66. La chance tourne

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Fort heureusement, le coup sur la tête ne l’avait pas tué. Le président du Jusawi commençait lentement à reprendre connaissance. Il grimaçait. Son sang avait coulé et coulait encore, depuis la longue plaie ouverte au sommet de son crâne, s’ajoutant à la trace écarlate qui repeignait son menton. Qu’est-ce que cela peut saigner la tête ! Le liquide écarlate souillait son visage, son cou, sa chemise, les draps du lit et la moquette sur laquelle ils l’avaient trainé.

Hyuna s’avança et s’accroupit devant lui, pour que les premières choses qu’il vit, en retrouvant sa conscience pleine, soient ses yeux à elle.

— Bloque la porte, s’il te plait, demanda-t-elle à Jayu, doucement, pour que sa voix ne trahisse pas la présence d’une intruse dans la chambre du président.

Le ladyboy venait de revêtir sa culotte et de descendre sa robe de gala sur ses cuisses. Il s’exécuta en faisant glisser une lourde commode sur la moquette, pour la mettre devant l’entrée. Il lui faudrait un peu de temps, car le meuble pesait plus que son propre poids. Malgré tout, en prenant appui sur ses pieds, il allait pouvoir y parvenir, espéra-t-elle. Au pire, elle irait lui donner un coup de main. Mais pas tout de suite. Dans l’immédiat, elle observait le visage de Baehyun. Les yeux de l’homme s’ouvrirent en grand, roulèrent dans leurs orbites, passèrent de Hyuna à ce qui l’entourait : le lit, Jayu en plein effort, puis ses propres jambes étendues devant lui. Baehyun s’agita et grogna. Il semblait prendre conscience de tout en même temps : de son mal de crane, de ses mains et de ses pieds liés, de son cul sur le sol et de son bâillon qui étouffait ses cris. Hyuna avait remarqué la blessure sur la langue et avait pris du plaisir à la lui emprisonner derrière un bâillon. Elle aimait l’idée qu’il savoure son propre sang, digne avant-gout de ce qui l’attendait.

Il tenta plusieurs fois d’appeler à l’aide. À chaque grognement de bête acculée, Jayu répondait par un cri efféminé, une simulation de l’acte sexuel. Si les gangsters entendaient les râles de leur patron, ils les prendraient pour des gémissements de plaisir.

Baehyun beugla, tira sur ses liens, puis chercha à rouler sur lui-même pour se redresser. Hyuna abattit son pied sur son ventre et il grogna. Nouveau soupir d’extase tout ce qu’il y a de plus convaincant de la part du ladyboy. Ensuite, Hyuna secoua son Canik Shark sous le nez de Baehyun, tout en souriant. En voyant l’arme à feu, le gangster se raidit, cessa de se débattre et regarda enfin la jeune femme brune. Elle plongeait ses yeux dans les siens, attendait qu’il la reconnaisse. Elle patienta, un temps qui lui parut une éternité, scrutant intimement l’œil de son ancien bourreau. Elle n’y décela aucune trace de discernement, rien d’autre qu’un vide hagard.

— Tu ne vois pas qui je suis ? dit-elle avec dégout.

Il fit un signe de tête de la droite vers la gauche.

Elle n’avait pas imaginé qu’il puisse ne pas la reconnaitre, même après tout ce temps. Elle avait pensé à lui tous les jours, depuis douze ans. Et lui, en retour, l’avait si facilement oubliée. Elle trouvait ça injuste. Elle aurait aimé qu’il se soit souvenu, que ses nuits soient hantées par les personnes auxquelles il avait nui. Il n’aurait pas ressenti de culpabilité - elle savait qu’il en était incapable -, mais il aurait eu peur en repensant à tous ces gens qui avaient de bonnes raisons de souhaiter sa mort. Et parmi ses âmes, elle aurait eu sa place : Hyuna, la jeune fille dont il avait tué la mère, celle qui avait tout vu et qui lui avait échappé, celle dont il valait mieux ne pas recroiser la route. Oui, elle avait cru qu’il aurait repensé à elle. Il n’en été rien.

— J’ai peut-être beaucoup changé, trop… Je n’étais qu’une gamine la dernière fois que tu m’as vue. Tu ne vois toujours pas ?

