Se sauver

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Je venais de souffler mes bougies d’anniversaire en compagnie de mes parents attendris quand elles sont apparues pour la première fois. La première d’entre elles s’est dessinée derrière les volutes de fumée parfumée.

C’était une porte.

Blanche.

Dressée entre la table et la pendule du salon, en face de moi.

«Vous avez vu ?» , ai-je demandé à mes parents en la pointant du doigt. Ils ont haussé les épaules.

«Ben, c’est l’horloge comtoise de mémé, pourquoi ?» . Effectivement, le vieux coucou dépassait la porte d’une bonne tête, mais tout de même, je ne rêvais pas, la porte était bien là.

Je n’ai pas insisté. S’obstiner face à un adulte, c'était courir le risque de se voir coller une punition pour avoir osé défier le «bon sens».

À cet âge, je pensais que l’esprit des adultes était construit différemment de celui des enfants : les «grandes personnes» cherchaient toujours à trouver le sens - de préférence «bon» - des choses qui les dépassaient, quitte à l’inventer de toutes pièces et à se satisfaire de l’explication qu’ils auraient trouvée. Ceux qui n’étaient pas d’accord passaient pour des doux rêveurs, ou pire, pour des fous. Mon meilleur ami par exemple : ses parents l'avaient envoyé chez le psy à cause de ses «amis imaginaires». Aujourd’hui, je me demande si je ne suis pas fou, et j’hésite à aller voir un psy. Peut-être parce que je suis devenu adulte.

Une fois que mes parents ont quitté la pièce, je me suis approché de la porte.

Elle était d’un blanc éclatant et entourée d’un chambranle de lumière pâle. Entièrement lisse, sans poignée, sans serrure.

Par curiosité, je l’ai contournée. L’autre côté était d’un noir mat, profond, magnétique. J’avais l’impression qu’elle allait m’aspirer si je me plaçais trop près d’elle.

Je me suis donc vite écarté, pour revenir du côté blanc.

Bien évidemment, le désir de savoir ce qu’il y avait derrière était trop fort : j’ai poussé

et... je me suis retrouvé à table, de l’autre côté du salon. Le gâteau devant moi, les bougies encore allumées. Mes parents m’ont regardé d’un air attendri, puis m’ont demandé de souffler, ce que j’ai fait sans quitter des yeux la porte blanche qui se dressait devant la pendule de mémé, derrière les volutes de fumée parfumée.

Je venais de revenir dix minutes en arrière.

J’ai tenté de ne rien laisser paraître, mais j’étais profondément bouleversé. Mon père a dû se douter que ça n’allait pas, et m’a dit que je pouvais partir si je le voulais.

Je suis sorti de table pour jouer dans le jardin et mon trouble s’est accentué brutalement : une nouvelle porte venait de faire son apparition en plein milieu du potager. Parfaitement identique à l’autre. Je me suis précipité dans la maison pour voir si la première était toujours dans le salon. Elle était bien là.

En regardant par la fenêtre qui donnait sur le jardin, j’ai pu apercevoir la seconde qui trônait fièrement au cœur des plants de tomates. Mais quand je suis redescendu, elle avait disparu, à ma grande stupeur.

Depuis ce jour, des portes ont surgi et se sont effacées régulièrement autour de moi, tandis que d’autres sont restées à leur place.

J’ai rapidement développé une forme d’obsession autour de ce phénomène que j’étais seul à expérimenter. Après de nombreuses journées à prendre des notes, à ouvrir des portes et à en laisser d’autres closes, j’ai fini par comprendre la logique qui se cachait derrière, à défaut d’en saisir le (bon) sens : toutes les heures, une nouvelle porte apparaissait près de moi. Si je ne la poussais pas, elle s'évanouissait au bout de dix minutes. Si au contraire j’entrais, côté blanc, je retournais dix minutes dans le passé, au moment même où la porte était apparue. Ce «portail temporel» demeurerait au même endroit et me permettrait de me rendre dans mon passé ou dans mon futur pour reprendre le cours de ma vie où je l’avais laissé… pour autant que je me rappelle quelle porte menait à quel point précis de mon existence.

