22 mai 2016

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22 mai 2016

 

J’ai bien cru que mon journal en resterait là, tant la monotonie règne à la maison de retraite. Si j’écris aujourd’hui, c’est parce qu’il m’est arrivé quelque chose d’inattendu. Après deux mois ici, il semblait proscrit que mon quotidien soit bousculé. Or, une fois le déjeuner terminé, alors que je retournai dans ma chambre pour le rituel de la sieste, une femme était assise sur mon lit. Elle était élégamment habillée, avec une jupe en tartan et un chemisier blanc. Deux lourds anneaux pesaient sur ses oreilles, encadrant des lèvres rouge vif. Je jetai un coup d’œil à mon calendrier. Bizarre… Nous n’étions pas dimanche.

Devant cette situation incongrue, je ne su que dire. Elle devait s’être trompée de chambre, ça arrivait souvent ici. Mais elle ne semblait elle pas surprise par mon intrusion. M’attendait-elle ? Et si oui, pourquoi ?

— Excusez-moi, Madame, signalais-je avec une voix plus brutale que je ne l’aurais voulu, mais c’est ma chambre.

— Je sais, répondit-elle seulement avec un sourire.

Je m’aperçus que je connaissais cette femme. Les rares fois où j’avais tenté de me sociabiliser avec mes prétendus semblables, elle m’avait adressé la parole. Qu’avait-elle bien pu me raconter alors ? Et surtout, qu’est-ce qu’elle foutait dans ma chambre ?

— Je me sentais seule, dit-elle. Je me demandais si vous accepteriez de me tenir compagnie quelques instants ?

À quel jeu jouait-elle ? En bas, de nombreux pensionnaires gisaient, assis sur les canapés, attendant que l’’on vienne leur parler. Déstabilisé, j’ai fait mon numéro de vieux bougon. Fronçant les sourcils, j’ai marmonné dans ma barbe que j’avais l’habitude de lire à la sieste et la congédiait sans ménagement. Elle est partie avec un simple « à bientôt », un léger sourire aux lèvres. Absolument pas vexée par mon attitude incorrecte. Visiblement, ce n’était que partie remise. Quel étrange moment… Je n’y comprends rien. Depuis, je ferme à clé la porte dès que je quitte la pièce.

À dix-huit heures, je sortis de mon antre et descendis pour le souper. Je cherchai une table pleine pour éviter de me retrouver face à elle, tel un mari infidèle. Sa venue m’avait perturbé et je ne voulais pas renouveler l’expérience. Je m’installai avec trois hommes, dont l’un avait apparemment déjà rejoint Dieu au royaume des cieux. La bave coulait lentement de ses lèvres entrouvertes. Charmant spectacle pour le repas…

Je parcourus la salle du regard et vis ma prétendante de l’autre côté, près des ascenseurs. Elle me fit un signe de la main auquel je répondis par une moue inamicale.

— Fais attention à elle, me dit l’homme en face de moi. Suzanne, elle en déjà tué trois !

Surpris, je lui ai demandé qui elle avait bien pu tuer.

— Les hommes, bien sûr ! Elle choisit les plus valides, ceux qui viennent d’arriver. Elle les met dans son escarcelle et CRAC ! Après quelques semaines le pauvre il est claqué ! Épuisé ! Lessivé ! Alors, j’te dis : fais gaffe à elle…

Le petit moustachu – Hubert je crois – avait attisé ma curiosité. Il accepta de m’en dire plus. Pour tout dire, il semblait n’attendre qu’une occasion pour s’épancher.

Suzanne avait soixante-dix-huit ans et avait eu plusieurs conquêtes depuis qu’elle était pensionnaire ici. N’ayant connu que son mari en cinquante ans de mariage, elle rattrapait en quelque sorte son retard. Cela avait du être une belle femme dans le temps et son succès auprès des hommes se comprenait.  Mais pour ma part, aujourd’hui, je ne voyais chez elle que chairs pendantes et rides creusées.

Hubert m’expliqua que Suzanne avait intégré d’elle-même la maison de retraite après avoir perdu son mari. Isolée, avec ses enfants loin de chez elle, c’était la meilleure solution. D’où sa grande validité et, selon lui, sa grande avidité.

Mon voisin partit alors dans des digressions dérangeantes. Il aurait ainsi été maire de Strasbourg (deux fois), puis président de la république, aurait connu cent-quatre-vingt-trois femmes et serait en passe de rejoindre sa bien aimée en Norvège… Voilà qui remettait quelque peu en question ses allégations précédentes. Il quitta la table à 18h30 précises pour aller se coucher, me laissant dubitatif.

Mon voisin de droite, un gros monsieur aux lèvres épaisses, le regarda partir, puis m’attrapa le bras avec force :

— Suzanne, t’y touches pas ! Elle est à moi !

Sur ce, il prit son bol à deux mains et le vida d’une traite, preuve incontestable de sa virilité. Pour un peu, ici, il aurait pu me pisser dessus pour marquer son territoire.

Après que le réfectoire se soit vidé de ses légumes, je rejoignis ma chambre avec appréhension. Et si Suzanne y était ? En catimini, j’avançai lentement, sans faire de bruit. On entendait ça et là les gémissements et les cris des pensionnaires, bande-son horrifique des lieux de fin de vie. J’ouvrai la porte doucement, pesant mes gestes dans les limites de mes capacités. La chambre était vide. Personne ne m’attendait. Je soufflai de soulagement et me couchai l’esprit encore perturbé. J’espérais que cet incident resterait sans suite.


À suivre...

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