu'il pourrait tout balancer à notre mère, dans le but de me garder ici, et c'est pas la bonne solution, hein ?

Il attend notre approbation, espère qu'on aille contre lui. Le hic c'est qu'Ariana et moi, savons pertinemment qu'il a raison, que son raisonnement est juste et probable. Le passé nous a prouvé que dans le domaine de la précipitation et de la panique, les Cortez sont de loin les meilleurs. Qu'il s'agisse de ma compagne ou de Damian, chacun a pu prouver à sa façon que face au stress, à l'éloignement et au trop plein d'émotion, ils pouvaient s'exposer au danger, délibérément.

Ici le danger, c'est que ma mère apprenne pour notre combine, et qu'en plus de faire arrêter Ariana, elle aille encore plus loin, et je sais qu'elle en est capable, pour nous faire passer l'envie de recommencer. Comme par exemple, balancer tout ce qu'elle a sur nous à la police, en passant de la fusillade jusqu'à l'enlèvement, sans oublier le doigt cassé par les King100 au parc.

Elle a de quoi nous détruire, on ne peut pas se permettre de jouer avec elle.

— Il faut qu'on se mette d'accord sur une version, je lance doucement. Je propose : elle a de quoi récupérer ta garde auprès des services sociaux et donc, nous avons fait un arrangement à l'amiable afin que je puisse conserver du temps de tuteur comme... une semaine pendant les vacances par exemple ?

— Oui c'est bien ça, c'est très bien. Ça laisse une porte ouverte, ça bloque pas totalement le truc. T'es un bon menteur mi amor.

Je souris, m'apprête à relancer lorsque la voix de Mikky s'élève, douce et mélodieuse depuis la cuisine, pour nous annoncer que le repas est servi.

Ariana se relève, aide mon frère à faire de même, avant de l'arrêter dans sa progression jusqu'à la porte.

— Tu préfères... comment u préfères le lui annoncer ? Est-ce que pour toi, ce serait plus sécur' qu'on soit près de toi ?

— … ouais, murmure Samuel avec un tremblement.

— Date butoir ?

Nous hochons la tête.

— Ok, bloquez vos plannings, mercredi on va faire un tour, ça passera mieux si on y met la forme.

Et, sans nous laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle quitte la pièce, et laisse derrière elle une interrogation silencieuse, un doute persistant.

La forme n'effacera jamais le fond, et elle est mieux placée que quiconque pour le savoir.

— Rafaël ! Regarde, on dirait un vrai astronaute non ?

Je jette un regard par-dessus mon épaule, avise Danny près de nous, le regard brillant de fierté dans sa tenue de vol rouge éclatante. Les mains sur les hanches, il tourne sur lui-même, Ariana applaudit, je l'imite pour la forme. Comment lui dire que dans cette tenue, avec sa charlotte sur la tête, il ressemble plus à un employé de cantine scolaire qu'à un astronaute ?

Il n'a que onze ans, je ne vais pas briser ses rêves pour si peu.

Assise en face de moi, Ariana boit une gorgée de thé glacé, enroule des lèvres autour de la paille en carton avec lenteur, les yeux rivés sur ses deux autres frères. L'un et l'autre se tortillent, sautillent sur place pour remonter leur combinaison, sous le rire hilare de Samuel.

— Si vous voulez, j'ai plus grand, lance le moniteur de vol.

— Et puis quoi encore ? aboie Damian. Ça va le faire, je l'ai juste enfilé de la mauvaise façon.

Mikky saute sur un pied, je distingue le bout de sa chaussette au bout de la jambe cintrée de sa combinaison. Mon frère lui est déjà prêt, et porte une tenue bleue, signe de la taille plus élevée de cette dernière.

— Ils vont calibrer la puissance du souffleur par rapport à leur gabarie ? je demande à ma compagne.

— J'imagine ? Tu te doutes bien que Samuel décollera jamais avec la puissance qui soulèvera Dam.

J'acquiesce, retourne à ma contemplation du boxe où finissent de se préparer les garçons. Les deux dernier Cortez sont enfin prêts, et tandis que l'un accroche son casque, l'autre rechigne à enfiler la charlotte obligatoire.

Une sortie au simulateur de vol, voilà l'idée fabuleuse qu'à déniché Ariana pour détendre tout le monde avant l'annonce du départ de Samuel. Je reste convaincu que tromper l'inévitable de cette façon ne sert à rien mais, juste pour voir les garçons s'envoler dans cet immense tube en verre, je l'ai laissé nous conduire jusqu'ici.

Mon frère vient d'enfoncer un casque bleu sur la tête de son petit ami, qui peste tout ce qu'il peut, toutes griffes dehors.

En toutes circonstances, il arrive à être grincheux, c'est un vrai mystère pour la science.

Le moniteur se rapproche d'eux, je fais donc signe à Ariana que je pars les rejoindre afin d'écouter les consignes et les recommandations avant le grand saut.

En quelques minutes, le jeune homme responsable de leur groupe leur explique qu'une fois dans le tube, il les sécurisera avant de monter en hauteur, leur montre la position à tenir. Mikky a un sourire immense qui lui barre le visage d'une oreille à l'autre : il est heureux, c'est une certitude, mais il est surtout stressé, et chez lui, la nervosité se traduit par ces immenses sourires crispés.

— Bon, s'exclame le moniteur. Qui est chaud pour passer le premier ? Je mords pas, on a encore jamais eu de blessé grave, donc normalement, ça devrait bien se passer !