Il appuya son regard sur elle, balaya plusieurs fois la surface de son visage, mais il n’avait toujours pas l’air de comprendre.

— Vraiment ? Réfléchis bien ! Regarde bien ! Je ne ressemblerais pas à une autre femme, une femme morte, il y a douze ans, que tu as tuée, il y a douze ans ?

Elle resserra son poing sur son Canik Shark, les yeux de Baehyun tressaillirent, il venait de comprendre. Il dit un mot, le tissu qu’il avait contre la langue empêcha sa distinction, mais Hyuna savait. Il venait de marmonner : « Minji », le prénom de sa mère.

— Sais-tu qui je suis, maintenant… beau-papa ?

Il acquiesça. Ses yeux s’agitèrent en tous sens, semblant chercher une issue de secours.

Jayu venait de déplacer cet immense meuble devant la porte, cela retarderait l’intervention des gardes, si elle avait lieu. Baehyun devait comprendre cela. La peur commençait sûrement à distiller son action corrosive dans ses viscères. Il prenait conscience de la réalité : Hyuna n’allait pas l’enlever, pas l’interroger, pas négocier. Elle était venue prendre sa revanche, sa vie. Et selon toutes les apparences, elle était bien partie pour y parvenir.

Malgré la peur, le chef de gang la fixa avec rage et marmonna quelque chose derrière son bâillon. Baehyun avait toujours aimé parler. Il adorait qu’on l’écoute. Il aurait voulu marchander, insulter et supplier. Le connaissant, il avait dû imaginer mille fois mourir entre les mains de ses ennemis. Il avait dû s’inventer des adversaires nombreux, forts, certainement pas une femme et un ladyboy. Baehyun avait sûrement prévu un petit discours, un mot d’adieu équivoque, qui glorifierait ses derniers instants et réduirait ses assassins à un rôle secondaire. Hyuna ne lui laisserait pas le plaisir de formuler ses dernières volontés. Il allait crever sans choisir la manière, sans contrôler les évènements, muet et pitoyable. C’est elle qui presserait sur la détente. À la toute fin, c’est son visage à elle qu’il verrait en expirant, une femme qui avait hérité des traits de Minji. C’est pour avoir abusé d’une gamine et pour avoir battu sa fiancée qu’il allait mourir ; pour des crimes de lâche et de porc, n’ayant rien à voir avec son succès dans la pègre.

Sans avoir besoin de se retourner, Hyuna sentit que Jayu s’avançait vers elle. Elle resta accroupie au-dessus de sa proie.

— Nos arrières sont couverts, ne trainons pas, dit-il.

— J’attends ça depuis douze ans, opposa la jeune femme, tu ne crois quand même pas que je vais bâcler ma vengeance avec une balle dans la tête !

— Plus nous restons ici, plus nous prenons des risques, rappela l’adolescent.

Hyuna souffla. Il avait raison.

— Va chercher sa veste, celle de Baehyun, ordonna-t-elle.

Jayu s’exécuta, ramassa le perfecto et le tendit à sa protectrice. Elle en fouilla chacune des poches, avant de trouver ce qu’elle cherchait. Elle sortit un objet, invisible, car dissimulé au creux de son poing, derrière ses doigts repliés. Baehyun suivait chacun de ses mouvements. Il avait chassé de son visage les traces de surprises et de peur, pour revêtir une expression plus digne, arrogante et pleine de mépris. Hyuna ne se laissa pas abuser, elle avait le dessus. Elle prit son temps pour ouvrir lentement la main devant lui. Un dé de jeu rouge, parfaitement semblable à celui qui avait orchestré les petits jeux de son beau-père. Il était même probable que ce soit réellement le même. Baehyun était suffisamment superstitieux pour l’avoir gardé sur lui tout ce temps. Paradoxalement, Hyuna jubilait de le retrouver. Elle l’avait haï, grandement. Elle le détestait encore. Mais le posséder, en devenir à son tour la maitresse, retourner le jeu contre celui qui l’avait inventé, tout cela avait un symbolisme parfait. Sans cet objet, il aurait manqué quelque chose à sa vengeance.