Quant au côté noir, je n’ai jamais osé le franchir, de peur de tomber dans les limbes et me perdre à jamais.

Passé l’excitation du début, j’ai commencé à saisir le côté pervers de ces sauts dans le temps. Un exemple : à la moindre petite erreur, je revenais en arrière pour ne pas la reproduire. Mais s’il m’arrivait d’en commettre une plus grave encore à la place, j’optais pour un retour à la situation initiale. Les portes ont fini par encombrer mon existence et mon esprit. Je ne vivais plus vraiment, je passais mon temps à colmater ma vie, à réparer mes bêtises.

Je courais droit à la folie si je continuais dans cette voie à faire des allers-retours..

Je pris alors la décision de mener une vie normale en laissant les portes apparaître et disparaître les unes après les autres, sans y toucher.

Durant ma vie adulte, j’ai tout de même fait appel au mécanisme deux fois, dans des cas de force majeure.

La première, quand mon épouse a été renversée par une voiture, juste sous mes yeux. En revenant dix minutes plus tôt, je lui ai évité une mort atroce. Elle n’a jamais rien su de ce petit saut en arrière qui lui a sauvé la vie.

La seconde, quand mon épouse m’a trompé avec un autre homme. Je me souviendrai toujours de ses mots : «Tu sais, tu peux partir quand tu veux…» Elle ne croyait pas si bien dire, j’ai suivi son conseil, je suis parti dans mon passé. En revenant vingt ans avant, j’ai pu éviter de la rencontrer, de l’aimer, de me marier avec elle, de souffrir à cause d’elle. Elle ne saura jamais rien de ce grand bond en arrière qui m’a sauvé la vie.

J’ai dû repartir de très loin, reconstruire ma vie depuis l’âge de dix ans en tentant de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Bien sûr, j’en ai commis d’autres à la place, mais je suis heureux maintenant.

Enfin, j’étais heureux... jusqu’à maintenant.

Car depuis quelques jours, les portes ne disparaissent plus, alors que je ne les pousse même pas.

Au contraire, elles s’accumulent, se multiplient autour de moi de manière anarchique, partout où je me rends.

J’ai dû quitter ma maison qui en est pleine, et je dois fuir. Mais pour aller où ? Dès que je reste quelques heures au même endroit, je me retrouve encerclé par des portes, elles font de ma vie un enfer !

Ce matin, j’ai croisé un sans-abri, j’ai décidé de lui déballer toute mon histoire, depuis le début, depuis que j’ai soufflé les bougies de mes dix ans. C’était la première fois que je me confiais, ça m’a fait un bien fou. Sobrement, il a murmuré ce conseil :

«Je crois qu’il est temps pour toi de partir»

Et là, j’ai compris.

Le côté noir de la porte.

Ma seule issue.

Avec appréhension, je m’engouffre dedans...

...et me retrouve allongé sur un lit.

Dans le noir. Je reconnais une voix familière :

«Alors, c’était comment ?»

Comme je ne réponds pas, la voix poursuit :

“Ça fait une heure que je te propose de quitter le jeu, pourquoi as-tu attendu tout ce temps ?"

Je laisse passer quelques instants pour me remettre de mes émotions, et retire mon casque de réalité virtuelle. J'ai du mal à réaliser ce que le chef de projet technique vient de me dire.

  • Une heure, tu dis ?
  • Oui, je t'ai appelé à plusieurs reprises. J'étais inquiet, tout ce temps à te voir immobile et sans réaction, c'est long crois-moi, j'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose...
  • Eh bien figure-toi que j’ai l’impression d’avoir passé une quarantaine d’années là-dedans. Côté immersion, ça fonctionne du tonnerre, au point que j'ai perdu conscience d'être dans un jeu ! Par contre, faut que tu ailles tirer les oreilles du développeur qui a programmé l'apparition des portes de sauvegarde. Il doit réduire la fréquence, et surtout corriger un bug majeur : A la fin, elles se sont multipliées de façon incontrôlée, c'est pour ça que j'ai dû partir. En tout cas, on est sur la bonne voie, on va pouvoir rassurer les investisseurs : dans quelques mois, notre simulation de vie virtuelle se vendra comme des petits pains ! "

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