Samuel rit, c'est le seul. Mikky sourit toujours vêtement, son jumeaux a reculé d'un pas, et Damian fronce les sourcils, cherche le faille dans l'air bien heureux du moniteur.

Au final, mon frère se dévoue, et est donc le premier à se présenter face à l'entrée du tube.

Mon côté ''frère poule'' se met en alerte car, même si je sais pertinemment que cette activité est sécurisée, je ne peux m'empêcher d'imaginer ce type lâcher mon frère, qui s'envolera alors jusqu'en haut du tube pour se fracasser contre le plafond. Ou pire, le souffleur qui se coupe alors que Samuel est en haut causant alors une chute inévitable et fatale.

Avec un sursaut, je sens la main de Danny attraper la mienne, la serrer doucement.

— Ais pas peur Raf, ça va aller, je suis avec toi.

Ariana est pliée de rire à quelques mètres de nous, je lui lance mon regard le plus noir.

Et ça y est. Le souffleur en route, mon frère plonge, torse en avant, flotte désormais en position allongé au-dessus du sol retenu par les mains expertes du moniteur. Il ne faut pas longtemps à mon frère pour comprendre comment incliner son corps et jouer avec l'air. Avant même que je n'ai pu m'habituer, il s'envole plus haut, toujours plus haut. Il a un de ces sourires immenses que je lui connais bien : c'est l'extase. Bras en croix, jambes légèrement écartées, il nous sourit à travers la paroi vitrée.

— Un vrai super-héros, sourit Ariana. Il lui manque que la cape.

Damian près de nous, fixe son petit ami avec une admiration sans borne, les yeux écarquillés.

Puis vient le tour de Mikky, plus agité. Le moniteur a du mal à le garder en place, sa montée en hauteur se fait plus tardive. Il tremble, bat des bras à la façon d'un pigeon aux ailes plombées, mais rit tout de même à gorge déployée, au nez du moniteur qui rit aussi, amusé de la situation.

En hauteur, il tente de faire signe à sa sœur, bascule sur le côté, se retrouve sur le dos. Bien vite ramené à la normale par le moniteur, Ariana et moi pouvons constater le grand filet de bave qui barbouille le visage de Mikky.

À la vue de Danny cramponné à mon bras, Damian est le suivant, crispé sous les mains du moniteur. Contrairement à Samuel et Mikky qui se sont instinctivement positionnés en planche, pour Damian il semble être plus dur de s'étendre sur l'air et de laisser son contrôle à l'homme près de lui. Cependant, plus les secondes passent, plus il se dénoue, se détend, et apprivoise le souffleur.

À son tour de s'envoler au-dessus de nous, Ariana l'encourage en sautillant sur place. Je lui coule un regard, amusé de son comportement assez proche de celui de ses frères au final.

Si nous n'étions pas là pour tenter d'adoucir la fin de soirée, ce serait extraordinaire.

Mon frère photographie Damian, lorsque ce dernier entame sa redescende, arrive à lui arracher un sourire immense, que j'ai rarement vu aussi éclatant à son visage.

— Danny... ?

Ses doigts s'enfoncent dans ma peau, m'arrachent un sursaut ; il a de la force mine de rien.

Ariana essaye de le convaincre, ainsi que les garçons mais, pétrifié, rien n'y fait. C'est donc sur un petit échec que se clôture la séance de vol. pendant que nos frères se rhabillent, Ariana réfléchit, les yeux perdus dans la vide.

— C'était à prévoir, murmure t-elle. Danny a peur du vide. Ça m'étonnait qu'il it accepté.

Je hoche doucement la tête, sens le nœud dans ma gorge se resserrer de secondes en secondes. Avec le temps qui s'égraine, le moment fatidique se rapproche, inexorable et menaçant.

Dans ma tête, je suis d'ores et déjà capable de jouer la scène : mon frère va se pétrifier, n'osera ni soutenir le regard de Damian, ni lui expliquer le pourquoi de la tension qui l'anime depuis vendredi. Nous volerons donc à son secours, Ariana et moi pour prendre en charge l'annonce, la bombe à retardement. Et c'est là que je pèche, que j'ignore quels mots employer, sur quel ton, avec quel degré d'émotion. Avec Damian, nous avons appris avec le temps qu'il fallait tout calibrer, tout prévoir pour minimiser les dégâts. Et ce soir, je ne sais pas comment faire car de toute manière des dégâts il y en aura, et pas des moindres, on parle tout de même de Samuel.

Dans la voiture, sur le chemin du retour, les conversations vont bon train. Mikky n'arrête pas de rassurer son jumeau depuis que nous avons quitté la salle de vol, lui explique qu'ils pourront revenir une autre fois, qu'il n'aura sans doute plus peur à ce moment-là. Danny l'écoute, hoche la tête, bien que son expression trahisse son doute. Damian aussi est euphorique, montre à Samuel les vidéos qu'il a tourné pendant que mon frère était dans le tube, s'extasie de la fluidité qu'il a eu au moment du décollage, comme s'il était habitué.

Sur le siège passager, Ariana me coule un regard plus qu'inquiet, la mâchoire crispée.

Ça ne va pas marcher, ça ne peut pas bien aller, il va nous péter dans les doigts et s'il pète, Samuel craquera aussi, et avec lui les jumeaux.

Mes doigts se crispent sur le volant : on a mal joué nos cartes, notre main est perdante.

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