— Tu te souviens, n’est-ce pas ? vérifia-t-elle.

Le chef de gang resta insondable.

— Un six et tu couches avec moi. C’étaient les règles de ton jeu. « Ce n’est pas moi qui décide, c’est la chance. », c’est ce que tu répétais. Nous allons voir si la chance sera de ton côté, ce soir.

Hyuna plaça un oreiller sur le genou de Baehyun, puis enfonça le canon de son Canik Shark dans la mousse à mémoire de forme. Elle vit son ennemi serrer les dents et tenter de se redresser. Jayu vint s’assoir sur l’une de ses épaules pour le maintenir en position couchée. De sa main libre, Hyuna laissa rouler le dé sur le sol. Les yeux suivirent son déplacement. Le cube fit quatre et Baehyun cessa de se débattre.

— Tu as de la chance, on dirait bien, cracha la jeune femme, avant de changer de genou.

Pendant que le dé roulait, une seconde fois, chacun retenait sa respiration. Des tics nerveux secouaient le corps du hors-la-loi

Six. Baehyun laissa échapper un cri lorsqu’il découvrit le résultat. Il tenta de se débattre, mais une balle lui explosa le genou. Il hurla si fort,que Hyuna eut peur que les faux cris de Jayu ne suffisent pas à tromper les hommes de main. Elle déplaça l’oreiller sur le visage du supplicié. Sur celui-ci toutes les veines enflaient grossièrement. Il remuait en tous sens, arquant son dos, frappant des pieds.

— M. Lee !? Est-ce que tout va bien ?

— Oh, c’est bon ! Nous allons bien, cria Jayu.

Mais Baehyun redoubla d’efforts et ses plaintes alertèrent les gardes.

— Bae !? Dis-moi clairement si tout va bien !

— On file ! ordonna Jayu.

Elle n’en avait pas envie. Pas si tôt !

— Hyuna !

La poignée de la porte s’ébranla et les hommes de main crièrent. La jeune femme n’eut d’autres choix que de se ranger de l’avis de son protégé. Sa vengeance prenait fin.

À contrecœur, elle se redressa, dominant Lee Baehyun de toute sa hauteur. Elle parla, sans chuchoter. Sa voix dépassant les plaintes des renforts et les coups de la porte dans l’obstacle qui en empêchait l’ouverture.

— C’est pour moi et pour ma mère, sale porc !

Elle lança l’oreiller derrière elle et leva le Canik Shark sur son ancien beau-père. Elle déchargea sur lui, une série de tirs. Les impacts transpercèrent les chairs du président du Jusawi. Ils lui ouvrirent d’abord le ventre, dévastèrent ses entrailles. L’homme gémit jusqu’à ce qu’une balle atteigne son cou et ne l’achève. Hyuna tira ensuite plusieurs fois dans le visage du mort, jusqu’à ce qu’il ressemble à une bouillie de pastèque. Elle termina par une salve généreuse sur les parties génitales. La gâchette cliqua sous son index et, là seulement, chargeur à sec, elle abaissa son arme. Elle prit le temps de contempler le cadavre mutilé, son sang et de souffler :

— On y va.

Les gardes vociféraient, conscients de la situation. Ils avaient beau pousser sur la porte, elle restait coincée par le meuble, lui-même retenu par le tapis qui formait un accordéon à ses pieds. Les gangsters poussèrent plus fort encore. Le meuble glissa, entraina le tapis et le lit. La porte était à présent entrebâillée de deux centimètres. Jayu se précipita pour attraper une chaise. Il courut sur le lit et la calla entre le mur et le sommier. Cette fois, ils ne pourraient ouvrir cette porte qu’en la défonçant à la hache.

— C’est bien, on y va, dit Hyuna.

— J’arrive.

Son compagnon alla prendre son petit sac à paillettes, sa perruque, et disparu à quatre pattes dans l’âtre de la cheminée. Hyuna le seconda. Elle ne savait pas si les hommes de Baehyun présents ce soir-là avaient connaissance du passage secret. Elle prit donc le temps de se retourner et de refermer derrière elle les deux panneaux de fer. En entrant, les hommes ne verraient pas le tunnel. La disparition des meurtriers paraitrait surnaturelle.

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