11 décembre 2016

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Je me lève perplexe. Ce que j’ai vécu hier soir… Était-ce un rêve ? Jeanne… Pourquoi aurait-elle couché avec un vieux schnoque comme moi ? Par pitié ? J’ai entendu des histoires d’infirmières qui soulageaient leur patient, mais on parle de travaux manuels, rien de plus. Peut-être a-t-elle une fascination morbide pour les vieux corps ? Clémenceau est bien mort en se faisant pomper par sa maîtresse, ça doit donner des idées à certains.

Une idée saugrenue me vient : et si Jeanne avait été touchée par mon journal, ma détresse enflammant son cœur ? Je ne suis peut-être qu’un vieux con, mais un vieux con attachant.

Loin de satisfaire mes envies, la scène d’hier les a ravivées. Que c’était bon ! J’avais oublié l’exaltation des sens. Mon corps s’était embrasé comme un fétu de paille et je n’attends qu’une nouvelle occasion pour me consumer.

Tout la journée, je la guette. Mais si elle était là hier soir, c’est qu’elle ne reviendra pas avant le dîner. Pendant des heures je ronge mon frein, assis sur mon lit, fixant la fenêtre. J’attends Jeanne, comme le chien attend son maître. Je veux savoir si j’ai rêvé. À mon âge, j’ai peur de divaguer. Je ressens comme un besoin de confirmer que j’ai bien tiré mon coup, comme un adolescent ! Ridicule ! Et pourtant… Comme quoi, la sagesse ne m’a pas encore trouvé !

Au repas du soir, rien n’a changé. Mon voisin, le mathématicien, se montre déçu lorsque j’avale mes médicaments. Sans doute espérait-il un supplément comme hier. Du coup il boude et ne dit pas un mot du repas. Le pauvre ! Il a dû jouer des coudes pour manger avec moi. Pour rien.

Jeanne apparaît enfin au fond de la salle. Elle s’occupe des premiers couchers. Impatient, je donne ma purée à mon voisin comme consolation et exige d’aller au lit dès maintenant. Les aides-soignantes sont surprises. Il n’est que dix-huit heures trente et je suis l’un des rares couche-tard de la maison de retraite. Jeanne m’accompagne, un léger sourire aux lèvres, à peine perceptible.

— Je suis étonnée de vous voir vous coucher si tôt. C’est à cause des somnifères, me demande-elle, mutine.

Je ne dis rien. J’attends d’être dans la chambre. Une fois arrivés, Jeanne patiente. Elle sait que je n’ai aucune envie de dormir. À moi de faire le premier pas.

— C’est à propos d’hier soir… marmonne-je la voix nouée, si bien qu’elle en devient chevrotante. Bonjour le vieillard !

— Vous avez passé une bonne nuit ? me demande-t-elle. Cette fois, son sourire lui illumine le visage.

— Oui, réponds-je, avant d’ajouter : « Et vous ? »

Là, quelque chose ne va pas. Elle fronce les sourcils et me dévisage en inclinant légèrement la tête. Un mouvement de panique m’étreint, comme lorsque je demandais à une fille de sortir avec moi dans le temps et que je sentais la réponse négative se profiler.

On se regarde, on s’observe. Nul n’ose dire un mot, essayant de comprendre l’autre. Jeanne, gênée, déclare :

— Vous devriez aller voir Suzanne.

Suzanne ? Pourquoi ? Et voilà Jeanne qui tourne les talons et s’enfuit, me laissant sans réponse. Voulait-elle que j’aille voir Suzanne pour satisfaire mes envies après s’être sacrifiée ? Elle a passé son tour, place aux vieilles ! Cette Suzanne se ravale la façade comme une adolescente mais je doute que ses hanches puissent soulever son bassin comme Jeanne l’a fait hier !

J’ai passé la journée à me triturer l’esprit. Je n’y comprends rien. Pour avoir le fin mot de l’histoire, je m’installe en face de Suzanne au dîner, avec un air de défi. Elle me sourit, elle ne sait pas ce qui l’attend. J’imagine bien une conspiration visant à me pousser dans ses bras. « Va que je te baise, ça te plaît mon cochon ? Va voir Suzanne si tu en veux encore. » Le réfectoire retient son souffle. Les deux stars de l’établissement se retrouvent face à face, tels les Brad Pitt et Angelina Jolie de la maison de retraite. Suzanne est tiré à quatre épingles comme à son habitude : chignon impeccable, chemisier en soie crème, rouge à lèvres intense. La panoplie complète de la mante religieuse !

Et là, je comprends. Nom d’un chien ! On m’a roulé ! Ce n’était pas Jeanne, c’était Suzanne ! C’est un viol ! On m’a trompé sur la marchandise ! Comment ont-elles osé ? Et la Suzanne qui jubile, qui triomphe devant mon air consterné. Elle sourit la diablesse ! Quel esprit machiavélique… Elle tirait les ficelles depuis le début ! Oh ! J’aurais dû me méfier ! On m’avait prévenu pourtant ! La salope !

Je me lève, furieux, si bien que je manque de tomber par terre. Aucun mot ne me parvient tant je suis sous le choc. La salle à manger est plongée dans le silence, tous les regards tournés vers moi. Je la quitte en tapant rageusement le sol de ma canne. Avec ce que je leur ai fourni comme spectacle, ils ont de quoi s’occuper pendant des semaines ! Enfin, pour ceux à qui il reste la mémoire tout du moins…

De retour dans ma chambre, je bougonne sur mon lit. Quelle humiliation ! Et voilà que Suzanne frappe à ma porte et entre sans attendre ma réponse. Je me lève d’une traite et suis pris immédiatement de vertiges. La diablesse en profite pour m’attraper le bras et m’aide à me rasseoir.

— Calmez-vous ou vous allez nous faire une attaque ! dit-elle.

Ha ! Quand elle me chevauchait la bougresse, elle se moquait bien de mes problèmes cardiaques… Mais je ne dis rien. Mon cœur palpite, j’ai besoin de souffler. Suzanne m’allonge, s’assoie à côté de moi et me caresse les cheveux. Je me laisse faire bien malgré moi. Je suis en position d’infériorité.

— Si vous me disiez pourquoi vous êtes si énervé ?

Je lui raconte tout ce que j’ai sur le cœur. Jeanne. La supercherie. Le viol ! À ma grande surprise, elle éclate de rire. Je suis à deux doigts de lui crier ma colère et mais là voilà qui me dit :

— Mais comment avez-vous pu croire que Jeanne avait envie de vous ?

Sur ce, elle se calme et me regarde, amusée. Elle m’embrasse sur le front. Je sursaute un peu, décontenancé. Elle me murmure avant de quitter la pièce :

— Quand vous cesserez de faire le gamin et que vous aurez mûri un peu, n’hésitez pas à taper à ma porte…

Elle me laisse seul, penaud, sur mon lit. Je me sens comme un couillon. Les femmes savent nous faire cet effet-là.

Suzanne ?

Et moi ?

Après tout, pourquoi pas ?


FIN

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